lundi 4 novembre 2024

Quand la langue déraille : Mannoni contre les langues brunes


La provocation n'est plus ce qu'elle était. Naguère, elle servait à faire sortir le loup du bois, à obliger des personnes ou des opinions à se sentir attaquées et donc à monter au front. La provocation appelait le dialogue sous forme de conflit. Elle aimait l'excès, voire la mauvaise foi, mais obéissait à une stratégie indéniable. Provoquer les extrêmes, provoquer les mous, bref, remuer/bousculer. Cette période semble terminée. Désormais, la provocation ne cherche plus à faire sortir ses cibles de leurs gonds, car il n'y a plus de gonds; désormais, la provocation n'a plus qu'un seul objectif: vérifier que la réaction soit tarde, soit n'arrive pas, soit n'est pas à la hauteur, autrement dit, elle essaie de pousser toujours plus loin le bouchon. On comprend donc à quel point l'extrême droite en raffole. Aller toujours plus loin dans l'absurde, l'ignoble, le faux ou le stupide. Et se délecter de voir que plus c'est gros, plus ça passe. Ce qui compte ce n'est plus l'éventuelle (et médiocre réaction) mais la seule valeur de la provocation. La provocation prouve qu'elle peut provoquer, et ça suffit. 

Prenez Onfray. Ayant appris que la SNCF refusait de faire la promo du livre de Bardella, il ose une analogie aussi bête que basse en disant que les syndicats ferroviaires de gauche n'avaient pas franchement sauvé les Juifs pendant la guerre. La provocation se loge ici dans un étrange étonnement: Pourquoi, nous dit-il, sincèrement stupéfait, les agents de la SNCF ont-ils sympathisé avec la machine de guerre nazie, mais refuse aujourd'hui de tapisser les murs des gares avec la tête de Bardella?

On ne sait plus si Onfray accuse Bardella d'être nazi ou s'il reproche aux agents (de gauche) de la SNCF d'avoir favorisé la Shoha. Ou alors il veut nous dire que Bardella est comme un train s'enfonçant dans la nuit et le brouillard. Ou alors il veut dire que puisqu'ils ont laissé faire les Nazis, il n'y a pas de raison pour qu'ils interdisent d'affichage Bardella? Onfray a visiblement un problème d'aiguillage dans ce qui lui sert de pensée. Il cherche sans doute juste à épater avec de la pâtée verbale. Reconnaissons que son raisonnement se mord une queue qui peine à se dresser bien haut. Son "propos" se présente comme un argument alors qu'il n'est qu'une insulte. 

Le mieux, si on veut comprendre d'où viennent de telles déclarations fétides, c'est de lire l'essai d'Olivier Mannoni, Coulée brune, un ouvrage dans lequel le grand traducteur qu'est l'auteur s'attache à pointer la filiation entre la langue du Troisième Reich et ses avatars contemporains, en passant par Sarkozy, Macron, la dérive fasciste des Gilets jaunes,  les délires des antivax et les culbutes des complotistes jusqu'à ces dangereux pitres que sont Hanouna, Soral et consorts. Vider le langage de toute substance, tordre la grammaire, vriller la logique, affirmer le faux, se lâcher dans l'odieux et l'ordure, faire passer une crasse provocation pour de l'antique indignation.

Que fleurissent mille couvertures du livre de Mannoni dans nos gares! Qu'on l'enseigne au lycée ! Et qu'on arrête de tendre des micros aux bouche-dégoût.

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Olivier Mannoni, Coulée brune – comment le fascisme inonde notre langue, éd. Héloïse d'Ormesson, 16 euros


Note: Dans une première version de ce post, j'avais attribué à tort les propos d'Onfray à Naulleau. Honte à moi. Je me demande bien comment j'ai pu confondre ces deux personnes. En fait, je ne me le demande pas. Je crois savoir pourquoi. 

samedi 26 octobre 2024

Neige Sinno dans les forêts de la nuit


J'ai donc attendu un an pour lire Triste Tigre de Neige Sinno, afin d'y entrer sans trop ressentir la pression et l'attention dont ce livre a bénéficié. C'est un livre exceptionnel, à bien des égards, car s'il tente de baliser un drame qui au-delà de ses particularités est universellement répandu, il n'en reste pas moins que, par sa forme et son ton, il atteint admirablement sa cible. Sa cible? Oui, autrement dit: nous, ceux et celles qui lisent Triste Tigre. Mais ce texte n'a rien d'une flèche, ou plutôt c'est une averse de flèches, comme autant de questions lancées dans le vide de notre sidération et de notre épouvante.

Neige Sinno se pose – et nous pose – de nombreuses questions, et son grand mérite est moins d'apporter des réponses que de déconstruire ces questions jusqu'au point où la raison, cédant devant l'horreur de l'acte et l'opacité du violeur, s'autorise à dire: "Je ne sais pas." Il n'est pas bien sûr question dans ce livre d'un simple constat d'ignorance: à la question "pourquoi le violeur agit", la réponse la plus cinglante existe: parce qu'il le peut. Et c'est là que Neige Sinno enfonce le clou d'une vérité incontournable: le viol est moins une affaire de sexe que de pouvoir:

"Ils [ceux qui violent en temps de guerre] violent parce qu'ils peuvent, parce que la société leur donne une possibilité, parce qu'on leur a donné l'autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole." (p.192)

