jeudi 16 octobre 2025

Une géguèrre après l'autre: PTA en déambulateur nostalgique

 


One Battle After Another?

Un fastidieux cartoon, n'arrivant pas à combiner émotion et action, aventure et caricature, PTA réussissant l'exploit improbable de faire du trépidant "mou", au moyen d'un faux suspense qui semble promouvoir un ennui distillé, coupant ses scènes dès qu'il s'aperçoit, mais trop tard, qu'elles sont déjà finies depuis trois minutes, se perdant dans des redites et des redondances sans intérêt frôlant le didactisme, chaque acteur jouant sa partition outrée et complaisante sans la moindre interaction avec l'autre, le chaos filmé à la louche, les idéaux traités comme des démangeaisons, le tout encombré d'allusions pynchonesques et laborieuses qui jurent et nuisent à l'ensemble, plein de gimmicks usés, tartinant une énième et poussive "Prisonnière du désert", s'enlisant souvent dans une pathétique parodie de blackexploitation — bref une grosse machine finalement très lourde et très conventionnelle, où le propos central (la défense des migrants) se dilue vite dans une petite quête généalogique courue d'avance, avec de méchants ploutocrates et des activistes benêts ou sectaires, et un rapport à la sexualité qui sent le dortoir pour ados.

Ne sachant sur quel film danser, le réalisateur piétine de la pellicule au kilomètres, délaissant l'essence de la bataille pour s'enfoncer dans un slapstick vainement étiré et au final invertébré.

Graham Greene / Le Dixième Homme (5)


ÉPISODE 5 – DU SUIF EN TRADUCTION –

Une fois de plus, force est de constater que les traductions vieillissent, et ce souvent pour les mêmes raisons : un lexique et/ou des expressions que le temps n’a pas retenus ; mais aussi: le déploiement du sens au détriment de la rythmique. Prenons la première phrase du livre :
« Most of them told the time very roughly by their meals, which were unpunctual and irregular.”
La traduction, qui est cette fois-ci de Robert Louit, donne ceci :
“La plupart d’entre eux marquaient le passage des heures de façon très approximative d’après les repas, qu’on leur apportait à intervalles irréguliers, sans aucune ponctualité. »
Certes, rien ne se perd du sens dans cette version, si ce n’est que la concision originelle (16 mots) se retrouve péniblement dilatée – presque une trentaine de mots en français. Le « very roughly » appelait peut-être une solution plus resserrée, et la nuance entre « unpunctual » et «irregular » n’est peut-être pas nécessaire en français. Je propose donc :
« La plupart d’entre eux devinaient plus ou moins l’heure d’après leurs repas, servis pourtant de façon irrégulière. »
En gros, dix-sept mots (je ne compte pas les articles élidés…). Ici, l’idée qui préside à la traduction vise à limiter le fameux « coefficient de foisonnement », que j’ai déjà commenté dans des épisodes précédents. Il importe (selon moi) que le lecteur français lise à la même cadence – mieux vaux sacrifier quelques pions (souvent redondants) plutôt que de gâter l’allant de tel ou tel mouvement. Certains mots et certaines formulations – même si l’action se passe pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale – ont désormais des sonorités obsolètes : « l’antiquaille se déglingue » (pour une montre qui est détraquée), « un délit d’ordre sexuel » (pour un viol), « une charade en action » (pour une saynète).

Là encore, rien ne garantit que la nouvelle traduction supportera mieux l’épreuve du temps – l’œuvre est datée, et rien ne peut, ni ne doit, gommer sa spécificité linguistique, telle que déterminée par l’époque. Mais l’on peut, non sans prudence, faire que la poussière qui la menace conserve un certain lustre. Après tout, on restaure bien les tableaux anciens que le temps a suifés.


mercredi 15 octobre 2025

Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (4)


ÉPISODE 4 – DECHIFFRER LE MONDE 

Dans Le Dixième Homme, dès les premières pages, il semble que l’existence – et les menaces qui pèsent sur elle – requiert ce qu’il convient d’appeler simplement, et ce littéralement, une « lecture ». Les prisonniers éprouvent un besoin vital de lire l’heure à leur montre. Quand l’un d’eux s’aperçoit qu’il a oublié de remonter sa montre, c’est un véritable drame. Il a perdu la clé du temps, or le temps était la seule chose qu’il possédait encore, du fait qu’il pouvait encore le mesurer. Et lorsque les prisonniers vont devoir décider lesquels d’entre eux vont être fusillés, ils recourent à un tirage au sort – mais bien sûr, il leur est impossible de « lire » la croix dessinée sur le papier qu’ils vont tirer. Par la suite, c’est par l’écrit – l’acte de donation – que Chavel va sauver sa vie. Puis Chavel peut devenir un autre – Charlot – parce que le gardien de la prison lui a remis un bout de papier portant ce nom.

