mardi 29 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 17 / VERSION LANG


• ÉPISODE 17 – VERSION LANG

Comme nombre de romans de Greene, Le Ministère de la peur a été adapté au cinéma, en l’occurrence par Fritz Lang, deux ans seulement après sa parution. Titre français: Espions sur la Tamise

On le sait, Lang a fui l’Allemagne nazi dix ans plus tôt pour s’installer aux États-Unis où il tourne de nombreux films d’espionnage à caractère antinazi (Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi !). Pour adapter le roman de Greene, des coupes sombres ont lieu : exit purement et simplement l’épisode de l’amnésie et toute la deuxième partie dans la maison de santé du Dr Forester.

Contraint de resserrer l’intrigue, le scénariste s’efforce de rendre haletantes les déconvenues de Rowe, rajoutant des éléments dramatiques, comme un faux aveugle, une usine d’armement bombardée, des fusillades sur un toit, une voyante aguicheuse, un dénouement très différent, et une dernière scène inutilement légère – tout en conservant certaines phrases du roman.

Mais Lang réussit à transmettre l’atmosphère irréelle qui infuse le roman, comme dans la scène de la kermesse où les organisateurs se figent soudain dans un inquiétant silence. Certes, l’acteur Ray Milland sourit trop pour quelqu’un qui a assassiné sa femme et est traqué par des espions nazis, certes le personnage de Clara Hilfe joue un peu trop les espiègles énamourées, mais la partition tout en ombres et angles coupants que déploie Lang restitue en partie la petite musique interlope mise en place par Greene.

La séance de spiritisme, soutenue par un éclairage irréel où chaque visage est détouré de façon fantomatique, fait un peu oublier la découverte absurde d’une tranche du gâteau sur un mur en ruines. On est encore loin, toutefois, du Troisième Homme réinventé par Carol Reed…

lundi 28 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE: ÉPISODE 16 :: voir double

 



• EPISODE 16 – VOIR DOUBLE

Dans Le Ministère de la peur, tout est double – les événements, les personnages, le temps, l’espace, le rêve… Arthur Rowe devient Digby à la suite d’une amnésie. Anna Hilfe est comme une autre femme à ses yeux après son amnésie. Willi et Johns aident tous les deux Rowe mais en jouant en double jeu. Le détective Rennit trouve une contrepartie dans l’inspecteur Prentice. L’amnésie de Rowe opère une coupe sombre entre passé et présent. Le fameux gâteau a deux poids différents. Le livre Le Petit Duc est à la fois dans le roman et en exergue. Par deux fois une bombe explose près de Rowe. Rowe est interné deux fois dans un asile psychiatrique. Rowe se pense coupable deux fois d’un meurtre. La maison de santé possède deux ailes distinctes. Rowe confond les deux Mme Wilcox (la mère et l’épouse). Plusieurs personnages existent sous deux identités différentes.

On pourrait multiplier à loisirs les exemples de gémellité tout au fil du texte. Cette omniprésence du « double » renforce la dimension onirique du roman de Greene, son ampleur cauchemardesque. C’est le côté « éternel retour » du Ministère de la Peur. Tout revient une seconde fois afin d’éprouver le rapport au réel du héros. Le fait qu’il y ait amnésie autorise cette duplication systématique – l’amnésie devenant ainsi un moteur romanesque implacable : puisque tout est oublié, tout peut recommencer. L’amnésie devient également l’équivalent mental d’une opération légale (l’amnistie : Rowe retrouve la liberté) et d’une opération religieuse (l’absolution : Rowe n’est pas coupable). Bien sûr, l’oubli ici est pallié par le rêve, dernier garant trouble de la mémoire), en un jeu oscillant qui relance la donne de la psychanalyse.

