mardi 24 mai 2016

Le lecteur, tel un sarcopte creusant des sillons dans sa peau de vieille lumière

© Natalia Dumitrescu
Il existe une espèce de confrérie secrète des chefs-d'œuvre méconnus. Ils n'aspirent pas tant à la lumière qu'à l'infiltration délicate de cercles de lecteurs attentifs, qui se les passent sans bruit, portés par la conviction de détenir non seulement un perle rare, une pièce maîtresse, mais également une part de mystère, un élément secret dans un édifice à jamais dispersé. A l'ombre des mastodontes reconnus et comblés de gloire, ces livres creusent des tunnels, déforment les poches et surnagent sur les piles. On pourrait citer, parmi des dizaines, Lithium pour Médée, de Kate Braverman (éd. Quidam), Aventures dans l'irréalité immédiate, de Max Blecher (Nadeau, puis L'Ogre), La montagne morte de la vie, de Michel Bernanos, Simples mortels de Philippe de la Genardière (Actes Sud/Babel)… Ce sont bien sûr des palmarès personnels, d'autant plus intimes qu'on en hérite à la faveur d'amitiés, de rencontres.

Il y a peu, de passage à Pau, le libraire, voyant que je tournais autour du dernier livre de Mircea Cărtărescu, paru chez POL, attira mon attention sur un précédent ouvrage du même auteur, disponible en Folio SF. J'hésitai un peu – mais pas longtemps: hésiter devant un libraire revient presque à lui manquer de respect. Je n'avais pas lu de "SF" depuis un bail, et me demandais bien pourquoi le libraire voulait que j'achète ce poche plutôt que la pimpante nouveauté parue chez POL. Mais comme j'ignorais tout de l'auteur, sinon qu'il était roumain et comparé à Borgès, je me laissai convaincre.

J'ai appris depuis que ce livre – Orbitor – était le premier volume d'une trilogie, parue chez Denoël. Tant mieux. Je ne sais pas ce que valent les deux autres pans de cette cathédrale, mais je suis bien obligé de reconnaître que ce jour-là, le libraire palois – appelons-le Nicolas, et imaginons que sa librairie s'appelle L'Escampette – m'avait bel et bien refourgué de l'or, que dis-je? de l'uranium!

Comment vous en convaincre? Eh bien, en faisant ce que font ces livres rares et si souverains que la gloire ne leur est même pas nécessaire pour infuser leur prodigieux venin dans nos cœurs. En vous recopiant l'extrait suivant, qui devrait déclencher chez vous ce cher stimulus appelé à vous ruiner: l'achat imminent.

C'est parti – admirez la langue du traducteur, qui a dû trimer/jubiler…
"Et aujourd'hui, alors que je suis au milieu de l'arc de ma vie et que j'ai lu tous les livres, y compris ceux qui sont tatoués sur la lune et sur ma peau et ceux qui sont écrits à la pointe de l'aiguille au coin de mes yeux, alors que j'en ai assez vu et eu, que j'ai systématiquement déréglé tous mes sens, que j'ai aimé et haï, que j'ai érigé des monuments d'airain impérissables, que j'ai attendu sous l'orme le divin enfant en mettant longtemps à comprendre que je n'étais qu'un sarcopte creusant des sillons dans sa peau de vieille lumière, alors que les anges peuplent mon cerveau tels des spirochètes, que j'ai goûté à toutes les délices du mode et qu'avril, mai et juin s'en sont allés, aujourd'hui, alors que sous l'anneau ma peau se desquame en millier de feuilles de papier bible, aujourd'hui, en ce vivace et absurde aujourd'hui, j'essaye de mettre du désordre dans mes pensées et de lire les runes des fenêtres et des balcons pleins de linge humide de l'immeuble d'en face qui a coupé ma vie en deux, pareil au nautile qui mure chaque compartiment devenu trop petit pour lui et va se nicher dans un autre, plus grands, sur la spirale de nacre qui résume sa vie."
Voyez comme la phrase elle-même adopte l'organique vivacité du nautile. Ainsi va toute lecture, poursuivant une spirale aux impulsions savantes et nécessaires, vivant le refuge comme une aventure, inventant les formes à mesure qu'elles naissent et renaissent.

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Mircea Cărtărescu, Orbitor, traduit du roumain par Alain Paruit, Denoël, puis Folio SF

4 commentaires:

  1. Une fois encore, mon libraire vous remercie (et mon banquier m'appelle, énervé).

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  2. Pas d'inquiétude, les deux autres pans de la trilogie sont également extraordinaires.

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  3. Moi, c'est Hugues Robert qui m'a fait connaître cet extraordinaire écrivain; je me suis précipité sur "Orbitor" (à propos duquel, n'ayant pas ton talent, je me suis contenté de ces quelques lignes en guise d'admirative exclamation: "Claque et vertige, ce livre impossible, fou, tordu, hanté, inclassable est de ceux qu’on ne saisit pas, qui ne s’évoquent pas plus qu’ils ne se laissent disséquer: ce qu’il faut, c’est lâcher prise, se laisser aller, et LE LIRE!"), puis sur toute la trilogie (du même niveau, je suis tout à fait d'accord). J'en profite pour chaleureusement recommander aux fans, récents ou plus anciens, "Le Levant" (P.O.L): dans une toute autre veine, c'est largement aussi remarquable!

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  4. Hameçonné par le titre du billet: je reconnais le même passage qu'il y a longtemps de cela j'avais marqué et qui m'avait immédiatement fait me précipiter sur la version originale mise à côté, pour voir d'où sortait tout ça. Et y trouver sensiblement la même chose (déception incompréhensible), sauf le phrasé parfois plus musical mais moins éclatant. Bon, mon roumain n'était peut-être pas là non plus.
    Recommande de même les suivants, qui ne vont toujours nulle part mais peignent très bien.

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