A ce pouvoir, à cette quasi impunité qui fait que les trois quarts des affaires de viol et d'inceste n'aboutissent à aucune condamnation, que peut l'écrivain, l'écrivaine? Neige Sinno est formelle: l'écriture ne débouche sur aucun salut. Elle ne sauve pas. Si l'on raconte sans fioritures, on reste dans le document, le témoignage. Si on tente de faire œuvre littéraire, on salit sans doute quelque chose. La force du texte de Sinno est de se tenir, en une courageuse oscillation, entre ces deux pôles. L'apparent détachement qu'elle adopte dans son récit comme dans ses nombreuses analyses et réflexions, il faut je crois le concevoir comme une distance chèrement acquise, une distance qui permet de confronter la froideur du factuel au feu du sensible. Ce qui ne peut être traduit peut néanmoins être porté par la phrase. 

En s'entourant de figures tutélaires comme celles de Nabokov, Woolf, Chalamov, en mettant sa sa démarche en résonance avec des écrits de Dorothy Allison, Annie Ernaux, Christine Angot ou Mary Gaitskill, Neige Sinno cherche moins à se situer dans une tradition littéraire qu'à confronter son propos à d'autres traitements, d'autres stratégies narratives ou réflexives. Consciente de la singularité irrévocable de son histoire, elle veut également la mettre en relation avec d'autres histoires, et surtout, d'autres modes d'exposition. Une autre famille existe que celle, toxique, qui permet l'indicible.

J'ai parlé plus haut de "distance", j'aurais pu même prononcer le mot "humour". Oui, car Triste Tigre n'est pas "sinistre" – les faits le sont suffisamment, et les faits ne disent pas à eux seuls ce qui est éprouvé dans la chair, l'esprit, la mémoire, l'impensé. Un humour très discret le parcourt, dont l'auteure ne méconnaît pas, loin de là, la dimension dangereuse. En effet, ainsi qu'elle souligne, la personne violée, dès lors qu'elle "semble" passer à autre chose, "semble" laisser entendre que finalement on s'en remet, d'un viol, ce qui revient à minimiser l'acte et, partant, la responsabilité du violeur dans ce qui n'est qu'une longue destruction. Comme si la personne violée était prise en étau entre le devoir de dépression et l'injonction à la résilience.

L'humour déployé par Neige Sinno, du moins en ai-je l'impression, n'a rien d'une posture faussement désinvolte: il est de l'ordre de la générosité. Une générosité envers le lecteur, que l'horreur peut à tout moment paralyser – or la littérature permet d'éviter tout figement. D'où ce livre sans cesse en mouvement, au centre sans cesse déplacé, qui nous oblige nous aussi à questionner notre place, interroger notre perspective, évoluer dans notre silence ô combien bruissant de lecteur. Je ne dirai évidemment pas que Triste Tigre est un livre joyeux: mais c'est un livre qui, dans les forêts de la nuit, sait encore sourire – pour nous épargner, possiblement. Nous protéger?

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Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L, 20€

jeudi 24 octobre 2024

Lee Miller, des images à l'épreuve de l'écran


Le film Lee, inspirée de la vie de la photographe Lee Miller, n'est certes pas un grand film, même s'il parvient, grâce au talent indéniable de Kate Winslet, à restituer en partie la personnalité de celle qui refusa de se cantonner dans le rôle d'une muse surréaliste pour vivre pleinement sa vie d'artiste.  Mieux vaut peut-être se reporter, donc, au livre qui l'a inspiré, à savoir l'ouvrage écrit par le fils de Lee Miller, Antony Penrose, intitulé Les vies de Lee Miller.

C'est un des premiers livres que j'ai traduits: Paru aux éditions Arléa en 1994 (en collaboration avec le Seuil), à une époque où la photographe américaine était peu connue en France, il a marqué le début d'un intérêt croissant pour cette femme audacieuse. Trente ans après sa parution, on mesure mieux le temps que prend un destin extraordinaire à s'imposer aux consciences, dès lors qu'il concerne une femme. Entretemps, d'autres livres ont permis de mieux appréhender la personne et le travail de Lee Miller. Mais cet ouvrage a le mérite de prouver, si besoin est, qu'il a fallu trois décennies pour que son œuvre parvienne jusqu'au grand public à la faveur d'un film.


Présentation de l'éditeur: 

"Top model dans les années 20 et 20, élève et compagne de Man Ray, amie d’Eluard et de Picasso, grande amoureuse, égérie des surréalistes, Lee Miller fut également photographe dès l’âge de vingt ans, puis reporter. En 1944-45, devenue correspondante de guerre pour le magazine Vogue, elle fut la seule femme à suivre l’avance des armées alliées, des plages de Normandie aux camps de la mort et au « nid d’aigle » d’Adolf Hitler en Bavière. De cette héroïne stendhalienne, aussi étonnamment belle qu’intrépide, de cette troublante voyageuse, le photographe David Scherman disait qu’elle « incarna au plus près la nouvelle femme du milieu du XXe siècle ».Traduite pour la première fois en français, on lira ici la biographie écrite par Antony Perose, le propre fils de Lee Miller. Accompagné d’une centaine de photographies choisies et présentées par Sylvain Roumette, ce livre raconte les vies de celle qui fut, à coup sûr, l’une des femmes les plus extraordinaires de ce temps."