Rappelons enfin que Greene, pendant un temps, opéra une distinction entre ses romans « divertissants » et ses romans « sérieux ». Pour le grand bipolaire et l’atypique espion qu’était Graham Greene, ces effets de miroir ne pouvaient qu’aboutir à une fascinante esthétique du « voir double ».

samedi 26 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 15


• ÉPISODE 15 – DERRIÈRE LA PORTE VERTE 

 En filigrane du Ministère de la peur se cachent certains éléments de la vie de Greene, preuve s’il en est que ce soi-disant roman d’espionnage est avant tout une façon discrète pour lui de laisser infuser rêves et souvenirs dans le récit. Quelques exemples : quand Rowe, devenu amnésique, se demande quel métier il a bien pu exercer avant de perdre la mémoire, une de ses premières hypothèses est : explorateur. Et dans la troisième partie, il est dit ceci : « Il n’était pas important, il n’était pas devenu un explorateur » (une phrase qui dans la traduction de Sibon devient hélas : « Il ne comptait pas, il était loin d’être une célébrité. »). Le fait est que Greene, quand il était enfant, avait eu l’occasion de rencontrer sir Ernest Shackelton et rêvait de participer à une exploration dans l’Antarctique. Il avait même écrit à un autre explorateur, William Speirs Bruce, pour lui signaler quelques erreurs dans son ouvrage Exploration polaire… 

On trouve également dans le roman une porte particulière, celle qui garde l’entrée à l’infirmerie où sont internés les patients dits violents : « the green baize door ». Une porte capitonnée d’un tissu vert servant à insonoriser la pièce au-delà. En d’autres termes, une porte recélant un mystère, un danger, un interdit. Ce type de porte, Graham Greene ne la connaissait que trop : elle séparait le bureau de son père de l’école où celui-ci officiait comme directeur, et était comme une frontière entre deux mondes, deux sphères, celle de l’intime et de l’école — « The school began just beyond my father’s study », écrit Greene dans son autobiographie intitulée A sort of life, « through a green blaize door ».. L’école commençait juste derrière le bureau de mon père. A la fois concrète et symbolique, elle marquait pour Greene le passage d’un monde où il était relativement à l’aise à un autre monde, hostile celui-ci et dont il chercha vite et par tous les moyens à s’extraire.

Rowe, par deux fois interné dans un hôpital psychiatrique, est évidemment inspiré de la vie même de Greene, lequel était par ailleurs bipolaire et sujet aux dépressions à répétition – à seize ans, l’auteur du Ministère de la peur fut traité pendant six mois par un psychanalyste du nom de Kenneth Richmond. Il se trouve par ailleurs que ce dernier était spirite, or Greene s’intéressa à plusieurs reprises au spiritisme (cf. l’importance de la séance de spiritisme chez Mrs Bellairs au début du récit). Comme de bien entendu, le Dr Forester, le psychiatre du roman, s’intéresse lui aussi au spiritisme…

On signalera également la description que fait Greene des effets du Blitz à Londres, opérant des coupes sombres dans la ville – les « untidy gaps between the Bloomsbury houses » sont à rapprocher de ce que Greene dit à Anthony Powell dans une lettre adressée à ce dernier : « Londres est incroyablement agréable ces jours-ci avec tous ces nouveaux espaces à découvert (all the new open spaces) ». Ajoutons à cela la propre demeure de Greene (la Clapham Common House), détruite par une bombe comme celle de son héros – Greene dormait (fort heureusement) chez sa maîtresse la nuit où elle fut détruite…

vendredi 25 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 13

 


• ÉPISODE 13 – UNDERGROUND REQUIEM

Dans Le Ministère de la peur, le rêve est une seconde vie. Outre les ambiances oniriques – la kermesse au début du livre, les descriptions de Londres pendant le Blitz – et l’importance de la nuit et de l’obscurité (le black-out opérant comme une nuit redoublée, voire transfigurée), Greene se livre souvent à des digressions sur l’importance du rêve.