L’importance des signes prend d’autres aspects, et le monde devient pour Chavel l’équivalent d’une page qu’il ne doit plus signer de son vrai nom sous peine d’être démasqué :
« […] c’était comme si, bien qu’aucun être humain ne prononçât son nom, chaque panneau aux croisements allait le trahir ; les semelles de ses chaussures signaient son nom sur la marge de la route, et les planches du pont qui enjambait la rivière émettaient une note personnelle sous ses pas qui lui paraissait aussi reconnaissable qu’un accent ».
Il manque se trahir en signant une liste de commissions : « il n’y avait quasiment aucune différence entre sa signature actuelle et celle figurant au bas de l’acte de donation ». Certains bruits sont également à déchiffrer : « Les marches grinçaient sous ses pieds, mais à la différence de ses pas vers Brinac, elles ne voulaient rien dire ; elles étaient de nouveau hiéroglyphes que personne n’avait appris à déchiffrer. » Même le col d’une chemise est assimilé à un « papyrus ». Quant à l’église de Brinac, la vision qu’en a Chavel/Charlot parle d’elle-même : « […] il pouvait voir la laide église de briques rouges, dressée comme un point d’exclamation vers le ciel, achevant une phrase qu’il ne pouvait déchiffrer d’ici. » Et quand Chavel et Thérèse marchent sur la route qui mène à Brinac, on assiste à l’équivalent d’une conversation : « Ses pieds à lui avançaient inexorablement telle la plaidoirie d’un avocat ; les pas de la jeune femme, eux, étaient irréguliers comme une succession d’interjections »

Enfin, bien sûr, les noms mêmes ont leur importance, puisque cesser d’être Chavel pour devenir Charlot se révèle vital. D’ailleurs, au moment de mourir, Chavel/Charlot ne parviendra pas à signer son nom en entier, et laissera au bas du document qu’il signe un simple « Ch… ». Une sorte de « chut » inachevé, unique garant du silence qui sied à la mort et au repos d’une conscience. En fait, en échangeant sa vie contre une autre, et en changeant d’identité, Chavel fait du monde un livre truqué, dont il convient de déchiffrer les signes inversés. Ce qui atteste de son identité est désormais une menace ; en désignant la chose, le mot devient dangereux. Tout est devenu affaire d’interprétation.

Comme souvent chez Greene, la perte d’identité (volontaire comme ici, ou accidentelle comme dans Le Ministère de la peur) semble pointer vers une duplicité existentielle. Nous ne sommes que celui que nous acceptons d’être en fonction des autres. A nous d’en faire une force ou une faiblesse. Et bien sûr, la figure de l’espion exprimera chez Greene la gestion idéale de cette double personnalité. Se faire passer pour est le meilleur moyen de passer à travers les mailles d’autrui.

mardi 14 octobre 2025

Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal du traducteur (3)


ÉPISODE 3 – LA FIGURE DU LÂCHE – 

Tout comme dans Deux Hommes en un, Le Dixième homme met en lumière (et en ombre) un personnage de lâche. Dans le premier roman de Greene, Francis Andrews est lâche parce qu’il a peur – peur de son père, peur des contrebandiers, peur de la mer démontée, etc. Et par une logique viciée, il a peur d’être vu comme le lâche qu’il se savait être. Dans ce roman, Chavel, lui, est lâche pour des raisons à la fois similaires et différentes. Ayant échangé sa vie contre celle d’un autre, afin de la sauver, il vit dans une honte perpétuelle. C’est la peur de mourir qui a motivé son geste. Par la suite, sa lâcheté le pousse à se faire passer pour un autre, afin de n’être pas détesté (de Thérèse). Chavel a conscience qu’à la fin de la guerre, ce sont les collabos qu’on va traquer, mais lui a été fait prisonnier des Allemands, il n’a pas collaboré. Pourtant, son crime semble aussi grand, sinon plus grand. Il a collaboré, en quelque sorte, avec le diable (on a vu dans un post précédent qu’il avait conclu une sorte de pacte faustien). Mais si Faust-Chavel a sauvé sa vie (tout en se sachant damné), il est devenu également comme Job : il s’est dépouillé de tout ce qu’il possédait. Sa vie est désormais son seul bien. Et l’on verra à la fin du livre qu’il va « rendre » ce bien dont il a démérité par sa lâcheté.

Jamais Greene ne porte de jugement sur la lâcheté des hommes – à la différence de Sartre, il ne crée pas une typologie du salaud. Tous ses personnages, quelles que soient leurs faiblesses, ont des raisons d’être ce qu’ils sont, et ce qui importe à Greene c’est qu’ils prennent la mesure de ces raisons, et même s’ils ont un libre arbitre, Greene insiste toujours pour resituer ce libre arbitre dans son contexte. Nos actes sont dictés certes par notre caractère, mais ce caractère est plus ou moins malléable face aux circonstances. On ne naît pas lâche ni courageux, on le devient. Face à cette inquiétante évidence, tout jugement se révèle péremptoire, voire arrogant. Non que Greene cherche des excuses à ce qui, au final, relève d’un choix personnel et assumé, mais il refuse la posture du juge, préférant celle, peut-être, du « prêtre », qui écoute et pardonne au nom d’une entité supérieure.

