Un fumet soupçonneux enveloppe souvent les écritures qui, à l'œil un peu gourd, semblent repliées sur le langage, comme si seuls les récits ayant digéré l'époque et ses vents – des récits en apparence ouverts sur le réel, tel un gourmand opercule sur la vase – savaient rendre (au sens de "régurgiter") le tempo tenace censé composer notre infra ordinaire.
Le seul fait de penser qu'un texte soi-disant "clos" n'est pas en prise avec cette parodie de réalité où l'on nous contraint à parader est en soi révélateur. Il ne faudrait désormais attendre de la littérature autre chose qu'un malin diorama des frustrations et des luttes par lesquelles nous signifions notre petite présence au monde. Mais comment même oser exiger (attendre?) du travail d'écriture qu'il s'absente de lui-même et dessine, à vastes ou petits traits, comme on colorie ou commente, ce monde qui ne s'avance plus, info / réseau / média aidant, que sous forme pathétiquement langagière?
Certes, on n'espère plus trop de réalisme de la part des écrivains, mais de grâce! s'ils pouvaient au moins s'affranchir de leurs obsessions d'ivoire, dire un peu quelque chose de ce qui se dit (et se répète), esquisser un centième de ce qui s'agite, eh bien, on leur pardonnerait leur inutilité sociale, n'est-ce pas…
Mais écrire hors la langue, écrire à l'ombre des mots comme on nagerait à l'ombre de l'eau? Ecrire dans un sillon syntaxique mille fois pratiqué ? La grande méfiance qui s'abat sur les écritures qualifiées de vaines / expérimentales / gratuites / en huis clos / fermées / sourdes, cette méfiance est la même qui devait étreindre ces notables ne se reconnaissant pas dans les pliages d'ombres et de barbaque auxquels s'efforçait Rembrandt.
Plus que jamais, on tord le nez devant qui écrit du fond fracturé du langage. Comment, pourtant, en serait-il autrement? L'écrivain a-t-il d'autre "ennemi déclaré" que cette matière même dont il est, politiquement et physiquement, le servant contrarié ? D'autre tâche que celle de découvrir, à même la pertinence de l'échec, ce qu'écrire, non pas veut dire, mais peut faire? S'armer de poétique est plus que jamais nécessaire – et tant pis si ça chagrine ceux qui écrivent comme on récapitule.
On ne peut pas mieux dire ! La guerre, dans la langue, contre la langue assignée aux impératifs de la redite et du copié-collé n’est pas – n’a jamais été – une métaphore. Ce qui se dégage, à travers cette expérience qu’est écrire, de politique – dans un sens étranger aux politiques de partis et leurs exigences langagières (la clarté, l’évidence fausse, le communicable) – ce geste d’écriture par lequel celui qui, sourd aux attendus tyranniques de la bonne forme se démet des exigences du siècle prend aujourd’hui, à l’aune de ce qui se dessine comme le visage jamais refoulé des crispations identitaires et idéologiques au niveau social face aux devenirs polymorphes comme au nouveau, l’aspect (courageux) d’un dangereux parti pris. Merci ! G.MAR http://lapartdumythe.blogspot.fr/
RépondreSupprimerEntièrement d'accord avec toi! Il y a quelques jours, alors que je travaillais sur "Mille milliards de milieux", m'est (comme souvent, et sûrement pas par hasard) revenue l'assertion musclée de Wittgenstein dans le "Tractatus": "Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons pas l’exprimer par le langage." Et puis je me suis souvenu aussi qu'au cours d’une rencontre avec Giorgio Agamben au Petit Palais, celui-ci nous fit littéralement voir (oh la bonne vieille habitude de prendre des notes!) que "les hommes parlent aux dieux à l’impératif", et de citer Jean-Christophe Bailly: "Si le langage touche aux choses, ce n’est pas comme une main, mais comme une sonde.", ce qui, par des voies un peu détournées, le redit, et le renforce ( et à Robert Vivier que d'enfoncer le clou en nous rappelant que "tout corps-à-corps avec le langage est déjà infidélité par rapport à la communication pauvre")
RépondreSupprimerCar la guerre dont tu parles, c'est elle l'ombre portée, l’incessant post-scriptum, ce qui depuis et pour toujours vient déborder, tordre et parfaire ce qui, dans l’acte d’écrire, est, d’un même souffle, trace et deuil de ses conséquences…
Et pourtant, et pourtant...
"Monsieur de Fontenelle disoit : Quelle est la chose la plus difficile à apprendre montrée par des gens qui ne songent point à l'enseigner à des gens qui ne songent point à l'apprendre ? La langue, qui est sans doute la chose la plus difficile qui soit. Mais comment cela se fait-il ? Monsieur de Fontenelle dit qu'il y a beaucoup pensé et qu'il ne l'a jamais pu trouver." (Monsieur de Cideville « Traits, notes et remarques », rédigés dans la première moitié du XVIIIème siècle et repris par Quignard dans « Vie secrète »)
Voilà qui devrait nous inciter à la plus grande modestie et qu'aucun des "servants contrariés" que nous sommes tous jamais ne l'oublie!
Le postulat de Wttgenstein est brutalement limpide, ton article d'une absolue clarté, un mystère subsiste néanmoins, LE mystère qui s'incarne pour de vrai en tout écrit digne de ce nom, et qui d'autre que Michon pour mieux nous le faire entendre: "Tous les grands textes que je lis me font cet effet. J’ai l’impression que leur auteur en maîtrise totalement la formulation, mais ne maîtrise pas le savoir qui serait au coeur de cette formulation: comme si certaines phrases avaient le don d’enclore à la fois une extrême force émotionnelle et un mystère total, comme si le langage avait parfois des noeuds." (Le roi vient quand il veut)
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