Il y a peu de chances, cette
fois-ci, pour qu’un directeur de fonds monétaire s’amuse à faire interdire une
œuvre de l’esprit. Gageons donc que le probe et ithyphallique DSK laissera
tranquille le nouveau roman de Régis
Jauffret, Cannibales. Rien ne
devrait l’offenser personnellement dans ces pages consacrées à l’échafaudage
d’un improbable infanticide, perpétré par une mère et une amante sur la
personne d’un certain… Geoffrey (qui se prononce comme il s’entend). Sauf bien
sûr à tiquer en lisant ces passages où l’auteur, qui sait accommoder comme
personne les ingrédients de la tragédie grecque à la sauce Guignol, donne la
parole aux femmes.
Certes, le féminisme de Jauffret est d’un calibre un peu
spécial, et il manie la répulsion avec l’art consommé d’un jongleur de
grenades. D’ailleurs, ainsi que le lecteur s’en apercevra, bouffer son fils
n’est pas si évident, sans doute parce que les puissances de la dévoration ont
déjà commencé leur travail. Les deux héroïnes de ce roman sont-elles, d’ailleurs,
des apprenties anthropophages ? L'action se passe à Cabourg, rappelons-le, c'est-à-dire nulle part. La chair molle du mâle, elles
l’accommodent de son vivant, laissant la venaison de la vérité avoir raison de
ses ultimes cabrioles :
« Si on les laissait faire [les hommes], si on laissait en roue libre passer le temps, on deviendrait pour eux une putain désintéressée, adorant le ménage, leur ouvrant les portes comme un gentleman, une cuisinière de haute école, une chambrière retapant le lit, changeant les draps en chantant, une gentille beauté distribuant comme des baisers son pardon à chaque vexation, une vierge rayonnante de pureté quand ils nous promènent dans leur famille, une belle salope les jours où ils rentrent de leur travail émoustillés par une vidéo visionnée entre une réunion et un rendez-vous avec un client obsédé de ristournes et de gestes commerciaux. »
Le fait est que Jauffret aime à
s’écarter de la narration, ou plutôt à écarter la narration, comme on arrache
la peau pour mieux voir les os, et ce afin de laisser les voix et les corps se
vautrer dans la rouerie de l’existence. Semant à dessein la confusion dans
l’esprit du lecteur quant à la réalité de certains épisodes, faisant du récit
épistolaire non le lieu et l’espace d’un échange mais la nasse où piéger les
désirs et les fantasmes (« Déjà la métaphore ronge nos lettres […] »),
l’auteur de Cannibales prend une fois
de plus un cuisant plaisir à conspuer le matador ordinaire :
« Il faut les adorer [les hommes], autrement ils boudent, se dénigrent, nous montrent leur faiblesses pour nous attendrir, nous convaincre qu’ils sont des ratés, des rebuts, des malles poussiéreuses remplies d’échec, de désillusions, de défaites. Ils nous croient bouleversées, prêtes à boire leur amertume ou s’en pourléchant comme d’un verre de beaumes-de-venise et plus amoureuses encore après avoir dégusté les eaux usées de leur orgueil. Un amour désormais compassionnel, apitoyé, vraiment merveilleux car alors nous les aimerons tout entiers jusque dans les recoins les plus abjects de leur personne, nous adulerons cet homme effondré que nous trouverons plus charmant encore que le héros qui nous avais séduites. »
Tous les romans de Régis Jauffret
sont des asiles de fous, des abattoirs d’opérette, mais les portes et les
fenêtres sont restées ouvertes, et l’on ne sait jamais trop en s’y hasardant si
l’on est encore visiteur ou déjà patient. Ici, deux amazones mitonnent un
festin. Le petit coq humain rissolera-t-il ?
Qu’importe. Chaque page du livre est un billot, et le lecteur ne peut faire
autrement que lécher le couperet.
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Régis Jauffret, Cannibales,
éditions du Seuil, 17 €
Décidément, cet air vaguement dantequien. Non.
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