Mais Greene pardonne-t-il ? Qu’on en juge par soi-même : dans Deux Hommes en un, Francis Andrews se suicide à la fin. Dans Le Dixième Homme, Chavel pousse à bout Carosse pour que ce dernier lui tire dessus, se suicidant ainsi par la bande, si on peut dire. Le jugement final revient donc au « coupable », qui échappe à la justice des hommes en se condamnant lui-même et en exécutant lui-même sa peine. Faut-il voir le suicide comme l’ultime courage du lâche – ou une ultime lâcheté ? N’oublions pas que le suicide a été longtemps l’obscur compagnon de Graham Greene, qui, très jeune, a fait plusieurs tentatives (timides, avortées) pour mettre fin à ses jours, allant jusqu’à jouer (il l’a prétendu, du moins), à la roulette russe. Et rappelons-nous le titre qu’il a donné à son « autobiographie » : Ways of Escape. Des moyens de s’évader…

lundi 13 octobre 2025

Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (2)

EPISODE 2 – LA PERSISTANCE DU DOUBLE – 

Décidément, on pourrait écrire toute une thèse sur le motif du double dans l’œuvre de Greene. Le Dixième Homme met une fois de plus ce motif à l’honneur, non seulement dans son intrigue, qui voit un homme prendre la place d’un autre, mais jusque dans le personnage d’un de ces hommes, à savoir ici le maire, Chavel, cet homme qui en prison, après avoir tiré au sort le mauvais bout de papier (ceux qui le tirent sont désignés pour être exécutés par les Allemands), propose une somme d’argent importante pour qu’un autre homme prenne sa place. Greene s’amuse alors à nous le dépeindre comme dissocié : tandis que le Chavel paniqué supplie ses compagnons de le laisser vivre en échange de sa fortune, un Chavel « calme et sans honte » se moque de cet homme paniqué, le félicitant pour ses dons d’acteur puis lui reprochant de marchander. C’est, de façon stupéfiante, exactement le même artifice dont il use dans Deux hommes en un, lorsqu’il met en scène Francis Andrews en perpétuelle discussion avec « le critique en lui ».


Cette obsession de Greene pour l’homme habité par un autre, qui le juge, le moque, est typique et révélatrice de sa conception de l’homme : nous sommes tous partagés entre notre personnalité immédiate, contingente, celle qui réagit aux malheurs, aux choix à prendre, et une autre « persona », qui prend plaisir à nous mettre face à nos contradictions, pointe nos ridicules, et nous fait bien sentir que notre éthique est chose fragile. L’autre en nous : une sorte de dibbouk amusé et distant, un horla narquois, qui gagne à tous les coups : soit nous cédons à ses raisons, soit nous nous enferrons dans l’erreur : dans les deux cas, ce « critique intérieur » l’emporte, soit par son influence, soit en démontrant combien nous sommes prévisibles dans certains contextes. Et c’est comme si cette « division » intérieure, parce qu’irrésolue, et insoluble, faisait boule de neige et contaminait toute l’intrigue, s’incarnant pour de bon via des personnages, des situations, des pensées, etc. Parce que double, nous nous faisons « doubler », au sens de gruger, tout en essayant de duper autrui. Nous sommes tous des agents doubles embarqués dans la pire guerre humaine qui soit : celle qui voit s’affronter notre éthique et notre intérêt.

Cette histoire de double prend chez Greene une dimension quasi faustienne. De même que dans le mythe de Faust, le diable propose une seconde vie en échange de son âme, de même c’est ici la vie sauve que Chavel est prêt à acheter en offrant tout ce qu’il possède – à un moment, Chavel demande au serveur d’un café : « Est-ce que vous croyez au diable, Jules ? ». On assiste ici à un étrange renversement : c’est comme si les rôles s’inversaient, et que celui qui accepte l’argent en échange de sa vie concluait à son insu, à son corps défendant, un pacte faustien, un pacte où il perd la vie mais s’enrichit (tout en sachant que cette richesse, il n’en profitera pas, il la donne à son tour à ceux qui vont lui survivre, c’est-à-dire sa famille, comme si la malédiction se devait d’être transmise). Qui est le diable : celui qui offre sa fortune en échange de sa vie ? celui qui renonce à la vie en échange de la fortune d’un autre ? Chacun, semble-t-il fait un choix où l’éthique est malmenée : le premier pense que tout peut s’acheter, même la vie d’un autre ; le second pense que sa vie, parce qu’on lui en propose une fortune, mérite d’être sacrifiée.

dimanche 12 octobre 2025

Sirat, ou le droit chemin dans l'abîme


Le film d'Oliver Laxe, Sirat réussit à cocher toutes les cases qu'il semble imprudent de cocher au cinéma. Psychologie évacuée, intrigue expédiée en un quart de tour, relations humaines réduites à la portion congrue, émotions volatiles, douleurs rentrées, quête explosée, destins condamnés, fuite vaine, drames repliés sur eux-mêmes – et pourtant, malgré tout cela, le "récit" fracturé auquel nous assistons dans l'impuissance la plus vibrante, est plus que jamais éloquent: dans une ambiance désincarnée où les raves seraient les vestiges d'un désir collectif, où le désastre planétaire se double d'une interdiction de fêter la fin du monde, des individus acculés dans leur ultime désarroi décident d'avancer, d'avancer encore, quitte à errer dans le désert et danser sur des mines.

