mercredi 28 septembre 2016

Le rêve enfin traduit d'Arno Schmidt

Comme le savent tous les lecteurs d'Arno Schmidt, lire ses livres, c'est entrer dans une langue inédite, réapprendre à lire à l'aune d'une pensée fulgurante, fonctionnant dans l'épars, trafiquant l'humour, grosse d'un passé littéraire foisonnant et tutoyant la tradition pour mieux lui faire rendre gorge. Et tous les lecteurs de Schmidt savent que cette œuvre impressionnante est dotée d'un horizon indépassable, j'ai nommé Zettel’s Traum, publié en 1970, qui est LE grand livre d'Arno Schmidt. Hélas, il n'a pas encore été traduit en français. (Peut-être la traduction est-elle en cours, on l'espère du moins. Ne pas publier Zettel's Traum, ce serait comme publier tout Joyce sauf Finnegan's Wake.)

Le lecteur anglo-phone pourra, en attendant, se fier au génie de John E. Woods, qui vient de traduire en anglais Zettel's Traum pour les éditions Dalkey Archive, sous le titre Bottom's Dream. (Je n'ai pu évidemment résister et j'ai commandé la Bête, que j'ai reçue hier. Le livre est absolument superbe, tant par le soin apporté à sa fabrication (reliure toilé, taille monumentale rappelant les premières éditions à tirage limité des romans de Jean Genet, mise en page époustouflante…) Riche de 1496 pages, il pèse pas moins de cinq kilos six cent grammes. Format 27 cm x 35 cm. Epaisseur: 8,7 cm. Mon facteur avait du mal à croire qu'il s'agissait d'un livre…) Ah, petit détail: il comporte 1 325 000 mots. Et il a été tiré à 2000 exemplaires (avec une première mise en place de 1000 exemplaires).

John E. Woods est un traducteur souvent primé.  Il a traduit Thomas Mann, Ingo Schulze, Christoph Ransmayr, Döblin, Grass, … et Arno Schmidt. Il a reçu deux fois le Prix de la traduction du PEN, une fois pour son édition du Parfum de Patrick Süskind et une autre fois pour Soir bordée d'or, de Schmidt. Pour Woods, l'intradusible est un défi lancé à un fou… Voici ce qu'il disait dans un interview donné à la revue Context:
"La traduction, comme je le dis souvent, est une impossibilité. Chaque langue est unique. Aussi un traducteur affronte cette impossibilité à chaque fois, avec chaque auteur, chaque phrase même. […] Arno Schmidt n'est qu'un autre cas d'impossibilité. La densité de sa prose est sui generis, même en allemand, une langue qui peut être d'une densité intimidante. Et puis il y a les jeux de mots, la dance des références littéraires, l'humour rabelaisien, le tout imbriqué dans ce que j'aime appeler "des contes de fées pour adultes". En ce cas, que fait un traducteur? Il met son bonnet de fou du roi et joue et danse en espérant amuser."

Woods dit aussi, toujours à propos de la traduction: "C'est dangereux, et ça devrait être interdit." Pour résumer le processus de traduction, Woods a eu cette phrase définitive, à déguster avec hilarité: "Là où l'auteur a créé un pré magnifique avec vaches, un paysage digne d'un maître hollandais, moi je vous propose un très bon steak." Ma foi, des steaks de cet acabit, on en commanderait volontiers à tous les repas. Surtout quand on sait que Woods a passé plus de dix sur la traduction de Zettel's Dream…

Concernant le livre de Schmidt, on pourra également aller faire un tour (ou dix, ou cent) sur l'excellent site The Untranslated, qui s'attache aux ouvrages encore non traduits en anglais. L'auteur du site s'est livré à une lecture passionnante et minutieuse du chef d'œuvre de Schmidt, Schmidt qui disait ceci à propos de son entreprise titanesque:

“Je laisse aux rimailleurs patentés le soin de décrier la primauté de la prose et je les laisse croire que “le nec plus ultra” sera toujours un beau poème. Je ne sais pas mais il me semble que les choses sont un peu moins évidentes. Je crois qu’une vaste oeuvre romanesque, à laquelle un auteur des plus talentueux, un “aner myrionous”, quoi qu’on ait voulu dire par là, consacre une décennie voire deux de son existence unique, a plus d’importance aux yeux du lecteur que le sonnet le plus éthéré du plus verruqueux des tailleurs de mots. Car le lecteur, à juste titre, en veut pour son argent, et c’est une évidence.”



Ah, j'oubliais! De quoi parle le livre de Schmidt? Oh c'est assez simple, c'est l'histoire de deux traducteurs et de leurs jeune fille qui rendent visite à un universitaire pour qu'il les aide à interpréter les écrits d'Edgar Allan Poe…


9 commentaires:

  1. Ça doit être pratique dans le métro.

