Ce qui nous dérange profondément,
d’un attentat à l’autre, c’est l’émergence en nous d’une conscience, une
conscience dont nous ne voulions pas et qui nous dit, de plus en plus
clairement, que, désormais, la paix, que nous concevions comme une entité, est devenue
une simple donnée soumise à des variables.
Ce qui nous arrache à nous-mêmes,
c’est le fait de savoir que la terreur est maintenant l’autre nom de la vie
redéfinie par ceux qui la jugent inconvenante.
Ce qui nous abat, c’est de
comprendre sans vouloir l’admettre vraiment que ce qui se passe, en Europe
comme presque partout ailleurs, ne saurait a priori avoir de fin, ne peut pas
finir du jour au lendemain, puisque en changeant la parole en feu, ceux qui
frappent ont réduit leur message à sa plus simple expression : en échange
de nos morts, ils ne veulent rien. Il n’y aura pas de transaction, pas de
pourparlers. Pas d’otage ni de rançon. Le message qui nous est envoyé n’est pas
une question.
Ce qui nous dérobe à nous-mêmes,
c’est le visage de notre impuissance, qui pousse des millions de gens à réagir
aux attentats par des déclarations de résistance, d’espoir ou d’amour qui sont
comme des bulles sourdes dans l’eau sourde. Nous exprimons notre solidarité
comme si soudain, dans le sang, par le sang, elle prenait sens, en essayant de
ne pas la laisser devenir une pure haine de l’autre.
Le terrorisme est l’idéologie
réduite à sa quintessence. Nous avons pris l’habitude de massacrer, de laisser
massacrer, de déporter, de laisser déporter, d’humilier, d’abaisser, de coloniser,
de laisser coloniser, et ce dans la plus froide conscience d’une
invraisemblable impunité, mâtinée de mauvaise conscience, de remords,
d’autocritique. Persuadés d’avoir à jamais élu domicile dans le grand paradis
perdu du Bien. En face de nous, ceux que nous décrétons barbares n’attendent
rien de nous, ni compassion ni compréhension ni définition. Ils frappent, comme
nous avons toujours frappé, mais sans s’embarrasser du protocole lié en
Occident à la mise en œuvre des exactions, sans les falbalas de la guerre
officielle. Nous nous doutions pourtant que la guerre était une vaste opération
financière teintée de cynisme, et voilà que d’autres s’arrogent le droit d’en
faire ni plus ni moins qu’un mode de vie.
Ce qui nous effraie aujourd’hui,
c’est justement la découverte de cet effroi dont on a compris qu’il remplaçait désormais
tout discours, qu’il était le nouveau visage du discours, sa défiguration. La peur est devenue un
monologue, à peine articulé. Considérés par ceux qui nous frappent comme
coupables de toute éternité, nous nous réveillons désormais victimes à chaque souffle,
et en déduisons une soudaine innocence qui ne nous sauve de rien, ne nous aide
en rien, ne nous fait même pas du bien. Nous sommes scandalisés, choqués,
bouleversés — convoqués au banc des dérangés. Mais ceux qui frappent, au Mali,
en France, en Belgique, au Maroc, et un peu partout, nous refusent bien sûr cette
précieuse présomption d’innocence. Pourtant, pas de déclaration de guerre, pas
de défilés, pas de sommations ; pas de Dresde, pas d’Auschwitz, pas d’Hiroshima ;
pas de tractation, de trahison, de concession. — Juste des explosions. Des
assassins qui s’assassinent en assassinant, se soustrayant ainsi à nos
justices. Sous le haut et diffus commandement de puissances qui s’enrichissent
à notre insu, avec l’argent du pétrole et de l’esclavage sexuel.
Désorientés, nous confondons
tout, terrorisme migrants islam foi barbe faciès allah désert mosquée. Oui,
même notre confusion est confondante. Nous essayons d’être Charlie, d’être
Bruxelles, d’être Bataclan, nous peinons à être aussi Ouagadougou, Maiduguri,
mais nous tâchons, néanmoins, d’être et de rester les survivants des morts.