A la fin du premier chapitre, quand une bombe tombe sur l’immeuble où se trouve Rowe, il est dit qu’une explosion est une « chose étrange. Elle peut avoir le même effet qu’un rêve gênant dans lequel un homme se venge furieusement d’un autre homme, vous laissant tout nu en pleine rue ou vous surprenant dans votre lit ou sur le siège des toilettes face aux regards des voisins. » Plus loin : « Dans un rêve, on ne peut pas s’enfuir ; les pieds sont comme plombés ; impossible de s’éloigner de la porte menaçante qui s’entrouvre imperceptiblement. » Quant au chapitre 5, intitulé « Entre éveil et sommeil » – un des plus troublants et des plus atypiques du livre – il propose une plongée radicale dans l’inconscient, l'écriture se disloquant pour mieux témoigner du tissu déchiré dont sont faits les rêves. A un autre moment, évoquant le temps béni de l’adolescence, Greene écrit : « On pouvait se moquer des rêves, mais tant qu’on avait la capacité de rêver éveillé, on avait une chance de pouvoir acquérir les qualités dont on rêvait. » Enfin, il est conseillé également à un moment à Rowe d’aller « underground » – et ici Greene joue avec les deux sens du mot : à la fois les abris où se protéger des raids aériens, et des sortes de limbes où errer sans fin.

Dans un épisode précédent, j’ai dit qu’il y avait quelque chose de profondément « nervalien » dans ce roman. Mais plutôt que Nerval, référence un peu trop française pour Greene qui pourtant est un grand lecteur d’auteurs français, c’est du côté de George William Russel qu’il faudrait aller fouiner : ce poète (et peintre) irlandais (et mystique) qui signait ses textes AE (ou Æ, ou A.E.) et, fort de ses nombreuses visions, avait décrété qu’une conscience supérieure transcendant veille et sommeil était responsable de la création des rêves. Un poème de Russel en particulier – Germinal – joue un rôle subliminal dans un autre roman de Greene, La puissance et la Gloire.

En fait, chez Greene, le rêve et l’enfance forment une étrange coalition. L’enfance, une fois perdue, laisse l’homme dans un état second, où il n’a de cesse de se demander s’il rêve la réalité ou si la réalité le rêve – et souvent ledit rêve tourne au cauchemar dès qu’il se confond avec la réalité.

jeudi 24 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 12

 


• ÉPISODE 12 – TRADUIRE & MOUDRE

Les traductions vieillissent pour des tas de raisons et, parmi ces dernières, figure celle des expressions, lesquelles ont tendance à prendre des rides avec le temps. Si l’on traduit « he felt a slight resentment » – comme le fait Marcelle Sibon – par « il gardait une dent contre », il y a fort à parier que cette dent proverbiale sera un jour cariée. Et si vous traduisez « to recover » par « se retremper les nerfs », il y a des chances pour que cette trempette nerveuse se dissipe dans l’éther du temps…

Mais comment savoir, au moment de traduire, que « se retremper les nerfs » fait partie des expressions dont va se repaître la désuétude ? Comment le traducteur peut-il deviner que même le mot « obsolète » sera un jour obsolète ? On touche également là à l’épineux problème de la traduction différée, c’est-à-dire de la traduction d’un texte ayant pas mal d’années au compteur. Doit-on coller au langage de l’époque ? peut-on moderniser sans risque ?

Il va de soi qu’une traduction actuelle de Don Quichotte (celle d’Aline Schulman, par exemple) n’a rien à voir avec celle parue peu après la publication originale du roman de Cervantès (celle de César Oudin, par exemple), qui pourtant, selon toute logique, devrait être plus fidèle quant à « l’âge » de la langue utilisée (si tant est qu’on puisse postuler une similitude entre deux langues au même moment historique donné). Mais on ne peut pas traduire « à l’ancienne », ce qui reviendrait à parodier un état de langue particulier. Et que signifierait, pour un traducteur, traduire en veillant à ce que sa langue ne vieillisse pas trop vite, et ce tout en respectant les marqueurs contemporains du texte qu’il traduit ?

De toutes façons, même s’il est vigilant sur ces nombreux points, les lecteurs, eux, vieilliront, d’autres viendront, plus jeunes un certain temps – bref, le tourbillon de la vie non seulement veillera au grain mais le moudra sans complexe – sur ce, je vous laisse conjuguer au subjonctif imparfait le verbe « moudre », à la deuxième personne du pluriel. Bonne chance.

mercredi 23 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 11

 