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Antony Penrose, Les Vies de Lee Miller, traduit de l'anglais par Claro, d. Arléa

mardi 22 octobre 2024

Alan Moore: Dans l'ombre effondrée de Londres

 


Vient de paraître aux éditions Bragelonne, le premier volume d'une saga en 5 parties intitulée "Long London". Le titre? Le Grand Quand. Après l'immense Jérusalem (éd. Inculte), Moore délaisse son Northampton d'élection pour la capitale anglaise. Actuellement en cours d'écriture, ce projet démentiel devrait voir sa publication se dérouler sur près de dix ans, à raison d'un volume livré tous les un an et demi (et traduit par votre serviteur).

L'intrigue, ficelée et machinée avec ce génie de la précision et cette appétence pour l'hallucinatoire qui sont la marque de fabrique du grand Moore, nous entraîne dans le sillage d'un jeune garçon mal dégrossi qui se retrouve à la croisée de deux mondes, celui du crime et celui d'un Londres "souterrain", où il est possible de s'aventurer à ses risques et périls. Drôle, insensé, touchant, ce premier volume fait de la magie une arme de réinterprétation massive de la réalité, et d'une ville un immense et horrifique mille-feuilles surréaliste. Sous ses atours dickensiens, le roman fait revivre un Londres oublié, celui de l'après-guerre, qui voit les crimes en série prendre le relais du grand massacre européen. L'érudition de Moore, son sens cinématographique du rythme, la palette folle de sa langue, son imagination affranchie de toutes limites confirment ce qu'on avait éprouvé à la lecture de Jérusalem: Moore est un grand maître, le digne héritier de Lovecraft et Machen, un ahurissant styliste de l'impossible. Un mage sinon rien.

Mais encore? Voici ce qu'en dit l'éditeur…

Londres, 1949. Jeune homme désargenté, Dennis Knuckleyard vit et travaille dans une librairie d’occasion. Bien qu’aspirant écrivain, il mène une existence passablement ordinaire. Jusqu’au jour où sa patronne l’envoie chercher des livres rares chez un étrange bibliophile paranoïaque. Dennis comprend que l’un d’eux, Une promenade dans Londres, par le Révérend Thomas Hampole, n’existe pas : il s’agit d’un texte imaginaire figurant dans un roman, réel celui-ci, écrit par un autre auteur. Si Hampole et son ouvrage sont inventés, comment ont-ils pu se retrouver entre les mains de Dennis ?

Dennis découvre alors qu’ils proviennent de l’autre Londres, le Grand Quand, une version de la ville située au-delà du Temps où tous les aspects de son histoire, depuis ses origines jusqu’à sa disparition, se manifestent. Là, les époques se mélangent, les réalités et les irréalités se fondent, et des notions telles que le Crime et la Poésie s’incarnent en des êtres terrifiants et merveilleux. Et si Dennis ne rapporte pas le livre dans cet autre Londres, c’est la mort qui l’attend.

Ainsi débute son périple dans l’autre Londres. Afin de restituer le livre irréel, Dennis doit plonger dans les bas-fonds occultes de la ville, où il va rencontrer une tribu excentrique de sorciers et de gangsters, ainsi que Grace Shilling, une prostituée qui accepte de l’aider ; le prince Monolulu, un célèbre pronostiqueur hippique prétendant être un prince abyssinien ; ou encore Jack Spot, un truand impitoyable cherchant à s’assurer le contrôle de la pègre. Mais en pénétrant dans le Grand Quand, Dennis se retrouve au cœur d’une série d’événements explosifs, qui risquent de changer à jamais les deux Londres…


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Alan Moore, Long London, t.1, Le Grand Quand, traduit de l'anglais par Claro, éd. Bragelonne, 384 pages, 25 €

vendredi 18 octobre 2024

L'inconnu qu'on a été: Hélène Gaudy aux portes du père

Max Ernst, Le Couple (1923)

        En se lançant dans la lecture d'Archipels, d'Hélène Gaudy, on se dit qu'il va s'agir, sans doute, d'un énième livre sur le père comme il en point tous les quatre matins, mais ce naïf a priori s'évapore bien vite devant l'incroyable enquête menée par l'autrice, une enquête qui consiste moins à re-créer la figure du père, et à se faire le témoin de son passé enfoui, qu'à convoquer les leurres et les puissances de l'écriture afin d'explorer l'île, ou plutôt l'archipel, qu'est toute vie vue de l'extérieur.

Très vite, en effet, ce qui aurait pu être un portrait pointilliste – et qui l'est d'une certaine façon, par la méthode, l'approche – se change en une entreprise quasi paléontologique, où à force de sonder des strates, à force de délicates excavations et de patients archivages, Hélène Gaudy parvient avec une précision qui tient du miracle à rendre sensibles et intelligibles les zones d'ombre qui font qu'une vie se définit autant par ce qu'elle montre que par ce qu'elle tait, cache, écarte. Détourer ne suffit pas, il faut aller plus loin, essayer de comprendre ce qui a présidé à ce détourage, comment "l'inconnu qu'on a été" s'est formé, transformé, inventé.