La première victime, aujourd’hui,
semble, à l’ombre des chairs éparpillées, la pensée. Ce n’est pas le Mal que
nous devons réapprendre à penser. Ce n’est pas seulement la notion d’ennemi, le
concept de religion, les techniques de représailles que nous devons ré-examiner,
mais la pensée elle-même. Comment penser l’impensable et l’impensé que génèrent
et le monde et notre vision du monde ? Peut-on encore penser soi-même et
l’autre quand la seule chose à laquelle nous consentons librement c’est notre
asservissement à l’opinion ? quand nous renonçons à tout ce qui est
susceptible de nous singulariser pour mieux participer à la grande braderie des
affects ? quand pour nous, désormais, penser se résume à dire? à répéter ce qui se
dit ? quand l’appétit d’instantanéité nous permet de faire l’économie de cette
médiation entre soi et l’autre qu’est la pensée?
N’est-il pas impérieux de
commencer à penser l’irréparable, cet
irréparable qui est comme un horizon maudit et dont nous portons l’empreinte en
chaque pli de notre histoire ? Si ces attentats résonnent comme des échos,
ne pourrait-on essayer d’entendre, dans nos mémoires, la déflagration
initiale ? les percussions antérieures ? Quand avons-nous commencé à tenir
à distance de nos mémoires cet irréparable ?
Quand avons-nous, collectivement et individuellement, renoncé à entreprendre
l’immense et complexe processus de réparation ? Quand nous sommes-nous
décrétés innocents afin d’être sûrs, un jour, d’être victimes ?
N’aurions-nous pas, un jour, rendu les armes en les vendant, cyniquement, aux
plus offrants ?
Il y a des textes dont la force, la densité et la pertinence sont tels qu'ils se refusent au commentaire et écartent l'éloge. Celui-ci en est un. La question qu'il pose est pourtant de celles auxquelles on ne peut pas se refuser de répondre...Je ne vois nulle autre moyen de "de commencer à penser l’irréparable" que de prendre le lent, long, tortueux (et probablement impossible de mener à terme) chemin de la réparation, conscients cependant autant qu'on doit l'être de la cruelle réalité, car si " la déflagration initiale" a résonné dès les Grandes Découvertes et les débuts du "fardeau de l'homme blanc" (le pire avec Kipling, c'est qu'il y croyait et s'éprouvait totalement dans son bon droit!), il n'y a probablement plus moyen de se racheter, de recoudre les morceaux, d'éteindre les vieux incendies et de recevoir l'humain de tous les humains. Il nous faudra alors nous en aller, en tant qu'individus et que civilisation (tous mortels, toutes mortelles) - ce à quoi, tant que l'alternative n'est que Daesh - il ne faudra néanmoins pas se résoudre...
RépondreSupprimer"NUL autre moyen", bien sûr! (il n'y a pas que les civilisations et les individus qui soient mortels, ce sont aussi les accords noms - adjectifs...
RépondreSupprimerC'est qui ce "nous" là du début à la fin du texte ? Pas compris.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que c'est "nous les petits-bourgeois européens", mais il faudrait être plus explicite, ça reste un peu trop flou je trouve.
Ce nous ne peut désigner que ceux qui s'y reconnaissent, je suppose.
RépondreSupprimerUn très beau texte, merci. Qui donne à penser.
RépondreSupprimerJ'aime particulièrement cette dernière interrogation : "N’aurions-nous pas, un jour, rendu les armes en les vendant, cyniquement, aux plus offrants ?"
Cette question fait écho à mes lectures en cours sur l'histoire de l'Irak où j'apprends que nous avons fermé les yeux sur bien des horreurs pour vendre toujours plus d'armes et récupérer toujours plus de pétrole. Ce fameux pétrole qui devrait rendre les conditions de vie sur terre impossibles à l'horizon d'un siècle, nous dit-on. Mais peut-être s'agit-il d'une autre histoire.
non,non, c'est la même
SupprimerMerci Claro, pour ce texte. Ils sont rares les textes qui invitent à penser. De toute façon, ils sont rares, mais sur ce sujet encore plus.
RépondreSupprimerJe viens de prendre une feuille, je l'ai pliée en 4, j'ai coupé toutes les pliures sauf une et je me retrouve donc avec un carnet à 8 feuilles sur lequel j'ai écrit "penser l'irréparable" ; je vais le mettre dans mon sac, et noter pour moi des pensées si j'en ai, des mots au moins, réfléchir aux questions posées ici, tout ça au quotidien, dans les transports etc ; il serait temps.
