mercredi 11 décembre 2024

Il était un.e fois Foglia: voici venir le temps des féminin.e.s


L'œuvre en cours d'Aurélie Foglia fait penser à une boîte noire, tant elle semble accumuler en elle des vibrations sans cesse renouvelées. C'est une œuvre en permanente métamorphose, où se conjuguent de façon toujours surprenante une réflexion sur l'acte d'écrire et de décrire et une exploration des affects. Certains thèmes émergent, bien sûr (les arbres, ce que c'est d'être femme, de lire, de peindre, d'être meurtrie), mais ce sont en fait tout sauf des thèmes, plutôt des moteurs, de clairs vortex que Foglia nous permet de traverser pour émerger, ailleurs, autres. Une œuvre qui, si elle a choisi la voix poétique, a su accueillir en elle la tentation romanesque, ainsi qu'en témoigne le magnifique et désespéré Dénouement, roman-corps d'une femme humiliée, rejetée, peinant à se reconstruire, au gré d'un texte à l'humour douloureux, où la phrase ne cesse de se casser les dents sur le béton du réel.

Avec Lirisme, Foglia réussissait le tour de force assez incroyable d'écrire sa poésie à même l'expérience de lecture – dans ce livre assez inépuisable, comme je l'ai écrit dans un post précédent, "le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré" (pardon de me citer…).

Concernant Comment dépeindre, il s'agissait d'écrire des œuvres peintes, de travailler un travail en frottant deux médiums – livre brisé, on le sait, par la destruction des peintures de Foglia par un homme violent, et obligeant le livre, l'incurvant pour ainsi dire, dans une voie endeuillée, furieuse, où l'auteure tente de rendre compte de ce que c'est que le meurtre d'une œuvre. (J'ai des réserves sur ce livre, mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'en faire état. Il est difficile de jeter des bémols sur une plaie à vif.)

Avec On.e, Aurélié Foglia a écrit un livre discrètement majeur qui marque une nouvelle étape et devrait, on l'espère, faire date. Les personnes que rebutent l'écriture inclusive hurleront certainement à la mort en voyant celle-ci prendre d'assaut l'écriture poétique (elles peuvent toutefois aller noyer leur chagrin dans la lecture tête bêche du tome 69 du Dictionnaire de l'Académie…). Mais il suffit de lire le titre de l'ouvrage en question – On.e – pour deviner qu'il ne s'agit pas juste d'appliquer la règle inclusive, mais plutôt d'en extraire les ressources, d'en chanter les forces, et d'arrimer ce choix à l'immense houle qui s'élève contre la main-mise masculine sur la langue. (Tremble, ô Figaro, le "péril woke" is coming…).

Oui, car le fameux "on" qui semble désigner tout le monde ne désigne souvent, on l'a compris, que les hommes, d'où ce point médian assorti d'un e qui voudrait expanser l'étroit sens insinué. Dans le texte de Foglia, ce point médian et ce e permettent d'introduire une dissonance, un aheurtement salutaire, obligeant l'œil à hoqueter à l'oral (oui, dis comme ça, c'est bizarre, mais tel est ce qui se passe). Comme souvent chez Foglia, le vers est bref, se limite à cinq mots max, en général trois, parfois deux, et le saut à la ligne a valeur de marche, c'est un escalier verbal qu'on monte (ou descend), ce sont des crans donnant à la lecture sa cadence vive. Il est aussi question de points de suspension et de braille, comme si le point, qu'il soit isolé, répété ou chorégraphié, avait quelque chose à nous dire. "Si pâle et patient•e/ en bouche cousu•e // éteint•e. Parqué•e / dans la partie // charnu•e de la langue / et ses dessous": on le voit, le féminin s'insiste là où de soi on pensait qu'il allait (la partie charnu•e). 



Chaque poème dit, à sa façon, à travers les motifs du corps, des règles, de la grossesse, du travail, de l'amour, des vêtements, les divers visages du féminicide (pas seulement le féminicide criminel, non, celui aussi qui opère dans la langue, les habitus, les réflexes, les clichés, etc.) On•e; le nom anonyme d'une foule bannie du réel et du langage qui, par l'écriture à la fois blessée et furieuse et sereine (les trois ici sont merveilleusement compatibles chez Foglia), a droit enfin de résister à "l'arrachement" subi de toute éternité. On.e: une autre humanité•e. Où le corps-femme-tempête résiste à la pathétique météo masculine, indexée sur un vieux beau fixe.

