Du nouveau roman traduit de Laird Hunt, Les Bonnes Gens, on dira avant tout qu'il avance non pas masqué mais à vif, quand bien même il repose sur un secret, ou plutôt un silence. Bon, si on lit le quatrième de couverture, on sera aussitôt dépossédé de ce "silence" narratif, qui fait entre autres la force du livre. Silence de Polichinellle, dira-t-on peut-être, mais qui n'en est pas moins puissant. Mais je m'y prends mal. Il faudrait dire plutôt ceci: le silence est le secret de ce livre. Ce qui n'y est pas dit devient, telle la lettre volée, son évidence incandescente. On laissera donc au lecteur le soin – la douleur – de découvrir ce qui est tu, bien qu'évident, d'emblée. Disons que ça se passe aux Etats-Unis, à plusieurs époques, essentiellement dans les années 1850-60, on est dans le Sud, et Linus Lancaster a demandé à la jeune Ginny de venir vivre avec lui et "ses filles". Ginny accepte, tentée par la riche vie terrienne que Linus lui promet, même si le palais décrit n'est qu'une masure où vont bientôt pulluler les porcs et pleuvoir les coups. Plus tard, dans son vieil âge, Ginny – la scarifiée…– se rappellera cette époque dont elle dira:
"Jadis, j'ai vécu en un lieu peuplé de démons."
Que va-t-il se passer entre la jeune épouse naïve, le propriétaire irascible et "ses" deux filles, Cleome et Zinnia, dont les prénoms-fleurs disent à la fois la fragilité et la ténacité ? Quel est d'ailleurs le sens de ce possessif: "ses" filles. Qui possède qui? Comment peut-on posséder un être humain? Que faire d'un humain qu'on possède? Comment rester humain quand on possède un humain? Comment rester humain quand on est possédé par un humain? La réponse, il faudrait la demander à tous ces porcs qui envahissent de plus en plus les lieux maudits où survit tout ce petit monde, des porcs quasi mythologiques, qui nous rappellent d'antiques métamorphoses, un sort jeté, une malédiction. Le récit s'enfonce alors dans l'ultime cercle de l'enfer.
Construit selon un motif tressé, oscillant entre plusieurs temps, le roman de Laird Hunt explore les arcanes d'une lente et patiente dévoration. Empreint d'accents faulknériens, secoué par des souvenirs d'un Lear dégénéré, il décrit et exacerbe les mécanismes de la servitude en la trempant dans le bain irréversible de l'hallucination. Tout semble rêvé, tout est tremblé, les cris sont étouffés par une inquiétante quiétude, l'horreur palpite au sein de l'épiphanie, le merveilleux ne cesse de réinvestir la crasse du réel, et pourtant ce n'est pas une fable, les sévices infligés marquent les chairs et les esprits, quelque chose de la nature humaine demeure à jamais enchaîné – et ce sont de vraies chaînes.
Le texte de Laird Hunt, travaillé par une musique extrêmement précise (plusieurs lignes mélodiques, des ritournelles, des motifs, des chœurs, des discordances…), est également modulé par les voix (le chant y a une importance cruciale, dialectique). Les bonnes gens est une tragédie antique traversée par d'impossibles gospels, un livre littéralement hanté, d'où l'Histoire n'a pas besoin de s'éveiller, car le sommeil lui a toujours été interdit:
"Les porcs faisaient un bruit quand on leur dérobait la vie, et ce bruit est demeuré avec moi dans un coin de ma tête. Un porc est un animal sensible. Il sait ce que vous lui faites et il sait pourquoi. Un porc sait observer. Il a vu ce qu'on a fait à ses camarades: il les a vus pendus au soleil pour qu'ils sèchent. Il a mangé les restes de ses frères dans sa pâtée. Un porc vous dira tout net que vous venez à lui sur les ordres de l'enfer et que vous retournerez en enfer, et que, avec vos poches pleines de porc séché, l'estomac plein de couenne grillée, ce sera bien douillet."
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Laird Hunt est actuellement de passage à Paris. Il sera mercredi 12 février à la librairie Charybde pour une rencontre. C'est à partir de 19h30. Un grand moment en perspective. Venez, un point c'est tout.
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Laird Hunt, Les bonnes gens, traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut, éd. Actes Sud, 21,80€
Les Américains ont un problème avec la charcuterie. Comme d'autres... C'est dommage.
RépondreSupprimerGilles