L'originalité de l'approche à laquelle s'est livrée Gaudy, et ce sur plusieurs années, vient de ce qu'elle a associé l'objet de sa recherche – le père – à son enquête, non seulement parce qu'elle a compris qu'un sujet observé modifiait nécessairement l'observation à laquelle on le soumet, mais également parce qu'elle veut, en impliquant le sujet, amener ce dernier à réinvestir les limbes de son passé. Le père a tourné la page, une page, plusieurs pages sur son passé? C'est donc qu'un livre de la vie a été écrit, puis rangé, mais où? sur quelle étagère range-t-on la somme de ce qui nous a constitué? Ce que tente d'approcher, et ce que, à notre grande stupeur et immense émotion, Gaudy parvient à toucher, c'est la matière folle et fuyante d'une vie en mouvement, autant que les échos et reflets que cette vie disperse dans un présent sans cesse caduque. L'approcher, le toucher, mais surtout le nommer: Archipels n'est pas un compte rendu – on n'y solde aucun compte, en vérité – mais une re-création. Une nouvelle géographie. Le père est un radar qui enregistre tout mais, comme tout radar, il échappe nécessairement à notre surveillance. Comment radiographier un radar? 

Si tout, dans une vie, est bien vite éparpillé, disséminé, effacé, caché, oublié, il faut opposer à cet enfouissement majeur la collecte têtue et patiente de témoins – et dans le cas d'Archipels, ces "témoins" sont moins des êtres que des objets, d'étranges reliques hétérodoxes accumulées par le père dans son atelier parisien. Une caverne d'Ali-Baba, un Fort Knox de la mémoire, un extravagant bazar où ce qui est entassé en dit aussi long que l'entassement lui-même, où il est difficile de savoir si tout ce qui a été conservé l'a été pour baliser la mémoire ou faire de cette dernière un empire imprononçable.

Lisant ce livre, suivant à la trace Gaudy faire de ces traces davantage que des vestiges, on se demande ce qu'elle va trouver, comment elle va faire pour s'extraire de ce labyrinthe qu'est l'atelier, si elle ne va pas y être ensevelie, et nous avec, l'obscur agrégat du passé paternel nous empêchant, elle comme nous, d'entrevoir une lueur donnant accès au père-tel-qu'il-fut. Mais c'est un devenir et non un être que traque – non: qu'appelle, convoque – l'autrice, et voilà soudain que le "temps perdu" qu'elle arpente minutieusement s'élargit comme un poumon qui soudain se défroisse, voilà qu'on quitte partiellement l'histoire subatomique pour entrevoir un plus vaste récit: il y a les voyages, et donc les pays, et forcément l'Histoire, la guerre,  la Résistance, l'Algérie, la bombe dans le désert de Reggane, mais aussi d'autres généalogies, le grand-père qu'on devine un père au carré, et les amours, les flirts, la solitude, et surtout les écrits, les écrits du père, mine infinie de ressources à aucun usage connu destinées, poèmes satellites, une boîte de Pandore qu'ouvrir ne suffit pas – mais la mise à jour d'un continent opaque, quand bien même on échoue à en devenir le patient Champollion, n'est pas un échec: il faut aussi exhumer l'ombre, à défaut de la dissiper, si l'on veut distinguer clairement par quelle éclipse secrète on devient ce qu'on est. Comment, de fils, on devient père, et, dans l'ombre, la foule des soi qu'on a été. L'archipel des autres nous.

C'est pour toutes ces raisons qu'Archipels est un livre unique, infiniment précieux, un livre valeureux, au sens fort – qui a de la valeur et fait preuve de bravoure. Comme si, voulant découvrir le père, on se devait de le re-créer, non pas le réinventer, mais permettre à la galaxie de ses instants perdus de faire œuvre, une nouvelle fois. Et non seulement ça, mais demander qui plus est au père de scruter à son tour tout ce qui, dans sa trajectoire, a pu être sauvé. De lui rendre, pour ainsi dire, sa vie, sous la forme éminemment fragile et dangereuse, d'un livre.

Ce faisant, bien sûr, Hélène Gaudy s'expose, ne serait-ce que dans les anfractuosités de sa quête. A tout moment, elle sait que, de géologue, elle risque de devenir artificière. Que toute matière trop longtemps enfouie peut se révéler explosive, et allez savoir qui sera atteint, irradié. Mais sa prose est une fièvre prudente, qui parvient, sans jamais frôler la formule, à dire très exactement ce qui se joue dès lors qu'on s'introduit dans une mémoire autre. Il fallait pour cela former des miracles, forcer la phrase à survivre à l'enfouissement, et diffuser sereinement au grand jour. Vaincre la vanité de l'aventure généalogique pour explorer et révéler, obstinément et généreusement, l'infinie richesse d'un silence soigneusement orchestré. Retrouver l'aube du crépuscule. Un précédent livre d'Hélène Gaudy, magnifique lui aussi, s'intitulait Une île, une forteresse – un titre qui aurait très bien pu convenir à celui-ci.

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Hélène Gaudy, Archipels, éditions de l'Olivier, 21 €

samedi 5 octobre 2024

La communauté des isolés: Slimane Touhami et les pommes de l'exil


Anthropologue de métier, Slimane Touhami a décidé de se pencher sur le quotidien des ouvriers agricoles marocains venus se casser dents et reins dans le Sud de la France; il les a côtoyés dans les années 80 et suivantes, ces descendants de Chibanis peu gâtés par les Trente Glorieuses. Mais bien que rompu à l'approche sociologique, Touhami, par ailleurs docteur de l'EHESS, ne livre pas une étude austère agrémentée de graphiques et étayée par des statistiques. Il s'aventure davantage du côté du poème en prose, en sa veine baudelairienne, scrutant l'or dans le trivial et taillant des portraits où l'empathie jamais ne s'englue dans la fascination. Une autre façon de dire la peine, l'exil, et la galaxie des attitudes et destins que ces deux mots ne peuvent à eux seuls étreindre.