La mère en conseillera la lecture à sa fille, qui fermera sa porte au père trop entreprenant. Ah, une dernière remarque: je n'ai quant à moi aucune idée de la place que peut/va/pourrait prendre l'écriture inclusive dans la sphère littéraire, mais ce dont je suis certain, c'est que On.e d'Aurélie Foglia risque à tout jamais de changer la donne et d'ouvrir la voie/voix à une démultiplication des audaces et des intelligences. On•e sait jamais. 

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Aurélie Foglia, On.e, éditions Lanskine, 16 euros

Note: Les livres de Foglia sont publiés entre autres par les éditions NOUS, Corti et Lanskine.


samedi 30 novembre 2024

Joyeux Noël: l'inextinguible musique des larmes de fond

 


Se lancer dans la lecture de La grande conspiration affective, de Romain Noël, c'est s'élancer, tant l'élan qui porte ce livre, son flux à la fois tempétueux et rigoureux, prend le lecteur par les sentiments – oui, car ici l'affect est un moteur, un mobile perpétuel, puisqu'il s'agit de laisser couler nos larmes. Présenté ainsi, on pourrait croire qu'on parle d'un livre lacrymal, alors qu'en réalité, s'il naît bel et bien sur les cendres d'un amour, La grande conspiration affective ressort d'un gai savoir: arracher le pathos à ses congères mentales pour en faire le tremplin d'une pensée sauvage – comme un mix entre le viscéralisme des détectives alla Bolaño et les machines désirantes de Deleuze & Guattari.

L'auteur rêve d'écrire un "livre queer et hérétique" et l'écrit, tel Proust faisant se mordre la queue au Temps, en nous annonçant qu'il va l'écrire. Ici, il est question moins du constat d'un complot (la fameuse "conspiration" du titre) que de l'échafaudage d'une communauté. Réunir – par les rencontres, les œuvres, la parole, les écrits, les rêves, les expériences, etc. – une meute de "divins fripons", transportés (au sens quasi shamanique) par les affects et leurs ritournelles, que par les froids véhicules de la raison. Si nous vivons à l'heure de l'Extinction, alors autant tirer réjouissance et inventivité de notre éventuelle dissolution:

"Les cordes qui relient les créatures entre elles doivent commencer à résonner, ce sont elles qui nous permettent de croire au monde. Croire au monde, fameux motif deleuzien, c'est accepter d'être un•e agent•e de la passion et une•patient•e de l'action; c'est endurer le monde, et persévérer dans cette endurance jusqu'à la jouissance partagée.'" (p. 38)

Pop-hop-philo? Schizo-catalyse queerrassée? Chaosmose enjouée? Le livre de Romain Noël, après avoir exposé son projet avec une fougue théorique assez irrésistible sur une soixantaine de pages, consacre le reste de son ouvrage aux récits des diverses rencontres (au sens large, rhizomique) qui lui ont permis de vivre et déployer pleinement son projet. La multiplicité de ces témoignages actifs, la diversité des réflexions, l'intuition des digressions, lui permettent de faire feu de tout bois, tant son entreprise tient du gai savoir. On peut s'y promener, s'y perdre, sauter des pages comme on saute des obstacles, aller et venir au gré des flux, la pensée toujours en bandoulière et le cœur bien accroché à la rêverie.

Non sans humour, Noël définit à un moment son "thriller théorique" en disant de lui: "le livre dont vous êtes le terreau". Et force est de reconnaître qu'en écrivant ces étranges confessions (imaginez Rousseau rhabillé par Preciado), l'auteur s'est lancé dans une entreprise qui n'eut jamais d'exemple mais, espérons-le, aura des imitateurs.

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Romain Noël, La Grande Conspiration affective, un thriller théorique, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 22€