ÉPISODE 11 – LA TACHE DU LÉOPARD 

Traduire, c’est parfois – souvent ? – accepter de restituer des images insolites. Or Greene raffole des images insolites, qu’il glisse avec aisance afin que le lecteur s’y abandonne sans trop de résistance. Dans Le Ministère de la peur, le « héros » déambule dans Londres en ruines (on est pendant le Blitz), et l’auteur insiste sur le fait qu’étant lui-même dévasté, Rowe se meut avec aisance dans cette ville désormais semblable à Pompéi (la comparaison avec Pompéi est dans le texte). Quelques lignes plus loin, Greene écrit : « He moved like a bit of stone among the other stones », ce qu’on pourrait traduire par « Il se déplaçait comme une pierre parmi les autres pierres ». Évidemment, l’image est audacieuse, qui confère une certaine mobilité à une chose inanimée. Elle n’en est que plus frappante – en outre, la comparaison avec Pompéi l’a préparée assez subtilement.

Dans la traduction de Marcelle Sibon, ce passage devient : « Se mouvant dans la foule, Arthur Rowe avançait ». Je pense qu’on peut avancer sans risque de se tromper qu’ici la traduction s’est « défilée ». Pourquoi ? Sibon n’a pas aimé l’image ? a estimé qu’elle ne passerait pas ? n’a pas su la « raccorder » au système stylistique de Greene ? Dans le même passage, Greene va plus loin, car après avoir assimilé Rowe à une pierre, il précise que sa couleur (grise…) fonctionne comme une protection, et il embraie avec une autre comparaison, évoquant un léopard qui « se déplace en harmonie avec toutes les autres taches à la surface du monde ». Il y a de fortes chances pour que Sibon ait trouvé un peu étrange le passage de la pierre au léopard. Mais pour Greene, ce glissement fait sens : le léopard se fond dans la jungle, comme une pierre parmi les pierres, comme Rowe dans Londres détruit. Comme une image parmi d’autres images.

mardi 22 avril 2025

RETRADUIRE GREENE: ÉPISODE 10


• ÉPISODE 10 – DES PHOTOS QUI FONT DORMIR ? 

 Au début du roman, on découvre le meublé où vit le personnage principal. Il est question des rares effets personnels qu’il possède : un paquet de cigarettes, une brosse à dents et, dans une boîte en carton, des somnifères. Bizarrement, dans la traduction de Sibon, ces « somnifères » sont devenues des «photographies »… L’erreur semble purement factuelle et pourrait être anecdotique, mais quand on sait l’importance du rêve et du sommeil dans le roman, elle est évidemment gênante… 

Il faut ici préciser un détail qui a son importance : la traduction française a été faite à partir de la première édition de 1943. J’ai réussi à me procurer la première édition de The Ministry of fear : Concernant le mystère des « photos-somnifères », voici l’explication. Dans la première version, Greene n’utilise pas le terme « sleeping-pills »(qu'il utilise dans sa version révisée) mais celui de « bromides ». Or « bromides » signifie « bromure ». Il s’agit en ce cas du bromure de potassium, un puissant sédatif, et non du bromure d’argent, un composé utilisé pour la préparation d’émulsions photographiques, le terme ayant fini par désigner toute épreuve photographique sur papier sensible… Or le fait que Rowe recourt à des sédatifs est capital : en effet, tout le roman fonctionne comme si Rowe errait dans un cauchemar, allant d’un asile psychiatrique à un autre, et en outre le livre revient souvent sur la fragile nuance entre rêve et sommeil.

Allons, réconcilions les deux traductions, et admettons qu’après tout un somnifère est un puissant révélateur…

lundi 21 avril 2025

Des milliers d'euros – euh, pardon, de ronds dans l'eau

 

WANTED !!!!!!


