mardi 1 mars 2016

Les années Ernaux et le voile Paris-Match

La vie est faite de morceaux qui ne se recollent pas – paraît-il. Je suis à Casablanca, pour une lecture d'extraits de Crash-test mise en scène par la chorégraphe Marta Izquierdo Muñoz, dans le cadre du festival Carambolage. Dans mes bagages, pour seule lecture – outre Proust – j'ai apporté Les Années d'Annie Ernaux, que j'ai acheté il y a peu dans un Emmaüs (sur les conseils d'Oliver Rohe). Je lis donc le livre d'Ernaux, et le lisant, je découvre deux choses périphériques. D'abord, sur ce livre, au stylo, le précédent lecteur a écrit ceci:
"C. L m'a offert ce livre. Le style curieux m'a emballé car il jette en vrac tous les détails de ma vie. Sans lui, les enfants ne connaîtraient pas l'évolution des vies de 1940 à 2008."
Voici un lecteur qui a tout compris, et ressenti, et su synthétiser le projet d'Ernaux: "jeter tout en vrac", même si, bien sûr, ce "vrac", chez Ernaux, ressort d'une alchimie particulière. C'est un vrac organique et intense, qui suit le temps comme une trace de sang.

Deuxième découverte, toujours dans le livre: glissé entre deux pages, un article de presse découpé dans Paris-Match, signé Gilles Martin-Chauffier, et consacré au livre d'Ernaux. (Oui, c'était l'époque où les lecteurs aimaient glisser des papiers dans les papiers.) L'article en question est négatif. Très négatif. Et très méchant. Il est également mensonger (et con). Il donne l'impression que le livre d'Ernaux est une pure recension clichetonnesque des années d'après-guerre à nos jours. Une sorte de "je me souviens" sans âme, carburant à la citation et au chromo. Or le livre d'Ernaux, qui entremêle un panorama fracturé d'années culturelles, historiques, politiques, sociales avec le rosaire brisé d'une intimité à conquérir est tout sauf un catalogue de moments doux-moments durs. Le travail de composition relève ici d'une mosaïque à la fois magique et instinctive, savante et dévorante, et il s'y tresse des écarts et des semblances, Ernaux commentant, relatant, collant, comparant, distançant, révélant, réinventant l'émotion au prisme permanent du deuil.

Mais Gilles Martin-Chauffier ne voit rien de tout ça. Pour lui, le combat est perdu d'avance. Car Ernaux n'est qu'une "bonne ancienne de 68" et une "groupie de Bourdieu". Oh, vieille droite, comme tes yeux te cachent tes ornières ! Quelle fade et facile façon de rayer le travail en griffant l'auteur.  68 et Bourdieu: ça fait je suppose beaucoup de lecture pour GMC. L'article n'est plus alors qu'une pyrotechnie pathétique, visant à défoncer Ernaux. Mais dans son emportement, Gilles Martin-Chauffier nous offre cette perle:
"De même qu'on n'apprend pas à une vieille musulmane à mettre son voile, on n'enseigne pas à une aussi vieille pro comment faire tourner les pages."
Que veut-il nous dire, exactement? D'où lui vient cette expression forgée? Que cache-t-elle? Il ne pouvait donc pas dire "On n'apprend pas au vieux singe à faire des grimaces"? Non, apparemment. Il remplace donc "singe" par "musulmane" et "grimace" par "voile". L'air de rien. Comme si la langue était anodine et la violence de la rhubarbe. Pourtant, dans le livre d'Ernaux, guère de voile et de musulmane, le sujet est ailleurs, dans le fil du rasoir des ans, et la disparition des images. 

D'où vient alors cette sémillante image? Gilles Martin-Chauffier, qui ne doit aimer ni 68 ni Bourdieu, a eu soudain comme un petit prurit d'imagination assorti d'eczéma proverbial. Et son imagination, au lieu de se porter sur le corpus travaillé au corps (mnésique) par Ernaux, s'est bloquée là, dans cette expression réinventée. Mais cette comparaison de la vieille musulmane et de la vieille pro est édifiante. Elle nous enseigne une chose: celui qui ne pèse pas ses mots est aussitôt pesé par eux. Je ne dirai pas que racisme et misogynie font bon ménage, tant la chose va de soi. Juste que la connerie a tendance, malgré elle, à lever un peu trop facilement le voile. Sur elle-même. Son vide critique.

5 commentaires:

  1. "La vie est fait de morceaux qui ne se joignent pas". Il me semble que c'est le verbe se joindre, chez le Truffaut des "Deux anglaises et le continent" du moins (repris en sample par Jean Bart dans Modern Style). Peut-être qu'à la source, ou ailleurs (sur ce billet, pourquoi pas), on ait eu un vague espoir, vite déçu de "recoller", retrouver une forme complète initiale. Cependant, dans la formulation truffaldienne, point de matrice brisée et non réparable à la Superglue3, ça ne se joint pas dès le départ, ça n'a jamais été lié ni uni.Des bouts. Disparates.
    Quel rapport avec l'essence même du papier, son contenu véritable. Aucun.
    Je ne dis ça que pour le simple plaisir de la réminiscence cinématographico-musicale. Et puis, parce qu'après tout, la vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas.

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    1. le camarade D'Abrigeon est raccord...
      Quant à Martin-Chauffier, il est simplement pathétique; cela dit, être critique littéraire à Paris-Match revient à être critique gastronomique à l'Auto-journal, ou bien...
      sinon, une reprise du Jean Bart, d'extrême-droite (Delon/Hardy) https://www.youtube.com/watch?v=v1NwcUuvLXo

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  2. Play it, Claro. Play your text with body, as time goes by, for the world. Then, come back soon, please. We’ll always have Paris and we’ll always need you over there (you know, just under the rainbow sky).

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  3. Bien ajusté le papier sur Les Années. J'ai fait découvrir ce livre voilà quelques années à une vingtaine de personnes adhérant à un cercle de lecture, et j'ai le souvenir qu'il fut fort apprécié. Ce public n'était, il est vrai, pas de la première jeunesse, et ceci explique sans doute cela. Il faudrait voir comment il serait accueilli aujourd'hui par des jeuno(tte)s

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  4. jeune je ne sais pas si je le suis encore mais le livre m'a fortement marqué(avec "enfance" et "tigre de papier") et me semble pouvoir supporter, sans lui porter un regard, les coups de boutoirs et de semonces d'un "critique"de Paris Truc.

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