lundi 18 novembre 2024

À propos de Gustave Roud

A peine a-t-on fait quelque chemin, ébloui happé étourdi, dans l’œuvre immense de Gustave Roud qu’un mot s’impose avec la puissance d’un paysage : solitude. Comme si, devant un monde en perpétuel état crépusculaire, face à une nature sans cesse réinventée par le manège impitoyable des saisons, celui qui voit et écrit dans un même mouvement épiphanique se voyait et se savait condamné à une singularité qu’on devine et redoute tragique. Mais cette solitude – qui semble à Roud une colonne vertébrale infrangible – ne relève pas uniquement d’une damnation trop humaine, bien qu’elle prenne sa source dans un secret d’amour impartagé ; elle est aussi, par la force du destin et la volonté d’une personnalité poreuse, le ferment qui permet à l’écrivain d’entrer en toutes choses – textures, lumières, formes, résonances – avec une intensité scrupuleuse. Nous disons: solitude, et aussitôt, en un tableau perpétuellement changeant, nous apercevons une silhouette au bord du chemin, et bien qu’immobile cette silhouette n’est que mouvement : mouvement des yeux devenus capteurs insatiables, subtiles, patients. Roud voit tout, pas seulement le donné, l’offert, mais aussi le caché, l’invisible ; il se meut à l’abord des éléments en scrutateur quasi divin, et pourtant rien en lui de démiurgique, son approche n’a rien d’hugolienne, il ne brasse pas les forces et formes à l’œuvre en titan avide, conscient qu’une mainmise trop âpre dérangerait l’ordre intime des choses.

Chez Roud, rien de rapace : il glane, butine, recueille, il fait son miel du visible aussi bien que de l’invisible, et ce au prix d’une parfois douloureuse fusion avec ce mystère qu’on appelle nature. Mais s’il, obstinément, décrit, c’est moins pour restituer ce qui est vu que pour réagencé ce qui est senti. A ses yeux – qui sont légion – décrire est l’acte le plus désintéressé, le plus exigeant, le plus généreux qui soit. Allons plus loin : décrire est pour Roud une façon de vivre sa possible disparition dans l’univers immédiat. Un univers qu’il sait infiniment feuilleté, et dont les perspectives, une fois dépliées, se révèlent aussi charnelles que spirituelles, comme si cette terrible dichotomie qui ronge l’être, la nature l’avait résolue depuis la première aube. Nous ne sommes que nuit, et pour y voir clair, ou clair-obscur, il nous faut recréer une lumière autre, ce que Roud s’entête à faire, en artisan du langage. Et si son art peut sembler relever de l’orfèvrerie la plus exigeante, il n’y a dans sa prose nulle préciosité, au sens où, s’il est vrai qu’il cisèle, estampe, grave, poinçonne, découpe à jour, repousse, c’est avec des outils poétiques qu’on dirait arrachés à son corps même. Sa phrase, aussi sophistiquée soit-elle, de par ses nervures, ressauts, trouées, s’est affranchie depuis longtemps de l’austérité mallarméenne qui l’a pourtant aidée à se former. Elle n’est plus qu’intensités, vibrations, tourbillons, dédiée au façonnage infiniment scandé d’un paysage-langage où, miracle discret, passe l’homme.

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Extrait de ma préface à: Gustave Roud, Requiem, éd. Zoé

mercredi 13 novembre 2024

Le Booker Prize en orbite: Une odyssée spatiale signée Samantha Harvey

 


C'est Samantha Harvey qui décroche cette année le prestigieux Booker Prize pour son roman "Orbital", paru en traduction aux éditions Flammarion sous l'égide inspirée de Juliette Lambron.

On vous invite à vous jeter sur ce livre d'une rare subtilité qui dresse le portrait intérieur de plusieurs astronautes de différentes nationalités en orbite autour de la Terre. 






Extrait

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Samantha Harvey, Orbital, traduit de l'anglais par Claro, éd. Flammarion


jeudi 7 novembre 2024

Quand l'enfant (dis)paraît : les bébés pas si roses de Caizergues


Il y aurait de nombreuses façons de commencer un article au sujet du nouveau livre de Jean-Luc Caizergues, Bébé rose (éd. Flammarion). On pourrait dire: Le nouveau livre d'un auteur rare, puisque sa dernière parution remonte à 2008. Ou bien: Caizergues a été machiniste à l'Opéra de Montpellier de 1979 à 2018. Ou bien encore: Bébé rose est un recueil de poèmes. Ou bien encore, bis : Dans cet ouvrage, l'auteur essaie de faire le tour de la question du bébé, en racontant la  vie d'une famille perturbée par l'arrivée d'un nouveau-né, puis en donnant des conseils sur la façon de faire face à cet événement qu'est la naissance d'un enfant, enfin en se penchant sur une sombre histoire de disparition d'un enfant. Mais je ne suis pas sûr qu'ainsi on donnerait une idée juste (et même juste une idée) de ce qu'est Bébé rose.

