Ecrit à l’âge de trente-deux ans,
Feux est sans doute le livre le plus
incandescent de Marguerite Yourcenar. Conçu comme un redoutable moteur à deux
temps, il lui permet à la fois d’épancher sa souffrance amoureuse et de revisiter
les grands mythes tragiques, en recourant à ce qu’elle nomme, dans sa préface,
une « violence cabrée », mariage de termes que Genet n’aurait sans
doute pas renié. Dédié à l’amour fou, imprégné de Valery et de Cocteau mais
dressé contre la Grèce « parisianisée » de Giraudoux, profondément expressionniste
et baroque par son style, croisant les époques comme autant de lames
susceptibles d’éclairer de leurs farouches étincelles l’antique et le moderne, Feux est avant tout la face cachée de la
mythologie féminine, pour ne pas dire féministe.
Traquant la haine dans l’amour, la
passion dans le désarroi, la solitude dans le pouvoir, Yourcenar alterne des
chapitres consacrées à des figures déchues avec de brefs interludes où la
formule tente de cerner des déchirures plus personnelles :
« Il n’y a pas d’amours stériles. Toutes les précautions n’y font rien. Quand je te quitte, j’ai a fond de moi ma douleur, comme une espèce d’horrible enfant. »
Parmi les figures évoquées, on
trouve bien sûr des femmes – Phèdre, Antigone, Léna, Marie-Madeleine,
Clytemnestre, Sappho – mais également des hommes – Achille, Patrocle et Phédon.
Animés d’une insolence réjouissante, les neuf récits tragiques réorchestrés par
Yourcenar permettent d’entendre une autre voix, une voix nouvelle, à la fois
blessée et rebelle, où la femme apprend à se définir autrement qu’en lien avec
la volonté masculine, et puise dans les méandres de sa subjugation la force de
s’émanciper – par la violence, le meurtre, mais aussi la fuite, le mépris. Souvent
suicidaire, la femme ici mise en scène a aussi des comptes à rendre. Phèdre
refuse « le monde de formules où se cantonne » Thésée ; Antigone
« tourne le dos à la basse innocence qui consiste à punir » ; Léna
se coupe « la langue pour ne pas révéler les secrets qu’elle [n’a]
pas. » Quant à Marie-Madeleine, elle livre sa version du calvaire comme on
narre un amour sans retour, après avoir compris qu’elle représentait aux yeux
de son époux
« la pire faute charnelle, le péché légitime, approuvé par l’usage, d’autant plus vil qu’il est permis d’y rouler sans honte, d’autant plus redoutable qu’il n’encourt pas de condamnation. »
Mais c’est sans doute avec
Clytemnestre que Yourcenar va le plus loin. Dans « Clytemnestre ou le
crime », l’épouse d’Agamemnon parle à la première personne, et parle
devant des Juges. Les premières lignes évoquent puissamment ces plan du Jeanne d’Arc de Dreyer où les hommes
assemblés pour juger sont cadrés comme des éclats de haine :
« J’ai devant moi d’innombrables orbites d’yeux, des lignes circulaires de mains posées sur les genoux, de pieds nus posés sur la pierre, de pupilles fixes d’où coule le regard, de bouches closes où le silence mûrit un jugement. »
Confessant sa totale soumission à
son époux – « J’ai consenti à me
fondre dans son destin comme un fruit dans une bouche » –, puis
délaissée, le sachant conquérant et infidèle, elle se console sans joie auprès
d’Egisthe, consciente qu’à son retour Agamemnon
« trouverait sur le seuil une espèce de cuisinière obèse ; il la féliciterait du bon état des basse-cours et des caves ; je ne pouvais plus m’attendre qu’à quelques froids baisers. »
Alors, refusant ce rôle éternel
rédigé de toute éternité par les hommes, Clytemnestre décide de passer à
l’acte, non dans un pur esprit de vengeance, mais afin que son époux l’affronte
à l’heure de l’abattage :
« […] je voulais au moins l’obliger en mourant à me regarder en face : je ne le tuais que pour ça, pour le forcer à se rendre compte que je n’étais pas une chose sans importance qu’on peut laisser tomber, ou céder au premier venu. »
Enfin, commentant son crime et ce
qu’on en a dit, elle a ces paroles définitives :
« On a parlé de flots rouges : en réalité, il a très peu saigné. J’ai versé plus de sang en accouchant de son fils. »
Face à la justice frelatée des
hommes exsangues, se dressent, souveraines à défaut de puissantes, les femmes enflammées de Feux.
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Marguerite Yourcenar, Feux, Gallimard/ L’imaginaire, 10 €
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