En une trentaine de "tableaux" (c'est ainsi qu'il dénomme ses chapitres), Touhami sait peindre aussi bien le corps partiellement brisé et l'esprit battant la campagne, la douleur des membres et l'or des rares sourires. Les compagnons de son étude sont pour la plupart des cueilleurs de pommes, gentiment arnaqués par des patrons profitant de leur analphabétisme, égarés dans des vergers sans Hespérides ni espérance – "des pommes gasconnes issus d'un cultivar néo-zélandais qui, demain, feront le plaisir d'une famille allemande en pique-nique au bord d'un lac autrichien". Loin du bled, logés dans des boîtes, ils forment les maillons d'une longue chaîne d'émigrés venus aider la France à se remonter les manches, à défaut de leur tendre la main.

La langue de Touhami, si elle n'oublie pas les outils sociologiques – évoquant "la broyeuse hypermoderne d'une urbanité des marges" –,  s'attache davantage aux callosités des mains, à la texture d'un ciel d'orage, à telle démarche, tel geste. Comme si, pour mieux comprendre ces destins liés à l'exploitation, au racisme et à la déshérence, il importait avant tout de rendre au cadre où ils survivent l'éclat d'un monde dénaturé. L'orage? "Limace titan au pied pourpre, l'orage traîne sa masse vers pour y mourir. […] La menace voilée sur l'horizon, le ciel qui implose, les hommes à la recherche d'un abri, la grêle exécrée."

A la fois profondément ancré dans le réel qu'il décrit et décrypte avec une bienveillance qui ne s'en laisse pas compter, et soucieux de rendre ces tableaux plus vivants que nature, Touhami sait en quelques mots esquisser une silhouette, rendre révélatrice une parole anodine, arracher le singulier d'un sort pour le porter aux nues d'un commun calvaire. Grâce à lui, les ouvriers agricoles deviennent des "princes de Cocagne", mais sans qu'aucune sublimation ne vienne occulter les douleurs de leur destin.

Décidément, après Comment sortir du monde, de Marouane Bakhti (dont on a parlé ici), les Nouvelles éditions du Réveil se révèlent un vivier atypique d'auteurs aussi sensés que sensibles.

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Slimane Touhami, Les Princes de Cocagne, Les Nouvelles éditions du Réveil, 12€

mercredi 2 octobre 2024

Perec, l'ours et la vieille grille


Aujourd'hui paraissent trois nouveaux volumes de la collection Perec 53 lancée par les éditions de L'Oeil ébloui, collection qui comportera 53 textes écrits par 53 écrivain.e.s ou artistes, tous en lien avec l'œuvre de Georges Perec — au programme: un texte d'Anne Savelli intitulé Lier les lieux, élargir l'espace; un autre d'Antonin Crenn intitulé Terminus provisoire, et un troisième de l'auteur de ce blog, Une seule lettre vous manque, texte qui tourne autour de La Disparition et envisage ce roman comme un précis de traduction – et un passeport pour l'au-delà.

A l'occasion de cette triple parution, une rencontre aura lieu jeudi 10 octobre avec les auteur.e.s et l'éditeur. Toutes les infos sont données en dessous de la phrase que vous êtes en train de lire et qui doit s'interrompre afin que vous puissiez lire les infos données juste après sa fin nécessaire mais pas forcément obligatoire puisqu'on pourrait continuer et parler avec ardeur de l'entrepris folle de l'éditeur Thierry Bodin-Hullin, tout comme on aimerait vous reparler du magnifique Musée Marilyn de Savelli ou du passionnant L'épaisseur du trait de Crenn, le premier publié par mes soins aux éditions Inculte, et le second par Publie-net (et chroniqué à l'époque dans Le Monde des Livres par votre serviteur, comme quoi tout est dans tout et le reste dans Télémaque, comme disait mon professeur d'histoire de khâgne), mais l'important est que vous ayez toutes les infos pour vous rendre à cette rencontre, donc il est temps de mettre un point à cette phrase, ou du moins un tirer, ce qui est une façon de finir sans vraiment finir —



vendredi 13 septembre 2024

À la croisée des ondes claires : Viel et Barthes


C'est la rentrée littéraire. Raison de plus pour vous parler de Vivarium, de Tanguy Viel, paru en mars dernier, livre libre et subtilement bipolaire, qui laisse osciller la pensée entre les chemins de l'écriture et les couleurs de la ville, entre une réflexion sur la fabrique de la phrase et l'esprit en proie aux éléments (mer, pluie, rayon de soleil). D'une intelligence éprise de fragilité, la pensée de Viel se livre à des pas chassés avec la forme: l'heure n'est plus au récit, mais au récitatif, et l'auteur forge des images d'une magie impeccable, comme ce passage où le temps ployé se voit offrir une architecture:

"[…] on ne saurait non plus penser les jours sans leur voisinage immédiat, comme autant de voussoirs dont la courbure forme l'arc semainier sous lequel se tenir." (p.15)