Ce sont d'abord des poèmes courts – trois strophes de quatre vers – qui, à leur façon elliptique, "raconte" un instantané de vie, celle d'une famille où surgit un bébé. Autant préciser qu'ici le registre est grinçant, sanglant, sordide, et déclenche un rire qui fait froid dans le dos. Ça cogne, ça trompe, ça disparaît, ça lance, ça tombe, ça écrase: 

"Petite sœur / dans la / maison / du voisin // dans le / garage / dans la / voiture // dans le / coffre / dans un / sac."

L'économie des moyens, accentuée par le découpage, produit à chaque fois un effet terrifiant, effet doublé d'un possible comique : entendons-nous bien :: ce n'est pas la situation décrite qui est comique mais la scansion, la fabrique d'un suspens à tiroirs ::: précisons aussi que le comique en question est très particulier – imaginez Fénéon secondé par Sade.

Dans une autre section du livre – en prose, celle-ci –, Caizergues donne des conseils quant à la façon de vivre l'arrivée d'un bébé. Jouant des codes des livres sur la maternité et l'éducation, l'auteur force tranquillement le trait et, dans la lignée d'un Swift (Modeste proposition) ou d'un Patrick Reumaux (Comment cuire les bébés), nous plonge dans un acide bain langagier:

"Dans le ventre, Bébé entendait déjà. Il percevait tout ce que vous fabriquiez avec votre mari. Son odorat est très développé. Si vous posez sur Bébé un  mouchoir imprégné de votre odeur intime, il se calme. Puis déglutit. Bébé a appris à déglutir. Ce réflexe lui sera utile même vieux, surtout vieux. En maison de retraite il faut déglutir, sinon l'infirmière frappe, frappe, frappe!"

Vous l'aurez compris: tout n'est pas rose dans Bébé rose. On y croise plus de coups que de doudous. La famille n'y est pas présentée sous son meilleur jour. L'empathie n'y brille pas. Un peuple de monstres s'agite tranquillement… La force du livre de Caizergues tient tout entière dans sa diction particulière, qui avance les mots comme des cubes les uns sur les autres, nous laissant à entendre, après lecture, le bruit de leur chute. A chaque fois, en moins de vingt mots, il réussit à dessiner un drame. L'horreur, dans ces pages, naît d'une simplicité moléculaire:

"N'ai-je / pas l'air / heureux / dans ce // jardin / sur cette / photo / d'enfance // sous un / soleil brûlant / comme / l'Enfer?"

Bébé rose vient clore un triptyque, dont les deux premières parties s'intitulent La plus grande civilisation de tous les temps (2004) et Mon suicide (2008). Sous-titrés 'poésie-fiction", ces trois ouvrages vous permettront d'affronter plus sereinement cette farce sanglante qu'est, sur terre, la vie.

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Jean-Luc Caizergues, Bébé rose, Flammarion, coll. Poésie, 18 €

lundi 4 novembre 2024

Quand la langue déraille : Mannoni contre les langues brunes


La provocation n'est plus ce qu'elle était. Naguère, elle servait à faire sortir le loup du bois, à obliger des personnes ou des opinions à se sentir attaquées et donc à monter au front. La provocation appelait le dialogue sous forme de conflit. Elle aimait l'excès, voire la mauvaise foi, mais obéissait à une stratégie indéniable. Provoquer les extrêmes, provoquer les mous, bref, remuer/bousculer. Cette période semble terminée. Désormais, la provocation ne cherche plus à faire sortir ses cibles de leurs gonds, car il n'y a plus de gonds; désormais, la provocation n'a plus qu'un seul objectif: vérifier que la réaction soit tarde, soit n'arrive pas, soit n'est pas à la hauteur, autrement dit, elle essaie de pousser toujours plus loin le bouchon. On comprend donc à quel point l'extrême droite en raffole. Aller toujours plus loin dans l'absurde, l'ignoble, le faux ou le stupide. Et se délecter de voir que plus c'est gros, plus ça passe. Ce qui compte ce n'est plus l'éventuelle (et médiocre réaction) mais la seule valeur de la provocation. La provocation prouve qu'elle peut provoquer, et ça suffit. 

Prenez Onfray. Ayant appris que la SNCF refusait de faire la promo du livre de Bardella, il ose une analogie aussi bête que basse en disant que les syndicats ferroviaires de gauche n'avaient pas franchement sauvé les Juifs pendant la guerre. La provocation se loge ici dans un étrange étonnement: Pourquoi, nous dit-il, sincèrement stupéfait, les agents de la SNCF ont-ils sympathisé avec la machine de guerre nazie, mais refuse aujourd'hui de tapisser les murs des gares avec la tête de Bardella?

