Il y a, dans Regarde les lumières mon amour, ouvrage d’Annie Ernaux consacré
à l’observation d’un hypermarché, un passage qui, aux yeux et à la mémoire d’un
lecteur de son œuvre, retient particulièrement l’attention. Passant devant l’étal
du poissonnier, Ernaux a cette notation :
« A droite de l’étal, cette impressionnante couche de morues salées qui se chevauchent, comme une sorte de toit incliné en vieilles tuiles grisâtres. »
Il est rare en effet de trouver,
sous la plume d’Ernaux, des comparaisons, tant son souci d’aller à la rencontre
du réel cherche à faire l’économie du « détour ». On parle souvent à propos
de son style d’écriture plate, mais sans doute faudrait-il nuancer et parler
plutôt d’écriture perpendiculaire. L’écriture comme une ligne droite allant à
la rencontre d’une autre ligne, celle du réel, afin qu’à leur jonction se crée
comme un angle droit, d’où peut alors partir, en une diagonale inédite, la
lecture. L’écriture,
non-parallèle, ne suit pas le réel comme une ombre ou un écho, mais au
contraire se dirige vers lui, s’y heurte, ou du moins tente un contact durable,
précis. Ernaux a souvent dit qu’elle cherchait à écrire « en-dessous »
de la littérature, c’est-à-dire non pas « en dehors » mais comme un
cran au-dessous d’une langue qui s'obstinerait à subir l’attraction du beau.
De là, donc, chez Ernaux, l’absence obstinée d’images, de métaphores – mais non de
sensations.
Or voici qu’au détour d’un paragraphe,
elle s’autorise une image, et compare donc un étal de morues à un toit de
tuiles. On peut supposer que les images viennent souvent à Ernaux mais qu’elle
leur refuse le droit de siéger – et parader – dans ses textes. L’association
visuelle, sonore, etc., doit se produire certainement, mais il y est fait
barrage, dans la mesure où la tentation esthétique est précisément perçue comme
une tentation, une sorte de déclassement ascendant, qui aurait l’inconvénient
de diluer la puissance de la chose observée. Pourtant, dans cette phrase, une
comparaison s’insinue, avec l’insistance presque involontaire d’un souvenir.
Comme si la vision suggérée était plus forte que l’interdit poétique énoncé.
Une sorte de refoulé, si l’on veut.
On pourrait y voir le symptôme d’une
absence, le rappel d’un point aveugle. De quoi traite justement le livre d’Ernaux? D’un hypermarché. Or à aucun moment dans le livre Ernaux ne fait allusion à ce
fait biographique qu'elle a pourtant plusieurs fois développé,
à savoir que ses parents tenaient une épicerie, et que l’essor des moyennes
puis des grandes surfaces a contribué au déclin de leur commerce, instaurant
entre eux et leur clientèle un rapport complexe, fait de méfiance, de déception
et de ressentiment.
En choisissant l’hypermarché comme
sujet d’observation, Ernaux opére donc un choix violent. Elle va traiter d'un
réel qui a sonné le glas d’une certaine entreprise familiale. Le temple de l'hypermarché va de pair avec l'obsolescence de la chapelle familiale. Et c’est sans
doute cela, cette réalité passée, ce lieu de vie ici tu, qui fait surface dans la vision de
cet étal de morues. A l’instar d’un « petit pan de mur jaune », les « vieilles
tuiles grisâtres » marquent, dans le monde de briques, d’acier et de verre
que décrit Ernaux, le retour d’un spectre, celui du domestique, de la chose périclitée. J'en profiterai pour citer ici une autre phrase d'Ernaux, extraite d'un tout autre texte :
« C’était au-dessus de la maison du boulanger que je voyais venir le temps. Non qu’elle fût plus basse que toutes celles qui enserraient la petite place mais elle se dressait du côté de l’Ouest et son toit de tuiles rondes, blondies par le soleil, se trouvait à contre-courant du ciel. »
C’est en quelque sorte à « contre-courant »
que ces fameuses tuiles ont voyagé, afin de revenir poser leur dos las et ancien au cœur de la modernité aseptisée. Et il faudra parvenir à la toute dernière phrase de Regarde les lumières mon amour pour qu’in extremis, au détour d’une réflexion
sur une éventuelle nostalgie future, l'auteure laisse passer un mot ô combien chargé de sens pour
elle, celui d’épicerie :
« Alors les enfants d’aujourd’hui devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi à l’Hyper U, comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d’hier où ils allaient ‘au lait’ avec un broc en métal. »
"lieu de vie ici tu". Sur certains blogs, dont celui-ci, ici, lieu de vie, c'est un peu comme si on nous disait tu.
RépondreSupprimerA part ça, je n'ai lu que "Les années", et je me rappelle un passage qui me revient à la faveur de cette hypothèse de la "perpendiculaire". Je m'éloigne, je sais bien que ça n'a rien à voir, mais c'est une histoire de perpendiculaire aussi quand même : "Dans ces moments, elle pense que sa vie pourrait être figurée sous la forme de deux axes croisés, l'un horizontal, portant tout ce qui lui est arrivé, qu'elle a vu, entendu, à tout instant, et l'autre, vertical, avec juste quelques images, plongeant vers la nuit." (p. 165)
D.