Mais ce qui, d'emblée, a retenu mon attention en lisant ce livre, c'est sa parenté avec certains propos de Roland Barthes, tels qu'énoncés dans La préparation du roman, son dernier grand "livre". Une parenté, qu'on devine d'abord, en filigrane, en croisant les mots suivants: "qui ferait se tuiler sans cesse les ondes", "ce fondu des choses", "le respect du tremblé", "le grain des jours", "son étrange matité" – une façon sensible, quasi chimique, d'approcher le réel. Cette parenté, je l'entends également entre  ce que Viel écrit au début de Vivarium, juste après avoir cité T. S. Eliot, lequel parle "du milieu de la vie" comme point de bascule pour un écrivain:

"Voici donc qu'avec les années une forme plus pacifiée d'écriture se fait jour: effet de coups de boutoir donnés trente ans durant, ou bien destin biologique, l'urgence à narrer, parce que satisfaite en partie, tombe ou mollit. […] Je doute que ce soit sans heurts ni retours".

Certes, le mouvement envisagé par Barthes est inverse, puisqu'il songe à se lancer dans le fleuve du roman, mais l'idée d'un basculement "nel mezzo del cammin", était déjà la point d'entrée (et sans doute d'orgue) de La préparation du roman, ce cours magistralement orchestré où Barthes, après avoir justement cité l'incipit de Dante, offre la réflexion suivante:

" […] un moment vient où ce qu'on a fait, ce qu'on a écrit (les travaux et les pratiques passées) apparaît comme un matériau répété, c'est-à-dire comme un matériau ou une activité voué à la répétition et à la lassitude de la répétition."

Et plus loin, ceci:

"Changer, donner un contenu à la 'secousse' du milieu de la vie […]."

Si pour Barthes, la tentation est venue de bifurquer et d'aborder une forme autre que celle du réflexif, en partie suite à un deuil, pour Viel, il s'agit d'éprouver une écriture autre, qu'il qualifie dans un premier temps d'horizontale. Est-ce à dire une écriture assagie, en phase avec les travaux et les jours, confié à un déroulé soi-disant quiet? Vivarium témoigne pourtant non d'un aplanissement du dire, mais bien au contraire d'une autre façon de traiter la trame complexe du réel, une autre façon d'en rapporter et le mystère et la violence, qui n'est pas, dans son extrême liberté avec les formes, sans rappeler la prose d'un Gustave Roud. (Barthes et Roud sont par ailleurs cités dans le livre de Viel.)

Autant dire qu'on sera de plus en plus à l'affût de tout ce qu'écrira Viel maintenant qu'est franchi ce gué tout sauf rassurant.

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Tanguy Viel, Vivarium, Les éditions de Minuit, 18 €

Roland Barthes, La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Editions du Seuil / Points Essais, 14,50€

mercredi 21 août 2024

L'absente de tout bouquet: l'ingénieux voyage au bout des nymphéas de Grégoire Bouillier

Y a-t-il une méthode Bouillier? Si oui, devrait-on s'en inquiéter? Ou devra-t-on s'en réjouir? Le fait est que, si méthode il y a, celle-ci est puissamment organique, délibérément décomplexée, rythmiquement implacable. Ça serait quoi, cette méthode? Prendre un "sujet" et lui tordre le cou? Lui faire rendre gorges? Epuiser le motif après l'avoir décliné à l'envi? Il y a un peu de tout ça dans la façon dont Bouillier s'empare d'un "sujet", sauf qu'ici le mot "sujet" peine à circonscrire ce qui est en jeu. Car les enjeux, précisément, n'ont rien de formels, et ledit sujet est tout sauf un sujet, plutôt un inquiétant dédale rhizomique, une plâtrée de strates mnésiques qui nécessitent une enquête, exigent une quête, à l'aune de la "chose mentale" explorée. Dans le cas du Syndrome de l'Orangerie, il s'agit des Nymphéas de Monet, à la fois les grands panneaux exposés à l'Orangerie, les fleurs aquatiques présentes à Giverny et l'incroyable nénupharisation de la vie psychique du peintre.

Tout part d'un séjour dans l'Hadès, ou plutôt à l'Orangerie, où Bouillier, loin de baigner dans la quiétude de la mare à Monet, éprouve une angoisse plus que latente. Il se rend également à Giverny, pour essayer de comprendre la raison de ce malaise ressenti. Et de préciser que cette expérience a été précédée d'une "visite" des camps d'Auschwitz-Birkenau – en naît alors un récit split-screen des deux "visites",  celle du domaine givernyen et celle du camp de la mort. Le parallèle est osé, et pourrait paraître indécent, mais c'est sans compter l'intelligence feuilletée de l'auteur qui en plus de mettre son enquête à rude épreuve, en éprouve tous les glissements, toutes les errances, les fautes et les failles – sa ténacité lui permet d'explorer toutes les "zones d'intérêt" relatives directement ou indirectement à son "sujet", et d'entraîner le lecteur dans un malestrom de supputations qui, s'il donne le vertige, fascine autant qu'éblouit.