On ne sait plus si Onfray accuse Bardella d'être nazi ou s'il reproche aux agents (de gauche) de la SNCF d'avoir favorisé la Shoah. Ou alors il veut nous dire que Bardella est comme un train s'enfonçant dans la nuit et le brouillard. Ou alors il veut dire que puisqu'ils ont laissé faire les Nazis, il n'y a pas de raison pour qu'ils interdisent d'affichage Bardella? Onfray a visiblement un problème d'aiguillage dans ce qui lui sert de pensée. Il cherche sans doute juste à épater avec de la pâtée verbale. Reconnaissons que son raisonnement se mord une queue qui peine à se dresser bien haut. Son "propos" se présente comme un argument alors qu'il n'est qu'une insulte. 

Le mieux, si on veut comprendre d'où viennent de telles déclarations fétides, c'est de lire l'essai d'Olivier Mannoni, Coulée brune, un ouvrage dans lequel le grand traducteur qu'est l'auteur s'attache à pointer la filiation entre la langue du Troisième Reich et ses avatars contemporains, en passant par Sarkozy, Macron, la dérive fasciste des Gilets jaunes,  les délires des antivax et les culbutes des complotistes jusqu'à ces dangereux pitres que sont Hanouna, Soral et consorts. Vider le langage de toute substance, tordre la grammaire, vriller la logique, affirmer le faux, se lâcher dans l'odieux et l'ordure, faire passer une crasse provocation pour de l'antique indignation.

Que fleurissent mille couvertures du livre de Mannoni dans nos gares! Qu'on l'enseigne au lycée ! Et qu'on arrête de tendre des micros aux bouche-dégoût.

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Olivier Mannoni, Coulée brune – comment le fascisme inonde notre langue, éd. Héloïse d'Ormesson, 16 euros


Note: Dans une première version de ce post, j'avais attribué à tort les propos d'Onfray à Naulleau. Honte à moi. Je me demande bien comment j'ai pu confondre ces deux personnes. En fait, je ne me le demande pas. Je crois savoir pourquoi. 

samedi 26 octobre 2024

Neige Sinno dans les forêts de la nuit


J'ai donc attendu un an pour lire Triste Tigre de Neige Sinno, afin d'y entrer sans trop ressentir la pression et l'attention dont ce livre a bénéficié. C'est un livre exceptionnel, à bien des égards, car s'il tente de baliser un drame qui au-delà de ses particularités est universellement répandu, il n'en reste pas moins que, par sa forme et son ton, il atteint admirablement sa cible. Sa cible? Oui, autrement dit: nous, ceux et celles qui lisent Triste Tigre. Mais ce texte n'a rien d'une flèche, ou plutôt c'est une averse de flèches, comme autant de questions lancées dans le vide de notre sidération et de notre épouvante.

Neige Sinno se pose – et nous pose – de nombreuses questions, et son grand mérite est moins d'apporter des réponses que de déconstruire ces questions jusqu'au point où la raison, cédant devant l'horreur de l'acte et l'opacité du violeur, s'autorise à dire: "Je ne sais pas." Il n'est pas bien sûr question dans ce livre d'un simple constat d'ignorance: à la question "pourquoi le violeur agit", la réponse la plus cinglante existe: parce qu'il le peut. Et c'est là que Neige Sinno enfonce le clou d'une vérité incontournable: le viol est moins une affaire de sexe que de pouvoir:

"Ils [ceux qui violent en temps de guerre] violent parce qu'ils peuvent, parce que la société leur donne une possibilité, parce qu'on leur a donné l'autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole." (p.192)

A ce pouvoir, à cette quasi impunité qui fait que les trois quarts des affaires de viol et d'inceste n'aboutissent à aucune condamnation, que peut l'écrivain, l'écrivaine? Neige Sinno est formelle: l'écriture ne débouche sur aucun salut. Elle ne sauve pas. Si l'on raconte sans fioritures, on reste dans le document, le témoignage. Si on tente de faire œuvre littéraire, on salit sans doute quelque chose. La force du texte de Sinno est de se tenir, en une courageuse oscillation, entre ces deux pôles. L'apparent détachement qu'elle adopte dans son récit comme dans ses nombreuses analyses et réflexions, il faut je crois le concevoir comme une distance chèrement acquise, une distance qui permet de confronter la froideur du factuel au feu du sensible. Ce qui ne peut être traduit peut néanmoins être porté par la phrase. 

