• ÉPISODE 6 – POURQUOI LES TRADUCTIONS VIEILLISSENT-ELLES ?
Oui, pourquoi, alors que l’original, lui, semble, tel le portrait de Dorian Gray, demeurer incorruptible par le temps ? Le fait est que le système d’équivalence entre les langues ressort d’une forme d’illusion. Or le lexique bouge, de même que certains traits syntaxiques, pour ne rien dire des expressions, images et autres torsions linguistiques permettant au sens d’opérer de subtils décalages. Mais surtout, la traduction est le fait, à chaque fois, d’un individu particulier, serf d’une langue à la fois propre à sa communauté et son époque, et particulière, presque intime, forgée par des habitus et des prédilections. Autant de critères variés qui, une fois combinés, font que le texte d’arrivée court parfois – souvent ? – le risque de s’enfermer dans une datation complexe, où le maintenant de sa création subit le poids de tics langagiers – ceux de l’époque comme ceux de l’individu responsable de la traduction.
A cela, il faut ajouter la conception que chaque époque se fait de la traduction, or pendant longtemps, à bien des égards, la conservation du sens a prédominé sur le rendu de la prosodie.
Les traductions des livres de Graham Greene n’ont pas échappé à ces aléas. Elles remontent pour certaines aux années 50 et ont été effectuées en majeur partie par Marcelle Sibon, avant d’être prises en charge par la suite par Georges Belmont, puis, dans les décennies 70-80 par Robert Louit, René Masson et alii. En ce qui concerne Le Ministère de la Peur, traduit par Marcelle Sibon (également traductrice de Shakespeare et Dickens), on est face à un cas typique de traduction « sensée » – où c’est le sens qui fait loi, au détriment de toute rythmique ou nuance prosodique.
Prenons l’exemple suivant :
« He hadn’t hoped to silence her, though he dreaded what she might say, for even inaccuracies about things which are dead can be as painful as the truth. »
La version de Sibon est la suivante :
« certes, il avait craint d’entendre ce qu’elle aurait pu dire – car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité. »
Or, si l’on s’en tient à une traduction plus proche du texte dans un premier temps, on parvient à ceci :
« Il n’avait pas cherché à la faire taire, même s’il redoutait ce qu’elle pourrait dire, car même des inexactitudes sur des choses qui ne sont plus peuvent être aussi douloureuses que la vérité. »
On voit bien qu’en escamotant « things which are dead », Sibon opère un choix radical en faisant l’impasse sur des « choses mortes », ou « qui ne sont plus » – rappelons que Rowe a tué sa femme. « Dead things » : ce syntagme peut renvoyer aussi bien à des éléments disparus, au sens vague, qu’à des êtres décédés – on le trouve par exemple dans la King James Bible, et il est traduit dans la Bible Segond par « ombres » (inutile ici de rappeler le rapport complexe de Greene au catholicisme…).
Est-ce à dire que la traduction de Sibon est, en ce point précis, mauvaise, défaillante ? Elle adopte en tout cas une perspective qui empêche de voir « l’angle mort » de la phrase de Greene, tout en approchant un sens qu’elle préfère synthétiser. C’est comme si la traduction préférait le point de vue au point d’accroche : plutôt restituer en reconfigurant que rendre en respectant. Et pourtant, la version de Sibon – « car l’inexactitude même peut parfois raviver de pénibles souvenirs mieux encore que la vérité » – est impeccable dans sa formulation et rend partiellement justice à la pensée de Greene – surtout, elle semble, par son élégance, n’être le fruit d’aucune distorsion. Il lui manque, hélas, la présence de ces ombres défuntes qui ouvrent un abîme et vont laisser entendre au lecteur que Rowe est tourmenté par autre chose que de simples « pénibles souvenirs »…