[ AVIS À LA POPULATION : Jeudi 16 septembre à 19h30, David Peace, l’auteur de Tokyo ville occupée, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias, Rivages/Thriller, sera à la librairie Atout-Livre (203 avenue Daumesnil, 75012) pour une rencontre publique]
C’est un livre incantatoire, un chemin de croix où l’ombre tombe, douze fois, où tremblent des bougies, douze bougies, comme autant de voix suffoquées, pour dire l’hécatombe, pas seulement celle du 26 janvier 1948, quand dix employés de banque périrent à Tokyo après avoir ingurgité du cyanure, mais celle d’une ville occupée, occupée à panser d’impensables plaies, au lendemain d’une nuit de feu. C’est l’histoire d’une Histoire oubliée, niée, hideuse et fuyante, racontée par douze spectres en quête d’un jour moins sale, c’est une enquête d’hiver, des cris dans la neige – l’envers d’une reddition.
Avec Tokyo ville occupée, David Peace, grand lecteur d’Ellroy (mais aussi de T.S. Eliot et de sa Terre vaine), nous offre, après son « quatuor rouge », un roman halluciné, un polar crépusculaire comme on en lit rarement, qui accomplit le triple exploit de mener de front une enquête policière inquiétante, de pratiquer une autopsie d’un des moments les plus noirs de l’Histoire japonaise et d’élaborer une construction élégiaque à la fois polyphonique et hypnotique, hantée par des échos de Rashomon.
Un écrivain court dans la nuit et trouve refuge sous la Porte noire… Ainsi débute Tokyo ville occupée, par une fuite éperdue, un moment d’intense désorientation. L’écrivain porte les membres épars non pas d’Osiris mais d’une histoire encore plus mutilée, et c’est dans ce lieu étrange qu’il va pouvoir relire les événements occultés du 26 janvier à la lueur de douze bougies, douze témoignages, douze voix que l’irrésolution de l’enquête a emprisonnées à jamais dans des limbes qui semblent le nom maudit de Tokyo.
Chacun va parler, se livrer à une troublante mélopée, pour raconter ce fameux 26 janvier, quand un employé des services sanitaires, sous prétexte d’une alerte à la dysenterie dans le quartier, fit avaler aux membres du personnel d’une banque une antidote qui se révéla en fait du cyanure. Simple crime machiavélique en vue de rafler quelques milliers de yen ? David Peace, par le truchement de ces douze voix qui sont comme les douze glas d’un jugement, déchire la trame du thriller pour révéler, au moyen d’une poétique incantatoire, le pan infâme d’une guerre secrète : la guerre bactériologique.
Si l’on dispose de pas mal d’informations sur les expériences conduites par les médecins nazis, en revanche, on connaît moins celles menées par l’énigmatique unité 731. C’est aux Russes qu’il revient d’avoir appréhender plusieurs savants japonais travaillant pour cette unité dirigée par le sinistre général Ishii. Ce sont eux qui informèrent l’état-major américain que ladite unité avait procédé à un nombre impressionnant d’expériences biologiques sur des sujets humains (parmi lesquels des prisonniers de guerre, russes, chinois, coréens, mandchous… et peut-être même américains). En septembre 45, la base secrète de Camp Detrick, USA (où en cheville avec la CIA l’armée mettait au point des techniques de contre-espionnage à teneur scientifique) envoya au Japon un certain Murray Sanders pour enquêter, mais ce dernier se fit passablement mener en bateau par un médecin du nom de Ryoichi Naito. Sanders piétina pendant neuf semaines, contracta la tuberculose et rentra au pays où il lutta contre la maladie pendant deux ans. Les Américains envoyèrent alors le colonel Arvo Thompson, lequel découvrit que contrairement aux rumeurs le général Shiro Ishii n’était pas mort mais vivait tranquillement dans le luxe de son domaine familial. Ishii, interrogé, nia fermement avoir pratiqué des expériences bactériologiques sur des sujets humains. En 1951, il semblerait que Thompson se soit fait sauter la cervelle dans un hôtel de Tokyo… Au final, Ishii se vit accorder l’immunité par ses ravisseurs américains ( !) – et le monde n’apprit les horreurs perpétrées par l’unité 731 que par la suite : on estime à 3000 le nombre de ses victimes (voire le double), des victimes désignées sous le nom de « singes ».
Cette histoire sans nom, Peace la réécrit sans trop la déformer, en faisant de Murray Sander et Arvo Thompson un seul homme, le lieutenant colonel Murray Thompson, une des douze voix du roman. Ce qui l’autorise à réfuter la thèse de la culpabilité de ce peinte, Hirasawa, qui fut inculpé en 50 et mourut en prison en… 1987. Car la technique utilisée par l’assassin de la banque impériale, liée à la fausse alerte de dysenterie, renvoie directement aux méthodes auxquelles recouraient les médecins de l’unité 731. Le dossier n’est donc pas clos, pas plus que les plaies ne sont refermées. Car en dépliant la carte de ce fait faussement divers, David Peace nous plonge dans les limbes d’un Tokyo vaincu, et chacune des voix qu’il convoque – invoque – dit, à sa façon, la détresse du pays vaincu, de la ville anéantie, des destins brisés. Difficile de rendre l’incroyable chœur orchestré par Peace à chaque chapitre autrement qu’en citant un long passage :
"Tap-tap, toc-toc, bang-bang : 'Qui est là ?'
Au tribunal, sur le banc des accusés, je suis un criminel. Un criminel de guerre. Je me réveille. Je me lève et je m’élève. Etape par étape. Mais je ne pleure pas. Je ne présente pas d’excuses. Je ne parle pas. Pour Dai Nippon, pour l’Empereur —
Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !
Pour vous, pour moi —
Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !
Au printemps, en été, en automne, en hiver, le matin, l’après-midi, le soir, et la nuit – quel que soit le moment – Dans la poussière, dans la boue, dans le désert, dans la jungle, dans les champs, dans la forêt, dans la montagne, dans les vallées, dans les rivières, dans les cours d’eau, dans les fermes, dans les villages, dans les faubourgs, dans les villes, dans les rues, dans les boutiques, dans les usines, dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les immeubles des administrations et dans les gares – quel que soit le lieu – qu’ils soient soldats, civils, hommes, femmes, enfants ou bébés, je les épouvante tous et on me fuit et on m’accuse —
Et il se peut qu’on me pende, il se peut qu’on m’emprisonne, il se peut qu’on me pardonne, ou il se peut qu’on me libère, car dans leurs tribunaux on ne trouve pas la justice, on ne trouve pas la vérité, on y trouve le châtiment, on y trouve la vengeance —
Car la Machine de Guerre poursuit sa route, elle ne s’arrête jamais, ne se repose jamais, ne dort jamais, elle avance encore et toujours, toujours elle se dresse, toujours elle se repaît, toujours elle dévore. Encore et toujours, la Machine de Guerre avance, écrasant les vainqueurs et les vaincus, elle avance, écrasant la justice et l’injustice, elle avance, et d’une main innocente à des mains coupables, à jamais coupables, l’argent passe, l’argent circule, l’argent se multiplie —
Leçon n°2 : les chiens se dévorent entre eux. »
Dans la ville occupée par la prose de David Peace, les voix échappent au carnage, les témoins communient, et l’Histoire, à genoux, regarde s’écouler le peu de sens qu’il lui reste.