C'est bien sûr désespérant, mais d'un désespoir qui semble faire de l'insistance à respirer et marcher une forme souveraine de résistance. Alors que la plupart des films s'ingénient péniblement à agencer des dialectiques fumeuses ou à jongler avec de fastidieux renversements, Sirat fonce dans une nuit à jamais transfigurée, où des humains-particules explorent à leur âme défendante d'absurdes mouvements browniens, livrés à un éco-système décharné. Rongé par une musique trance, le décor tremble de tout son vide ocre. Les corps oscillent ou carambolent, les enfants disparaissent, l'éternelle police sévit. La radio crache ses défaites. On est dans les faubourgs du néant, et seule la liberté du corps reste à fêter

Eloge de la fuite dans tous les sens du terme – fuir sa condition, ses affects, ses proches, jusqu'au Temps et l'Espace –, le film s'affranchit de tout message pour offrir une vision radicale de notre déjà-après-monde. En arabe, 'sirat' désigne le "chemin droit" – libre au spectateur de donner un sens adéquat à cette "droiture" suggérée.

Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (1)

L'édition du Troisième Homme que publient les éditions Flammarion (sous l'égide bienveillante, la houlette attentive et la férule amicale de Bertrand Pirel), est accompagnée d'un court roman intitulé Le Dixième Homme. C'est donc reparti pour quelques épisodes de ce journal du traducteur



ÉPISODE 1 – L’AUTORITÉ DE L’AUTEUR –

Une fois de plus, il semblerait qu’il faille se méfier des déclarations d’un auteur habitué à brouiller les pistes. Dans sa préface au Dixième Homme, Greene affirme avoir complètement oublié ce récit qui dormait dans les archives de la Metro-Goldwyn-Mayer. Soit. Il apprend ainsi, un jour de 1983, par un Américain, que la MGM a proposé d’en vendre les droits à un éditeur, et il se souvient alors avoir vaguement signé un contrat en 1944 avec la MGM, à partir d’une simple idée, juste quelques lignes, et ce afin de mettre les siens à l’abri financièrement. Mais lorsque l’inconnu lui envoie le manuscrit, il ne s’agit pas de quelques lignes, mais d’un court roman, que Greene a la surprise de trouver « très lisible », allant même jusqu’à prétendre qu’il le préfère au Troisième Homme. Qu’en est-il exactement ?


En 1943, Greene travaille comme éditeur avec Douglas Jerrold pour la firme Eyre & Spottiswoode, l’éditeur de la King James Bible, où il est chargé de développer le département Fiction – il publiera ainsi Titus Groan de Merwyn Peake, ainsi que The English Teacher de R. K. Narayan. Pendant cette période, Greene se remet à écrire : la libération de la France s’accompagne alors d’un cortège d’histoires, d’anecdotes, d’atrocités et Greene « pitch » Le Dixième Homme à Alexander Korda en vue d’en écrire le scénario. Le 6 novembre 1944, il signe un contrat avec la MGM, pour une somme de 1500£, contrat dans lequel il abandonne les droits de l’œuvre à venir à celle-ci. Greene écrit alors ce court roman et l’envoie à la MGM.

Redécouvert des années plus tard, les droits du Dixième Homme sont rachetés par l’éditeur Anthony Blond. Une fois de plus, comme cela avait été le cas pour Le Troisième Homme, Greene estime que le texte n’a été écrit que pour donner lieu à un scénario, non pour être publié tel quel. Il s’oppose donc à sa publication. Blond passe alors un accord avec l’éditeur de Greene, Bodley Head, afin qu’ait lieu une coédition en 1985 – et Greene de toucher 22 000 £ de royalties l’année suivante.