En s'entourant de figures tutélaires comme celles de Nabokov, Woolf, Chalamov, en mettant sa sa démarche en résonance avec des écrits de Dorothy Allison, Annie Ernaux, Christine Angot ou Mary Gaitskill, Neige Sinno cherche moins à se situer dans une tradition littéraire qu'à confronter son propos à d'autres traitements, d'autres stratégies narratives ou réflexives. Consciente de la singularité irrévocable de son histoire, elle veut également la mettre en relation avec d'autres histoires, et surtout, d'autres modes d'exposition. Une autre famille existe que celle, toxique, qui permet l'indicible.

J'ai parlé plus haut de "distance", j'aurais pu même prononcer le mot "humour". Oui, car Triste Tigre n'est pas "sinistre" – les faits le sont suffisamment, et les faits ne disent pas à eux seuls ce qui est éprouvé dans la chair, l'esprit, la mémoire, l'impensé. Un humour très discret le parcourt, dont l'auteure ne méconnaît pas, loin de là, la dimension dangereuse. En effet, ainsi qu'elle souligne, la personne violée, dès lors qu'elle "semble" passer à autre chose, "semble" laisser entendre que finalement on s'en remet, d'un viol, ce qui revient à minimiser l'acte et, partant, la responsabilité du violeur dans ce qui n'est qu'une longue destruction. Comme si la personne violée était prise en étau entre le devoir de dépression et l'injonction à la résilience.

L'humour déployé par Neige Sinno, du moins en ai-je l'impression, n'a rien d'une posture faussement désinvolte: il est de l'ordre de la générosité. Une générosité envers le lecteur, que l'horreur peut à tout moment paralyser – or la littérature permet d'éviter tout figement. D'où ce livre sans cesse en mouvement, au centre sans cesse déplacé, qui nous oblige nous aussi à questionner notre place, interroger notre perspective, évoluer dans notre silence ô combien bruissant de lecteur. Je ne dirai évidemment pas que Triste Tigre est un livre joyeux: mais c'est un livre qui, dans les forêts de la nuit, sait encore sourire – pour nous épargner, possiblement. Nous protéger?

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Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L, 20€

jeudi 24 octobre 2024

Lee Miller, des images à l'épreuve de l'écran


Le film Lee, inspirée de la vie de la photographe Lee Miller, n'est certes pas un grand film, même s'il parvient, grâce au talent indéniable de Kate Winslet, à restituer en partie la personnalité de celle qui refusa de se cantonner dans le rôle d'une muse surréaliste pour vivre pleinement sa vie d'artiste.  Mieux vaut peut-être se reporter, donc, au livre qui l'a inspiré, à savoir l'ouvrage écrit par le fils de Lee Miller, Antony Penrose, intitulé Les vies de Lee Miller.

C'est un des premiers livres que j'ai traduits: Paru aux éditions Arléa en 1994 (en collaboration avec le Seuil), à une époque où la photographe américaine était peu connue en France, il a marqué le début d'un intérêt croissant pour cette femme audacieuse. Trente ans après sa parution, on mesure mieux le temps que prend un destin extraordinaire à s'imposer aux consciences, dès lors qu'il concerne une femme. Entretemps, d'autres livres ont permis de mieux appréhender la personne et le travail de Lee Miller. Mais cet ouvrage a le mérite de prouver, si besoin est, qu'il a fallu trois décennies pour que son œuvre parvienne jusqu'au grand public à la faveur d'un film.


Présentation de l'éditeur: 

"Top model dans les années 20 et 20, élève et compagne de Man Ray, amie d’Eluard et de Picasso, grande amoureuse, égérie des surréalistes, Lee Miller fut également photographe dès l’âge de vingt ans, puis reporter. En 1944-45, devenue correspondante de guerre pour le magazine Vogue, elle fut la seule femme à suivre l’avance des armées alliées, des plages de Normandie aux camps de la mort et au « nid d’aigle » d’Adolf Hitler en Bavière. De cette héroïne stendhalienne, aussi étonnamment belle qu’intrépide, de cette troublante voyageuse, le photographe David Scherman disait qu’elle « incarna au plus près la nouvelle femme du milieu du XXe siècle ».Traduite pour la première fois en français, on lira ici la biographie écrite par Antony Perose, le propre fils de Lee Miller. Accompagné d’une centaine de photographies choisies et présentées par Sylvain Roumette, ce livre raconte les vies de celle qui fut, à coup sûr, l’une des femmes les plus extraordinaires de ce temps."