RETRADUIRE GRAHAM GREENE – ÉPISODE 9


• ÉPISODE 9 – BIBLIOTHÈQUE INTIME 

 Les livres, on l’a dit, jouent un rôle important dans Le Ministère de la Peur. Il y a bien sûr Le Petit Duc de Charlotte Yong, que Rowe achète à la kermesse et qui fournit au roman les exergues de ses chapitres. Il y a un « atlas désuet », que Rowe acquiert peut-être également à la kermesse. Il est fait mention au chapitre 2 de deux ouvrages de Dickens, Le Magasin d’antiquités et David Copperfield, que Rowe relit sans cesse, qu’il connaît par cœur, moins parce qu’il les apprécie que parce qu’il les « as lus enfant et qu’ils ne charrient aucun souvenir adulte ». Une certaine Histoire de la société contemporaine figure dans un rêve de Rowe, composée de centaines de volumes. A un moment, Rowe se réfugie dans une salle des ventes et se cache dans la section livres : on croise alors des romans de Walter Scott, « les pages libidineuses d’un Brantôme illustré », un missel romain. Le dernier chapitre de la première partie met en scène un personnage étrange qui nourrit les pigeons et trône sur une énorme valise soi-disant pleine de livres (dont l’ouverture déclenchera l’explosion d’une bombe, comme si on était dans le film Kiss me deadly…).

A la maison de santé où Rowe est enfermé, là encore, quelques livres : Ce que je crois, de Tosltoï (avec des annotations effacées) ; Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud ; une biographie de Rudolph Steiner ; Les Héros, de Carlyle. Vers la fin, il est question du Book of Golden Deeds, un autre ouvrage de Charlotte Yonge, et de Love in Orient, « un petit livre lubrique » bien vite déchiré par l’inspecteur Prentice. Et enfin d’un poème, qui pourrait servir d’épitaphe au « méchant » : un extrait du cinquième sonnet de la première partie des Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke.

Tous ces ouvrages, si l’on y prend bien garde, joue un rôle dans le récit et mériterait qu’on s’interroge sur leur pertinence, le moment de leur apparition, etc. Pour toutes ces raisons, il apparaît que Le Ministère de la peur est, à sa façon, un magasin d’antiquités dans lequel se dissimule, fragmentée, une étrange bibliothèque morale.

dimanche 20 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 8


• ÉPISODE 8 – LE PAYS DES LIMBES 

Le tour de force de Graham Greene consiste sans doute à faire passer pour un roman d’espionnage un récit éminemment somnambulique. Le personnage principal, Arthur Rowe, semble évoluer dans des limbes de plus en plus denses, du fait de son statut « amphibie » : il a tué sa femme mais n’est pas considéré par la société comme un véritable assassin. On l’accuse ensuite d’un meurtre qu’il n’a pas commis, un meurtre dont on apprendra plus loin qu’il n’est qu’une mise en scène – la prétendue victime est bel et bien en vie (mais cette dernière mettra fin à ses jours elle-même à la fin du livre).

Rowe est donc l’homme des interzones : après un bref intervalle en prison, il erre dans un Londres dévasté par le Blitz, avant de devoir vivre « underworld » – à la fois dans des abris antiaériens et dans une forme de clandestinité. Enfin, à la suite d’un bombardement, il perd la mémoire et se retrouve dans une maison de santé sous une autre identité – il était Rowe, le voilà Digby. Sa vie, comme l’Histoire pour Stephen Dedalus, est un cauchemar dont il n’arrive pas à se réveiller. Il passe d’un endroit confiné à un autre pendant tout le roman : une prison où il n’a pas sa place, une chambre qui va être détruite, un abri où il fait des cauchemars, une pièce où a lieu une séance de spiritisme, la chambre d’un hôtel labyrinthique où il est acculé, une étrange maison de santé où il est retenu…

Si la guerre a changé le monde en limbes, alors ses habitants sont des morts-vivants condamnés à errer dans un dédale de faux-semblants. Être coupable est terrible, mais ne pas savoir si on l’est est pire encore. Or pour Greene, le seul fait de quitter l’enfance, et donc l’état d’innocence, nous enferme dans la possibilité de la faute. On verra que tout au long du roman, le presque-assassin qu’est Rowe va « causer » des morts… et causer avec les morts.