Greene a-t-il vraiment oublié qu’il avait écrit ce livre, un roman dont le titre résonne aussi fortement avec celui du Troisième Homme ? Le fait est que, dans la bibliographie officielle de Greene, publiée en 1979, et disponible en bibliothèque, figure Le Dixième Homme, dont il est précisé qu’il s’agit d’un manuscrit inédit. Oui, car Greene avait vendu un exemplaire du manuscrit, ainsi que d’autres écrits, à l’Université du Texas, y adjoignant une lettre de son agent adressé à un bibliophile que ce titre intéressait. Ce bibliophile avait demandé à Greene s’il était possible d’en envisager la publication, mais Greene lui avait fait savoir par son agent que la MGM en détenait les droits. La lettre de l’agent est datée du 30 mars 1967. Il était bien sûr plus intéressant, au niveau promotionnel et lucratif, d’accréditer la thèse du fameux (et précieux) « manuscrit perdu ». — Perdu, oublié, refusé, loué, publié : la mémoire de Greene est une drôle de machine, décidément.

samedi 11 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme (12)


Épisode 12 – UN SECOND TROISIEME HOMME –

La chose est connue : Graham Greene était ami avec Kim Philby, cet important officier des services secrets britanniques qui se révéla être un agent russe. Philby avait deux autres complices, infiltrés comme lui au MI6, et quand ces derniers furent démasqués (mais après avoir été exfiltrés en Union soviétique), les soupçons se portèrent alors sur un mystérieux «troisième homme », qui n’était autre que Philby. Ce dernier, qui avait huit ans de moins que Green, avait été son superviseur lorsque l’écrivain, recruté par les services secrets, était chargé de surveiller les activités de l’Abwehr allemande au Portugal en 1943. Démasqué à son tour, Philby alla se réfugier en URSS où il passa le reste de sa vie, et où Greene lui rendit visite. En 1968, Greene préfacera le livre de Philby, My silent war, et écrira ceci :
« La fin, bien sûr, justifie les moyens aux yeux de Kim Philby, mais c’est là une conception adoptée, peut-être moins ouvertement, par la plupart des hommes impliqués dans la politique, si l’on juge par leurs actes, que ces hommes politiques soient un Disraeli ou un Wilson. ‘Il a trahi son pays’ – oui, peut-être l’a-t-il fait, mais qui parmi nous n’a pas trahi quelque chose ou quelqu’un qui soit plus important que son pays ? »
Le fait est que Le Troisième homme n’est pas sans lien avec la personnalité de Philby. Rappelons tout d’abord que Philby avait été présent à Vienne en février 34, et qu’il avait contribué à cacher des gens dans les égouts de la ville avant de réussir à les faire sortir d’Autriche clandestinement – nul doute qu’il en avait parlé à son ami Graham. Et puis il y a les conditions dans lesquelles Greene recueillit des informations sur Vienne. A son arrivée, à la mi-février 1948, seulement doté d’une vague idée de l’histoire qu’il compte écrire – une phrase notée au dos d’une enveloppe en septembre 47 –, il déjeune avec le colonel Charles Beauclerk, un contact du SIS (le fameux MI6), qui l’emmène entre autres escapades faire une visite des égouts, et l’informe également de l’existence d’un trafic de pénicilline. C’est du moins la version « officielle », que donne Greene des sources de son inspiration dans le second volume de son autobiographie, Ways of Escape.

Mais le fait est que c’est une autre rencontre qui l’aide à bâtir son récit. En effet, à l’instigation d’Elizabeth Montagu, une assistante du producteur Korda, Greene rencontre un correspondant du Times, Peter Smollett. Ce dernier, de son vrai nom autrichien Hans Smolka, a travaillé pour le département russe du Ministère de l’information, où il a fort bien pu croiser le chemin de Greene. C’est surtout un espion russe, proche de Philby. Et il a déjà rédigé plusieurs articles sur les égouts, les patrouilles de police dans Vienne, et le trafic de pénicilline. Or, quand Elizabeth Montagu lit le premier jet de Greene – que celui-ci rédige rapidement, en Italie, entre le 2 mars et le 24 avril 48 –, elle s’inquiète de ce que le journaliste puisse faire un procès à son producteur pour plagiat. Il s’en suivit un contrat signé avec Smollett, où moyennant 210 £, il s’engage à ne pas chercher de noises à la production. (Pour l’anecdote, dans une scène du film, on entend le colonel ordonner au chauffeur de sa jeep de l’emmener dans un bar. « Smolka », lance-t-il pour seule indication…)

vendredi 10 octobre 2025

Marche ou crève : Quand King éclate le crâne de l'Amérique


Comme la ville où j'habite possède un cinéma d'art et d'essai, je ne me prive pas (moyennant cinq euros) d'aller voir tout ce qu'ils passent (ou presque). C'est ainsi qu'hier soir, n'écoutant que mon courage, je suis allé voir Marche ou crève, sans savoir de quoi il s'agissait, juste ce que c'était un film labellisé "horreur" et interdit au moins de seize ans. Or il se trouve que Marche ou crève, réalisé par Francis Lawrence, et adapté de The Long Walk de Stephen King est tout sauf un film d'horreur, plutôt une fable radicale sur l'Amérique actuelle. Imaginez: cinquante jeunes marchent sur une route, soi-disant pour redorer le blason d'un pays ravagé par une guerre interne (on n'en sait guère plus, mais visiblement la misère règne), le but de cette "manifestation" (l'inverse en fait d'une "manif") est réduire le nombre de participants à un seul, le dernier à survivre à cette rando de l'enfer.