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  2. Comment traduiriez-vous le titre de l'ouvrage ? Rêve d'en bas ? Il me semble qu'en allemand zettel signifie "bout de papier" ou"feuille".
    Rêve de papier ?
    Mais cela sentirait un peu le cliché...
    Ou faut-il entendre bottom dans son sens plus anatomique ?

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    1. La référence est double:

      1) Schmidt a effectivement rédigé la plupart du livre (comme c'est également le cas avec ses autres ouvrages plus tardifs comme "Abend mit Goldrand" ou "Julia oder die Gemälde") en utilisant un système de fiches, de "Zettel".

      2) L'autre référence est plus difficile à saisir pour un lecteur non-germanophone. "Zettels Traum" s'ouvre avec une citation de Shakespeare, plus précisément de sa pièce "A Midsummer Night's Dream". La citation en question en est une du personnage Nick Bottom, le "weaver". D'où le titre de la traduction de Woods, "Bottom's Dream". Or, dans la traduction allemande de la pièce (par Christopher Wieland en 1762), le nom du personnage de Bottom, est traduit par "Zettel"...

      Impossible donc, ou très difficle de rendre la subtilité du "pun" de Schmidt en traduisant le titre vers le français. J'avais pensé à "Rêve de fiches", "Fichu rêve" voire très classiquement "Le Rêve de Bottom".

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  3. 66€ de bonheur, quand même. Pas si cher au poids...

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  4. Les 2 kilos des ÉTATS DU MONDE D'ONUMA NEMON viennent d'être publiés. C'est un beau livre ? ! http://mettray-editions.com/

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  5. "la dance des références littéraires", faute de frappe ou pas, c'est marrant parce que du coup le mot est écrit comme en anglais, me voilà à vérifier un truc dans le dictionnaire, je vois le mot "dancing", et je réalise que ce blog est un dancing, et je m'en fous complètement que le mot est désuet, à toute heure ça danse ici, les idées, les corps, les mots...
    (jamais dansé le Arno Schmidt alors bien aimé regarder deux-trois pas ici).
    D.

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  6. Super billet. Je suis content de voir que je ne suis pas le seul francophone à m'intéresser au monstre qu'est Zettel's Traum. Je dévore moi-même avec intérêt la traduction de Woods qui m'aide franchement à saisir le fond du texte auquel je me suis malgré tout attaqué à plusieurs reprises (souvent sans grand succès) ayant fait ma Germanistik au premier cycle.

    J'ai, plus par plaisir qu'autre chose, traduit la première page de Zettel's Traum il y a quelques mois de cela. Il y a longtemps que je projette l'envoyer à la Arno-Schmidt-Stiftung, mais je paresse et remets toujours au lendemain...

    Quoiqu'il en soit, bonne lecture!
    Salutations québécoises.

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  7. Génial !
    La version allemande est en soi un plaisir gravitique, tactile et surtout (typo)graphique. Quant à y pénétrer, pour un germanophone niveau A0, impossible.
    J'attends, avec un espoir très limité, une hypothétique traduction en français - quel dommage que Claude Riehl ait jeté l'éponge.
    En attendant, sus donc à la version anglaise.
    François Barbier

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  8. Vraiment, je doute que Schmidt ait été beaucoup lu par les écrivains français. Et je ne crois pas qu’il ait eu une influence. Sur les textes de ceux qui écrivent aujourd’hui un peu différemment de ce qu’attend la commande médiatique et marchande, on voit assez bien les marques (souvent délavées) de Beckett et de Duras ; le souvenir aussi de Gertrude Stein, de Thomas Bernhard. Mais Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt). Le seul, à ma connaissance, qui serait effectivement « schmidtien » (mais je ne sais pas s'il a lu Arno Schmidt), c’est le très remarquable Hubert Lucot – dont la prose narrative poursuit effectivement un effort semblable d’élucidation de l’expérience (le souvenir) et d’invention de formes (lexicales, syntaxiques, typographiques...) adéquates à cet effort. Mais Lucot est plus... français: plus stylistiquement maniériste, plus psychologique, plus obsédé par le nombril autobiographique, et (aujourd’hui, en tous cas) plus politiquement déclaratif.1Ou: «formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience » (in Calculs, 1, 1955)
    Christian Prigent
    Comme vous vous plaignez que personne... Nemon... parle d'Onuma Nemon et des états du monde. Vous devriez en parler... Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt)lu Schmidt mais quand ?
    Et Monsieur Lucot ? Pauvre Hubert Lucot !

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