samedi 19 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / ÉPISODE 7


ÉPISODE 7 – UN DUC SINON RIEN

On l’a dit précédemment, le héros du roman achète au premier chapitre un livre qui va fournir au roman ses exergues – chose qui ne doit pas être très courante en littérature, il faudrait faire des recherches sur cet étrange phénomène… Ce livre c’est Le Petit Duc, de Charlotte Yonge, qui narre les péripéties d’un enfant de huit ans, Richard, devenu duc de Normandie en 950, et qui va faire l’objet d’un terrible complot orchestré par le roi de France, lequel l’enlève. Comme Rowe, donc, retombé en enfance mémorielle du fait de son amnésie, Richard est l’enjeu de forces qui le dépassent. A l’instar du Ministère de la Peur, Le Petit Duc comporte 13 chapitres… Le premier chapitre du Petit Duc s’intitule « Une visite de bienvenue » – celui du Ministère de la Peur montre Rowe se rendant à une kermesse où on l’accueille. Le deuxième chapitre s’appelle « Une mort prématurée », et dans le deuxième chapitre du Ministère Rowe révèle qu’il a tué sa femme pour abréger ses souffrances. Il faut attendre le chapitre 7 pour que Greene revienne sur l’importance des livres de l’enfance, et affirme qu’aucun livre ne nous satisfait autant que ceux lus quand on est petit. Le bien et le mal y semblent des valeurs tangibles, le héros nous inspire par son courage, etc. 

Puis l’on quitte l’enfance et toutes les valeurs sont brouillées : « Le petit duc est mort, trahi et oublié ; nous ne reconnaissons plus les méchants et nous soupçonnons le héros, et le monde est devenu un lieu exigu. » Dans son récit autobiographique, Une sorte de vie, paru en 1971, Greene raconte que quand il était enfant, le livre qui l’intéressait le plus était… Le Petit Duc, et d’ajouter : « Le souvenir de ce livre m’est revenu alors que j’écrivais Le Ministère de la peur, et quand j’ai corrigé ce roman après la guerre, j’y ai inséré des exergues empruntés au Petit Duc. »

Rappelons que le héros du livre, outre un livre et un gâteau, consulte une « voyante » lors de son bref séjour dans ce paradis perdu qu’est censée représenter la kermesse, une voyante qui veut lui « dire le passé» plutôt que de lui prédire l’avenir… Dans The Lost Childhood and other essays, publié en 1951, donc peu après Le Ministère de la Peur, Greene écrit ces propos révélateurs : « Dans l’enfance, tous les livres sont des livres de divination, qui nous parle de l’avenir, et, comme la diseuse de bonne aventure qui voit un long voyage dans les cartes ou une noyade, ils influencent l’avenir. »

Nous sommes tous des petits ducs prisonniers du monde adulte…

vendredi 18 avril 2025

RETRADUIRE GRAHAM GREENE / EPISODE 6 / POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES?


• ÉPISODE 6 – POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES ?


Oui, pourquoi, alors que l’original, lui, semble, tel le portrait de Dorian Gray, demeurer incorruptible par le temps ? Le fait est que le système d’équivalence entre les langues ressort d’une forme d’illusion. Or le lexique bouge, de même que certains traits syntaxiques, pour ne rien dire des expressions, images et autres torsions linguistiques permettant au sens d’opérer de subtils décalages. Mais surtout, la traduction est le fait, à chaque fois, d’un individu particulier, serf d’une langue à la fois propre à sa communauté et son époque, et particulière, presque intime, forgée par des habitus et des prédilections. Autant de critères variés qui, une fois combinés, font que le texte d’arrivée court parfois – souvent ? – le risque de s’enfermer dans une datation complexe, où le maintenant de sa création subit le poids de tics langagiers – ceux de l’époque comme ceux de l’individu responsable de la traduction. A cela, il faut ajouter la conception que chaque époque se fait de la traduction, or pendant longtemps, à bien des égards, la conservation du sens a prédominé sur le rendu de la prosodie.

Les traductions des livres de Graham Greene n’ont pas échappé à ces aléas. Elles remontent pour certaines aux années 50 et ont été effectuées en majeur partie par Marcelle Sibon, avant d’être prises en charge par la suite par Georges Belmont, puis, dans les décennies 70-80 par Robert Louit, René Masson et alii. En ce qui concerne Le Ministère de la Peur, traduit par Marcelle Sibon (également traductrice de Shakespeare et Dickens), on est face à un cas typique de traduction « sensée » – où c’est le sens qui fait loi, au détriment de toute rythmique ou nuance prosodique.