On suit donc, comme en un live hanté par la mort, le parcours mouvementé – mouvement brownien… – d'une pensée à la fois se retournant sur elle-même – introspection – et fonçant telle la flèche de Zénon vers une cible encore inconnue – exploration. Forcément, ça cahote, tourbillonne, dérape, bondit, louvoie, enjambe, rapproche, ligature, démolit : la prose de Bouillier est un subtil mélange d'analyse à tiroirs et d'appels à la complicité, elle ne s'aveugle jamais de son sérieux et prend un malin plaisir à dialoguer avec elle-même: on s'auto-congratule puis on se moque de soi, on se commente, se corrige, se répète, s'exclame, s'interroge, etc. Il est question de Rackham le Rouge, d'Edgar Poe, de Clemenceau, des Tamagotchis, de la débâcle de la Seine, des boîtes Campbell, de James Bond, des Nazis qui n'ont pas tous disparu (loin de là). Il est surtout question de peinture, du chant des couleurs, des avatars de l'ombre, du mystère des formes. Tout ça est bien sûr affaire de vitesse, de rythme, scansion – il s'agit de ne jamais faire de sur-place, de ne pas finir en nymphéa, car peu à peu on devine, on comprend ce que "cachent" les nymphéas, ce que signifie leur extraordinaire et inquiétante prolifération, quel rapport a celle-ci avec certains pans de la vie de Monet.

Bouillier est, à sa façon, un enfant prodige (et un écrivain prodigue): il refuse de se contenter du réel tel qu'il se présente à lui (en livrée, pour ainsi dire) et préfère, en Don Quichotte averti, suivre son instinct jusque dans les Enfers

s'il le faut et s'aventurer en terres inconnues, fouler des sables mouvants. Comme dans ses précédents livres, la "méthode Bouillier" se révèle une formidable machine de guerre – pardon: d'amour ! – au service d'une quête, et ici cette quête a à voir, profondément avec un couple célèbre: l'art et la mort. On ira donc d'un musée à une prison en passant par un camp et un jardin, comme si on traversait une dangereuse Carte du Tendre où la passion, sans être christique pour autant, n'en est pas moins semée de stations de croix. De fleurs du mal, aussi.

Des nymphéas? Oui, mais un nymphéa est un nymphéa est un nymphéa — et on sait que cette répétition fait toute la différence. La manie spéculative de Bouillier est aussi généreuse que contagieuse, et sa "méthode" est avant tout une danse qu'on ne saurait lui refuser – sortez vos carnets de bal.

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Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l'Orangerie, Flammarion, 22€

mardi 20 août 2024

Comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires: Lambert et le "grand" écrivain


En 2009, Emmanuelle Lambert avait publié, aux éditions Les Impressions nouvelles, un court récit intitulé Mon grand écrivain, dans lequel elle racontait sa gestion des archives Robbe-Grillet ainsi que sa fréquentation du "grand" homme.  Quinze ans plus tard, elle revient sur cette expérience, mais bien sûr le regard a changé, la voix aussi – les temps, eux, ont entamé une salutaire pirouette. La vie littéraire a traversé des orages. On lit autrement, et surtout, on ne canonise plus autant, les boulets ont eu le temps de rougir, la poudre sert à autre chose qu'à masquer les défauts. Derrière le feu sacré, on sait désormais humer l'odeur du roussi.

Aucun respect – titre génial ! – n'est pas, loin de là (on s'en rend compte très vite), une réécriture amplifiée de Mon grand écrivain; c'est plutôt une réponse à ce livre, ou, pourrait-on dire, un "repons", car derrière la soliste Lambert s'agite désormais un chœur, celui des femmes qui ont appris à manquer de respect. Au premier abord, on croit un peu naïvement qu'il va s'agir d'un livre sur Robbe-Grillet, raconté par une femme qui l'a fréquenté et qui, très jeune, a dû creuser de troublants tunnels dans une œuvre qui, pour elle, a pris la forme monstrueuse d'archives. Bien sûr, on pourra jouer au jeu fastidieux du récit à clé, et ce n'est rien déflorer que de dire qu'il est question d'un institut qui s'appelle l'IMEC, même si Lambert ne le nomme jamais, pas plus qu'elle ne donne la véritable identité des protagonistes qui veillent à la marche de cet institut – ce délit de fiction, précisons-le, n'est pas là pour éviter les embrouilles juridiques: Aucun respect, s'il n'est pas un roman, joue la carte romanesque pour mieux universaliser certains rapports de forces qui, hélas, relèvent de l'universel, c'est-à-dire de la domination, et, s'il faut préciser, de la domination masculine.

C'est pourquoi Aucun respect est un livre piégé, comme son titre le laisse suggérer. Car il apparaît assez vite que le sujet du livre n'est pas le pape du Nouveau Roman, même si ce dernier reste ici une étoile qui refuse de s'éteindre. En fait, le livre de Lambert est comme un retable: on se dit qu'on va, une fois passés les prémices, une fois écartés les panneaux latéraux, accéder au portrait central, celui du grand écrivain – ah, enfin, des souvenirs, des anecdotes, des ombres qui parlent ! – mais très vite on comprend que le propos est tout autre (quoique le même…). Ce qui ici se joue, se joue dans les rabats, à savoir les expériences d'une femme, son parcours dans un monde peuplé d'hommes sûrs de leur pouvoir (que ce soit dans la rue, les dédales de l'institut ou les foyers).

Ce que nous propose Emmanuelle Lambert, qui après avoir traité trois grands "G" – Grillet Genet, Giono – s'est penchée récemment avec bonheur sur  un C – Colette – (on attend le D de Duras, le W de Wiitig, mais on sera sûrement surpris, puisque Lambert est imprévisible), c'est moins l'histoire d'une fréquentation littéraire que la radiographie d'un milieu masculin. D'un milieu qui se croit le centre. Ou plutôt, l'histoire frottée de ces deux plans: le plan critique et le plan éthique. De même qu'une jeune femme ne peut traverser la rue sans avoir à affronter les remarques et comportements des hommes, elle ne peut traverser le sanctuaire de la littérature sans affronter la tension sexuelle qui semble de tous temps attachée à la figure du grand écrivain, et à celle qu'endossent, en plus ou moins patients bourdons, ses thuriféraires.