J'aurais sans doute dû laisser la feuille en l'état, juste pliée en 4, dans l'idée de la plier et de la déplier à chaque fois que je voudrais ajouter deux ou trois mots ; ça aurait été plus juste par rapport à cette idée que les choses se jouent "en chaque pli de notre histoire".
D.
Ce fut ma réaction première de "penser l'irréparable", de convoquer "la déflagration initiale". "Penser" m'était peut-être plus facile qu'à d'autres, de mon coin de verdure loin des villes, des aéroports et des gares, loin de tout lieu envahi par les affects. Et cette déflagration initiale, je l'ai enseignée, en tant qu'historienne. Elle est comme le sang qui souille la clé de Barbe-Bleue et qu'on ne peut pas effacer. L'état d'urgence n'est pas la solution. Mais, j'ai beau réfléchir, je ne vois pas de solution.
RépondreSupprimerNormalement personne ne survit A, ça. Je me souviens être morte, Une seconde à 0 an. Les psys de François, prétendent honteusement Là, schizo adulte irréversible. Que de la connerie traumatique entre l’heure, aXe du bien et du mal pour Là, Marque. Obsolète mentalement, sur le dos des mouflets. Merci de me Là, Voir consciemment Montrer. https://laguenon.wordpress.com/2016/03/29/ecrire-automatiquement-1-bouquin-avec-lextra-terrestre-a-twin-peaks/
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerMerci pour ce texte.
Une question : vous dites : "Sous le haut et diffus commandement de puissances qui s’enrichissent à notre insu, avec l’argent du pétrole et de l’esclavage sexuel."
"à notre insu" ? Nous ne saurions donc pas que "nous" - occidentaux - consommons du pétrole et des prostituées à outrance ?
Cordialement,
Jacques.
Re-,
RépondreSupprimerA la question : "Si ces attentats résonnent comme des échos, ne pourrait-on essayer d’entendre, dans nos mémoires, la déflagration initiale ?", une réponse parmi d'autres, celle de Jaurès, en 1912 :
"Et c'est à l'heure où ce mouvement [de "modernisation" de l'Islam] se dessine que vous fournissez aux fanatiques de l'Islam l'occasion de dire : comment serait-il possible de se réconcilier avec cette Europe brutale ? Avec cette France, qui se dit de justice et de liberté, mais qui n'a contre nous d'autres gestes que les canons et les fusils ? ...
Oui, messieurs, si les violences auxquelles se livre l'Europe en Afrique achèvent d'exaspérer la fibre blessée des musulmans, si l'Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l'universelle agression, qui pourra s'étonner ? Qui aura le droit de s'indigner ?"
Cordialement,
Jacques.
Je me permets de dire à Jacques : bien sûr, Jaurès. Jaurès, le pacifique. Belle citation. La prise d'Alger datait déjà de plus de soixante-dix ans.
SupprimerC'est stupidement Ecrits, dans le coran de suicidez les autres Malins. Et les musulmans qui font semblant de ne pas le savoir sont au minimum des incultes, voire des Faux, culs.
RépondreSupprimerDepuis longtemps déjà la pensée dominante occidentale se transformait en un fumeux nuage de stupidités, mais là, effectivement, elle explose et se tranforme en une boue légumineuse vomissant en boucle des bouts de flashs télévisueles et de vieilles rangaines haineuses.
SupprimerVous en êtes la preuve, madame Guenon, et malheureusement pas l'unique.
J'aimerai d'abord me dé-séduire de ce (magnifique) texte.
RépondreSupprimerL'invite à penser entraîne, non, exige! de rompre avec la séduction, la réthorique, et surtout commencer à penser ne peux se faire avec des mises en perspectives induites.
il est de toutes nécessité de (re)penser à neuf.
Plus rien de nos valeurs, principes, aspirations n'est aujourd'hui pertinent, ou pour le moins à besoin d'être questionné, passé à la pierre de touche. Et même avant, tout simplement inventorié, tant aujourd'hui cela fait partie de notre impensé.
décervelage disait le père UBU.
RépondreSupprimern'est ce pas identique à ce que prédisait Guy Debord ?
le JT quotidien à la place du cerveau.
et une morale (judéo-chrétienne, irai je jusque là ?) qui nous fait battre notre coulpe.
y a t'il vraiment de quoi s'étonner ?
cours camarade le vieux monde est derrière toi...... (et cela tombe bien après les manifs de hier (jeudi 31)