Oui, car ceux qui lambinent ou traînent la jambe ou capitulent sont abattus séance tenante. Le film se "résume" donc, d'un point de vue cinématique, à des plans sur des corps qui avancent, des visages qui souffrent, des êtres qui parlent: les rivalités cèdent peu à peu la place à une camaraderie tragique (puisqu'il n'y aura qu'un seul "gagnant"). Et cette longue marche est supervisée et encouragée par une sorte de généralissime autoritaire, une sorte de père tout sauf spirituel qui mène cette mini-nation de marcheurs à sa perte inéluctable. Sans concession, rythmé par la chute de quarante-neuf corps abattus, le film se concentre sur quelques destins déjà brisés, attirés au début, pour certains, par l'appât illusoire du gain, mais découvrant à mesure que leur parcours christique se rapproche du golgotha de la ligne d'arrivée, que seule la solidarité peut faire front contre la folie quasi trumpienne qui les manipule.

Stephen King, executive producer du film, a par ailleurs modifié la fin de l'histoire, par rapport à celle proposée dans son roman. En passant du contexte initial (la guerre du Vietnam) à l'Amérique selon Crazy Trump, le récit implacable de King s'offre une fin nettement plus radicale. Un peu comme dans cette autre version de la chanson de Vian, Le Déserteur, qui s'achevait par ces mots : "et que je sais tirer."

PS Si j'ai le temps je vous parlerai de Sirat. Mais pas de L'intérêt d'Adam (bof bof) ni de Nino (aussi vide que creux).


Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (11)


Épisode 11 – Les westerns mystérieux – 

 Dans le roman de Greene, le héros est un écrivain du nom de Rollo Martins ayant publié des westerns sous le pseudonyme de Buck Dexter (et qu’on confond avec un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter…) Invité à une rencontre avec le public, cette double identité contradictoire est source d'échanges décalés, éminemment drôles mais néanmoins révélateurs de ce fameux cloisonnement entre littérature blanche et divertissement. Deux titres sont attribués à Martins : "The Lone Rider of Santa Fe" et "The Oklahoma Kid", deux titres bien sûr dont le public venu l'écouter n'a jamais entendu parler… 

 Bien sûr, il s’agit là de livres imaginaires, même si le premier a titillé certains malins au point qu’a circulé une fausse couverture dudit livre (cf. illustration). Quant au second, son titre ne saurait être une coïncidence ; il existe en effet un film de ce titre, réalisé par Lloyd Bacon et sorti dix avant "Le Troisième Homme", avec James Cagney et Humphrey Bogart au casting, qui était lui-même un remake d’un film de 1929 réalisé par JP MacGowan. On peut s’étonner du choix de Greene : imaginer un Anglais auteur de westerns. Un stetson à la place d'un chapeau melon… 

C’est sans doute pour Greene une façon de rappeler les liens entre lecture et innocence, enfance et rêverie – et de faire de Rollo un homme qui n’a pas vraiment grandi, qui a lu petit des westerns et cherche, via l’écriture de tels romans, à rester en contact avec sa naïveté perdue. L'écrivain, un cavalier solitaire, un "kid" à jamais perdu dans le monde un peu trop sérieux des adultes…

jeudi 9 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (10)


Épisode 10 – L’ETRANGE DESTIN DE HARRY LIME –


  Le Troisième Homme (le film, plus que le roman) doit en partie sa renommée) à ce fameux air que siffle Harry Lime, et qu’on entend jouer à la cithare dans plusieurs scènes. On sait avec précision comment cet air est parvenu à figurer dans le film : Carol Reed, le réalisateur, cherchait désespérément un air qui puisse servir de ritournelle, et c’est en entrant dans un bar à vins de Vienne qu’il tomba sur la personne d’Anton Karas. Mais Karas n’avait jamais rien composé de sa vie et Reed dut le convaincre de venir en Angleterre où le réalisateur le séquestra quasiment dans un studio d’enregistrement jusqu’à ce que le pauvre Karas, qui n’avait qu’une envie, retourner dans son bar à vins viennois, après douze semaines passées à suer quatorze heures par jours, finisse par accouder du célèbre air. Air qui fit sa renommée mondiale, l’amenant à jouer devant la princesse Margaret ou le Pape Pie XII.