Prenons l’exemple suivant :

« He hadn’t hoped to silence her, though he dreaded what she might say, for even inaccuracies about things which are dead can be as painful as the truth. »

La version de Sibon est la suivante :

« certes, il avait craint d’entendre ce qu’elle aurait pu dire – car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité. »

Or, si l’on s’en tient à une traduction plus proche du texte dans un premier temps, on parvient à ceci :

« Il n’avait pas cherché à la faire taire, même s’il redoutait ce qu’elle pourrait dire, car même des inexactitudes sur des choses qui ne sont plus peuvent être aussi douloureuses que la vérité. »

On voit bien qu’en escamotant « things which are dead », Sibon opère un choix radical en faisant l’impasse sur des « choses mortes », ou « qui ne sont plus » – rappelons que Rowe a tué sa femme. « Dead things » : ce syntagme peut renvoyer aussi bien à des éléments disparus, au sens vague, qu’à des êtres décédés – on le trouve par exemple dans la King James Bible, et il est traduit dans la Bible Segond par « ombres » (inutile ici de rappeler le rapport complexe de Greene au catholicisme…).

Est-ce à dire que la traduction de Sibon est, en ce point précis, mauvaise, défaillante ? Elle adopte en tout cas une perspective qui empêche de voir « l’angle mort » de la phrase de Greene, tout en approchant un sens qu’elle préfère synthétiser. C’est comme si la traduction préférait le point de vue au point d’accroche : plutôt restituer en reconfigurant que rendre en respectant. Et pourtant, la version de Sibon – « car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité » – est impeccable dans sa formulation et rend partiellement justice à la pensée de Greene – surtout, elle semble, par son élégance, n’être le fruit d’aucune distorsion. Il lui manque, hélas, la présence de ces ombres défuntes qui ouvrent un abîme et vont laisser entendre au lecteur que Rowe est tourmenté par autre chose que de simples « pénibles souvenirs »…  

Retraduire Graham Greene / ÉPISODE 5


• ÉPISODE 5 – C’EST DU GÂTEAU

A piece of cake : c’est du gâteau. Autrement dit: rien de plus facile. Mais dans Le Ministère de la peur, rien ne va de soi, loin de là. Ça serait plutôt : C’est pas du gâteau — oui, car un gâteau n’est pas toujours un gâteau, comme aurait pu dire Freud, et ici le gâteau n’est pas un cake, plutôt un fake (même s’il est fait avec de vrais œufs, chose remarquable pendant la guerre à Londres). Un gâteau piégé. Qui contient, outre des œufs, quelque chose qui… Mais on ne le saura qu’à la fin du livre.

C’est donc une tout autre sorte de «piece of cake» dont Rowe écope : une part du gâteau. Il ne s’agit donc d’une simple histoire de gourmandise – apanage de l’enfance – mais d’usurpation involontaire. Rowe gagne un gâteau qui ne lui était pas destiné, comme s’il n’avait pas le droit d’acheter sa part d’enfance, un aller simple pour le paradis perdu. Car le gâteau est truqué : il contient un élément du monde adulte – mais quoi ? quelle fève redoutable se cache dans ce mélange d’œufs, de farine et de beurre, que tous veulent goûter (la logeuse de Rowe, l’inconnu qui s’incruste chez Rowe…)

Le lecteur devra avancer dans le dédale en ruines du récit exactement comme Rowe dans les rues détruites par le Blitz : en toute innocence/ignorance. Son somnambulisme, parce qu’éveillé, ne peut qu’aboutir à une déflagration. Au point que Rowe perdra la mémoire dans le Livre 2 : ne lui restent que des bribes de son enfance, dont il est désormais plus proche que de la réalité de la guerre, ce qui fait qu’il a oublié qui était Hitler mais se rappelle très bien ce rat dont il a dû, enfant, abréger les souffrances. Il est retombé en enfance, d’une certaine façon, ayant dérobé (à son insu) le feu (caché dans le gâteau) censé échoir à des adultes. Le gâteau remporté par Rowe était censé jouer le rôle de madeleine, mais que faire d’une madeleine quand pleuvent les missiles ? Avant d’y répondre, reculons, reculons, et posons-nous cette question que nous posions au début de cette série : Pourquoi les traductions vieillissent-elles ?