Lire Aucun respect est revigorant (et forcément déstabilisant si on est un homme). Ce que l'on pourrait prendre pour des apartés, des digressions, des considérations, est en fait ici la chair vive du récit. Non,  ce n'est pas un album de souvenirs sur l'auteur des Gommes (encore un G !), mais un subtil récit d'apprentissage: comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires, ou du moins quand on a envie de les garder telles. Il y a une histoire d'amour (avec un certain Axel), il y a les fantasmes, les pratiques SM, le sous-pull et les cactées d'Alain, les micmacs du Chef et  de Joseph, des amies, des trains, des photos, des hésitations, des frictions, de l'administratif – il y a surtout la traversée des suffisances. Celle effectuée par une femme à qui on ne la compte pas. Jamais dupe, Emmanuelle Lambert nous raconte ici bel et bien un puissant travail d'archiviste: mais il ne s'agit pas des archives Robbe-Grillet, il s'agit des archives du corps des femmes. Celles qui aboutissent à la réaction qu'on connaît: "on ne peut plus rien dire", cette fameuse saillie qui feint de s'ignorer réplique à l'irréversible "elles ont ouvert leurs gueules". 

Aucun respect est un livre léger: d'un pas alerte, il saute de mine en mine.

lundi 10 juin 2024

Manon au plus près du temps qu'on tisse


D'où vient la beauté, la convulsion d'un texte? De son rythme, qui est comme un sang pulsé ? De ses mots, soudain posés en poings ou caresses? De ses motifs, qui vont et viennent à la façon d'obsessions, de souvenirs, d'effusions, de rites? Le fait est que Signes des temps, le nouveau livre de Christophe Manon, a une façon bien à lui de nouer l'objectif à l'élégiaque, comme s'il s'agissait des deux facettes d'une douleur que rien ne peut enfouir. ni déchirer La phrase, ici, naît et meurt d'un même élan, pour toujours ressusciter.  Elle est tissu et rupture.  Ce qu'elle déploie, elle le froisse, mais dans les plis de ce froissé retentit autre chose. Ici, dans ce texte déchirant/déchiré, l'auteur nous apprend et dévoile des tresses émotives, qui sont comme les filaments ADN d'une vie que, peut-être nous avons vécue.

Il y a du passé, de l'inéffable, de l'empreinte. Et puis il y a cette scansion, au millimètre, qui permet au passé (rude, rural) de mordre le présent, bout de chair après bout de chair.  Ici, la phrase bégaie, mais comme on bêche la langue, dans l'infinie solitude des sillons autant que dans l'impossible croisée de leurs creusées. La phrase halète, fend, se repent, récidive. Ici, l'incantatoire n'est pas une loi d'airain, mais une fragile méthode du retenir. 

"Maintenant, seulement maintenant, cela vient seulement de commencer. J'étais en culottes courtes, l'avenir le monde étaient pleins de promesses, je savais jouer aux billes au cerceau à la balle et tout m'émerveillait, et me voici désemparé et comme touchant le fond, mais de quoi?"

Le "'je" qui parle n'est qu'un point sur une ligne brisée. Il porte l'ombre du passé et pousse le caillou de l'avenir. Seul, il parcourt un vaste cimetière, sait les tombes voraces, C'est un récit et c'est une traversée de paysages. Tout y a droit de cité, les bêtes, les larmes, la battue, les persiennes. Quelque chose qui nous échappe entraîne la phrase, une impulsion qui permet aux mots de claquer, de feutrer, de frôler – le sens, les dérives du sens.

L'anaphore, qui irrigue et tend, permet ici à qui lit d'entrer en lévitation. Sans cesse recommencé, le texte de Manon vous prend la voix et la force en une folle fluidité à revenir au monde et ses accrocs. On est dans un flux et on s'enivre d'aheurtements. 

"Cela devait arriver, oui c'est arrivé. D'un regard implorant. D'oublier tous les coups. Non ce n'est pas ma faute.A jouer à cache-cache. A point nommé. A tort ou à raison? A remuer ciel et terre. Et d'avoir le cœur gros. Le sang coulait à flots."

Rarement a-t-on la chance de lire un tel texte comme s'il vous siphonnait ce qu'on appelait autrefois l'âme et qu'on sait aujourd'hui être la vive et morte matière d'où nous venons, Le passé des funéraires instants de nous-mêmes. Ne lira-t-on qu'un texte en ce mois pourri de juin, que ce soit ces Signes des temps, qui remettent la mémoire en sont territoire de douleur. Et que lève, enfin, le pain perdu des révoltes.

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Christophe Manon, Signe des temps, héros-limite, 16 €


jeudi 16 mai 2024

Le gigot gigote, mais le pou ne se laisse pas caresser

« L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON », a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître ! Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ». Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie !

Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant.

J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.

mardi 9 avril 2024

Ourler d'un noir moins profond: redécouverte d'Arseguel


Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile. Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner. 

Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.

Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:

"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"

Soit:

"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"

C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:

"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)

Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.

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Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€