L’air de Karas fut même repris lors d’une série radiophonique de la BBC intitulée Les Aventures de Harry Lime. Sur cette série, on dispose de quelques infos assez surprenantes. E effet, un certain Harry Alan Towers, producteur de radio, qui avait le même agent de Graham Greene, s’est aperçu que ce dernier n’avait pas vendu les droits du personnage de Harry Lime au moment de la vente du scénario. Welles a alors signé avec Towers pour produire les aventures du personnage qu’il incarnait dans le film de Reed. Il s’agissait de préquels mettant en scène certaines des choses moins sombres que Harry Lime était censé avoir faites. Seize épisodes – sur les 52 enregistrés par les Américains– furent été acquis par la BBC : on peut d’ailleurs les écouter à cette adresse. Welles est crédité comme auteur de dix scripts, y compris le premier épisode, ‘Trop de voyous’, diffusé le 3 août 1951. Le cinquième épisode s'intitulait ‘Vaudou’, un sujet sur lequel Orson Welles avait beaucoup d'expérience, remontant à son séjour en Amérique du Sud pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque épisode commençait par le thème musical du Troisième Homme, l’air de Karas joué à la cithare, interrompu par une détonation d’arme à feu. Puis la voix de Welles prenait le relais : « C’est le coup de feu qui a tué Harry Lime. Il est mort dans les égouts de Vienne, comme le savent ceux d’entre vous qui ont vu le fim Le Troisième Homme. Oui, tel fut la fin de Harry Lime… mais ce n’était pas le début. Harry Lime a eu de nombreuses vies… et je peux toutes les raconter. Comment je le sais ? Très simple. Parce que mon nom est Harry Lime. »

Mais ce n’est pas tout, les aventures de Lime ne s’arrêtent pas là… Quinze des 52 épisodes furent adaptés en un volume de nouvelles intitulé Les Vies de Harry Lime, publié en 1952 par l’éditeur Pocket Book en Angleterre. Comme auteurs de ce livre sont mentionnés “Orson Welles and others »…

Mais ce n’est pas tout (bis). Welles essaya de tirer un scénario de long métrage d’un des scripts radiophoniques (script portant le nom de « Buzzo Gospel », mais aussi de « The Dead Candidate »), scénario qu’il proposa au producteur du Troisième Homme, Alexander Korda. Le projet n’aboutit pas, et le scénario donna lieu à l’écriture d’un roman, rédigé « directement» en français par Maurice Bessy (qui était pourtant crédité comme traducteur…), et publié en France en 1953 sous le titre Une grosse légume mais sous le nom de Welles (et par ailleurs jamais publié en Angleterre… puisqu’il n’existait apparemment pas de version originale, juste un script).

En fait, l’histoire est plus compliquée (ter !)… Car Welles avait fait courir une fausse rumeur en déclarant que livre Une grosse légume était la traduction et l’adaptation romanesque d’un traitement filmique qu’il avait rédigé pour Korda. Or en 1978, un certain Matthew Asprey Gear a découvert, dans les archives du Musée national du cinéma à Turin le texte original du roman, signé par Welles, texte acquis par le Musée lors d’une vente aux enchères puis remisé dans ses archives, où l’on pensait à tort qu’il s’agissait d’un simple traitement (il affichait comme titre juste V.I.P.). Ce n’était donc pas un traitement qu’avait traduit Bessy, mais bien un roman écrit par le grand Orson. Encore que — car rien n'est sûr et certain dès qu'il s'agit de Kane/Arkaddin/Lime et consorts…

mercredi 8 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (9)


ÉPISODE 9 – TOUS AUX ENFERS ! – 

On peut lire, bien sûr, Le Troisième Homme, comme un roman d’espionnage dans l’immédiat après-guerre, voire même comme un texte destiné à servir de base à un scénario en vue d’un film à venir. Mais on peut aussi le lire comme une réécriture assez flagrante du mythe d’Orphée et Eurydice, au sous-texte homosexuel. Rappelons d’ailleurs qu’à la première lecture du script, le producteur américain Selznic, ne comprenant pas pourquoi, après avoir appris la mort de Lime, Rollo ne rentre pas tout bonnement chez lui, avait déclaré à un Reed et un Greene médusés : « What’s all this buggery ? » – autrement dit : « C’est quoi cette histoire de pédés ? »

De quoi parle Le Troisième Homme ? D’un couple, composé de deux hommes (Martins Rollo et Harry Lime) liés depuis toujours par un amour apparemment indestructible. Un couple qui n’est pas sans rappeler celui de Deux hommes en un, composé, lui, du jeune Francis Andrews et du contrebandier Carlyon. Et comme dans ce précédent roman, l’homme aimé – admiré ! – doit mourir. Et bien sûr, l’amant délaissé n’a qu’une envie : aller rechercher aux enfers l’être perdu. Ici, les enfers, c’est Vienne, et plus particulièrement les égouts de Vienne, dans lesquels Rollo s’aventure pour retrouver Lime. Ironiquement, les rôles semblent inversés par rapport au mythe d’Orphée et Eurydice, ou du moins viciés : Rollo n’est pas un poète doté d’une lyre, mais un simple écrivain de westerns, et ce n’est pas lui qui chante, mais Lime, lequel siffle un air entêtant (et l’ironie veut que dans le film de Carol Reed, l’instrument choisi pour jouer l’air de Lime soit une cithare, cithare qui remonte à la Grèce antique et est proche de… la lyre). 

