Plusieurs vies en une? Une vie déguisée en plusieurs? En lisant Solstice d'hiver, de l'écrivain serbe Svetislav Basara, on n'a pu s'empêcher de penser à la pièce de Jonas Hassen Khemiri, Nous qui sommes cent, qui se joue jusqu'au 14 février au Théâtre Ouvert. Dans Nous qui sommes cent, trois femmes incarnent trois moments de la vie d'une femme, insouciance, maturité et vieillesse, et bien sûr chacune se demande quand a eu lieu la bascule, s'il est possible de retrouver le nœud et de le faire autrement, ailleurs. La vie telle une harassante traque aux regrets.
Le parti de Basara, lui, est autre, bien qu'en parfait contrepoint, puisque son héroïne, Nana, change bel et bien de vie, ou plutôt brouille les pistes pour qu'on ne sache plus quelle(s) vie(s) elle a eue(s). Nana commence la vie en demi Lolita de l'Est et la finit en star littéraire américaine, au gré d'un parcours erratique et truqué. Qu'a-t-elle voulu laisser derrière elle sinon tout ce qui la définissait? Mais considérer Solstice d'hiver comme une réflexion/variation sur l'identité serait faire fausse route, et l'on comprend très vite, en lisant Basara, que ce qui intéresse l'auteur, c'est de faire pulluler les possibles narratifs jusqu'à brouiller toutes les pistes, sans se priver du merveilleux, de l'improbable, de l'absurde. Et le roman de devenir une machine à produire des fictions comme autant de versos d'un recto insaisissable. Nana empoisonnant son père avec des déchets radioactifs, Nana inventant de toutes pièces l'Avrélie, un pays de l'Est totalitaire, Nana découvrant le stupre avec un moinillon, Nana épousant un milliardaire spécialiste de Shakespeare, Nana poète, Nana posant pour Playboy…
Le narrateur cherche à démêler les fils, mais sans grand espoir. Il sait Nana fuyante et fourbe comme un roman picaresque ayant pris des substances illégales. Il est omniscient mais jusque dans l'aveuglement et se nourrit de toutes les contradictions, n'ayant plus guère d'appétence pour la réalité. Basara s'amuse, des codes et des faux-semblants, avec un sens de l'illusion à la Nabokov et un goût pour la vitesse qui rappelle Rodrigo Fresan. Sa Nana est une noria insaisissable, une comète, et son passage incandescent dans le ciel des hommes ne fait que mettre en valeur la noirceur du ciel trop humain qu'elle traverse. Trop humain ou pas assez? Basara a son idée là-dessus. A propos du mari de Nana, Derek Lovejoy (!), humaniste convaincu, le narrateur dit ceci:
"Il soutient fermement la thèse de l'unité de la race humaine. Mais si par quelque hasard le cours de cette histoire avait pris une autre direction, si nous nous étions rencontrés et avions pu discuter, j'aurais avec grand plaisir tordu le cou à son humanisme et pointé le doigt sur de nombreux exemples de bestioles de toute sorte qui s'abritent derrière un masque d'apparence humaine parce que ainsi déguisées elles réussissent mieux dans la vie. Et il ne s'agit pas des seuls mammifères. J'ai rencontré nombre d'amibes, de larves, de mollusques, diverses vermines. L'homme, tel que le voient les humanistes, n'est qu'une illustration de manuel scolaire. Il ne court pas les rues."
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Svetislav Basara, Solstice d'hiver, traduit du serve par Gojko Lukić, éd. Notabilia, 15€
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