Chez Greene, mourir et trahir semblent souvent indissociables, et on assiste toujours à ce moment éminemment tragique où l’homme trahi est amené à tester les limites de son amour. C’est à lui seul de décider si en trahissant, l’être aimé a démérité de l’amour du trahi. A lui seul qu’échoit le droit et d’en décider et d’éliminer le traître. Ici, donc, Orphée tue Eurydice, exactement comme dans le mythe, au moment même où Lime/Eurydice s’apprête à sortir des enfers/égouts. Car c’est bien ainsi que Greene nous décrit les égouts de Vienne :
« Quel monde étrange et inconnu de nous gît sous nos pieds ; nous vivons au-dessus d’un monde de cavernes, de chutes d’eau et de cours d’eau tumultueux, avec des marées comme dans le monde au-dessus. »
Greene, bien sûr, ne cite pas le fameux mythe grec, il préfère nous envoyer sur une autre piste en comparant les égouts au mythique pays d’Ophir, et plus précisément au monde souterrain tel que l’a immortalisé le roman de Ridder-Haggard, Allan Quatermain et les mines du roi Salomon.

Greene : « Si vous avez déjà lu les aventures d’Allan Quatermain et les récits de ses voyages sur le fleuve souterrain qui mène à la cité de Milosis, vous pourrez vous représenter la scène du dernier combat livré par Lime. »
Ridder-Haggard : « Un tournant de la rivière révèle enfin la ville de Milosis […] la merveille et la gloire de Milosis, c’est l’escalier du palais […]. »

Or c’est précisément sur cet escalier que meurt Lime… Tout ça est typique de Greene. Au lieu de nous renvoyer directement au mythe d’Orphée et d’Eurydice, qui aurait l’inconvénient d’insister un peu trop sur la dimension homosexuelle latente de la relation Rollo/Lime, il préfère nous donner, comme filtre de lecture, un roman d’aventures, roman qui a le mérite d’être lié à l’enfance – on a vu dans un post précédent combien Greene attache d’importance aux lectures d’enfance, profondément fondatrice.

mardi 7 octobre 2025

GRAHAM GRENE / LE TROISIÈME HOMME / JOURNAL DE TRADUCTION (6)


Épisode 6 – UNE VALSE À DEUX NOMS 

Ce qu’il y a de remarquable, dans la façon dont se déroule l’intrigue du Troisième Homme, c’est moins le mystère entourant la « mort » de Harry Lime que le système narratif mis en place par Greene, petit chef-d’œuvre de dédoublement. En effet le récit est fait à la première personne par un certain Calloway, que Rollo Martins appelle une fois sur deux Callaghan, récit centré autour du récit que fait Rollo Martins à Calloway, un Rollo Martins qui lui-même semble avoir deux personnalités, l’une désignée par Rollo, l’autre par Martins, et qui, pour comble, signe ses livres du pseudonyme Buck Dexter, ce qui lui vaut d’être pris pour un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter. Tout le monde suit?

On a donc droit à un changement de perspective permanent, et souvent inattendu, comme si une caméra centrée sur Rollo Martins reculait, nous arrachant au récit pour nous montrer Calloway de dos écoutant Rollo débiter son récit. Deux temps se chevauchent ainsi, avec des décrochements incessants qui neutralisent ou accentuent le suspense, mettant sans cesse en doute ce que nous lisons : ce à quoi nous assistons est en réalité un récit rapporté. Et comme pour insister sur cette supercherie diégétique, Greene place au centre de ce court roman une scène emblématique : Rollo, auteur populaire d’ouvrages, doit jouer le rôle d’un auteur sérieux de littérature, au cours d’une rencontre littéraire organisée par Crabbin (qu’on ne confondra pas avec un autre personnage du nom de Harbin !), reproduisant ainsi la position de Greene qui pendant longtemps divisa son œuvre en romans d’entertainment et romans sérieux.

Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là, comme on va le voir. Le jeu des masques continue : On demande à Martins/Dexter quel auteur a eu le plus d’influence sur lui, et il répond Grey (pour Zane Grey, célèbre auteur de westerns) mais Crabbin explique au public qu’il veut parler en réalité de Gray (pour Thomas Gray, un poète anglais du XVIIIe siècle). Comme Rollo le corrige et explique qu’il parle bien de Zane et non de Thomas, Crabbin explique au public que c’est une blague de Rollo, car Zane Grey est un auteur de westerns, un « amuseur public », ce qui agace prodigieusement Rollo, qui lui adule Zane Grey. La mise en abyme devient alors vertigineuse : Rollo, à qui on demande le titre du roman sur lequel il travaille actuellement, répond ceci : Le Troisième Homme.

Quant au personnage du Dr Winkler, on notera que Rollo s’ingénie à l’appeler « Winkle » et non Winkler – en anglais, « winkle », c’est le bigorneau – rien de très flatteur, donc. Ajoutons, comme si ça ne suffisait pas, qu’il est fait mention au chapitre d’un « Mr Schmidt » (un assistant de Crabbin) alors que la petite amie de Lime s’appelle Anna Schmidt… Bref, c’est un véritable carnaval, une danse des masques, un jeu de chaises musicales – un roman-valse à trois temps.