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Antony Penrose, Les Vies de Lee Miller, traduit de l'anglais par Claro, d. Arléa

mardi 22 octobre 2024

Alan Moore: Dans l'ombre effondrée de Londres

 


Vient de paraître aux éditions Bragelonne, le premier volume d'une saga en 5 parties intitulée "Long London". Le titre? Le Grand Quand. Après l'immense Jérusalem (éd. Inculte), Moore délaisse son Northampton d'élection pour la capitale anglaise. Actuellement en cours d'écriture, ce projet démentiel devrait voir sa publication se dérouler sur près de dix ans, à raison d'un volume livré tous les un an et demi (et traduit par votre serviteur).

L'intrigue, ficelée et machinée avec ce génie de la précision et cette appétence pour l'hallucinatoire qui sont la marque de fabrique du grand Moore, nous entraîne dans le sillage d'un jeune garçon mal dégrossi qui se retrouve à la croisée de deux mondes, celui du crime et celui d'un Londres "souterrain", où il est possible de s'aventurer à ses risques et périls. Drôle, insensé, touchant, ce premier volume fait de la magie une arme de réinterprétation massive de la réalité, et d'une ville un immense et horrifique mille-feuilles surréaliste. Sous ses atours dickensiens, le roman fait revivre un Londres oublié, celui de l'après-guerre, qui voit les crimes en série prendre le relais du grand massacre européen. L'érudition de Moore, son sens cinématographique du rythme, la palette folle de sa langue, son imagination affranchie de toutes limites confirment ce qu'on avait éprouvé à la lecture de Jérusalem: Moore est un grand maître, le digne héritier de Lovecraft et Machen, un ahurissant styliste de l'impossible. Un mage sinon rien.

Mais encore? Voici ce qu'en dit l'éditeur…

Londres, 1949. Jeune homme désargenté, Dennis Knuckleyard vit et travaille dans une librairie d’occasion. Bien qu’aspirant écrivain, il mène une existence passablement ordinaire. Jusqu’au jour où sa patronne l’envoie chercher des livres rares chez un étrange bibliophile paranoïaque. Dennis comprend que l’un d’eux, Une promenade dans Londres, par le Révérend Thomas Hampole, n’existe pas : il s’agit d’un texte imaginaire figurant dans un roman, réel celui-ci, écrit par un autre auteur. Si Hampole et son ouvrage sont inventés, comment ont-ils pu se retrouver entre les mains de Dennis ?

Dennis découvre alors qu’ils proviennent de l’autre Londres, le Grand Quand, une version de la ville située au-delà du Temps où tous les aspects de son histoire, depuis ses origines jusqu’à sa disparition, se manifestent. Là, les époques se mélangent, les réalités et les irréalités se fondent, et des notions telles que le Crime et la Poésie s’incarnent en des êtres terrifiants et merveilleux. Et si Dennis ne rapporte pas le livre dans cet autre Londres, c’est la mort qui l’attend.

Ainsi débute son périple dans l’autre Londres. Afin de restituer le livre irréel, Dennis doit plonger dans les bas-fonds occultes de la ville, où il va rencontrer une tribu excentrique de sorciers et de gangsters, ainsi que Grace Shilling, une prostituée qui accepte de l’aider ; le prince Monolulu, un célèbre pronostiqueur hippique prétendant être un prince abyssinien ; ou encore Jack Spot, un truand impitoyable cherchant à s’assurer le contrôle de la pègre. Mais en pénétrant dans le Grand Quand, Dennis se retrouve au cœur d’une série d’événements explosifs, qui risquent de changer à jamais les deux Londres…


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Alan Moore, Long London, t.1, Le Grand Quand, traduit de l'anglais par Claro, éd. Bragelonne, 384 pages, 25 €

vendredi 18 octobre 2024

L'inconnu qu'on a été: Hélène Gaudy aux portes du père

Max Ernst, Le Couple (1923)

        En se lançant dans la lecture d'Archipels, d'Hélène Gaudy, on se dit qu'il va s'agir, sans doute, d'un énième livre sur le père comme il en point tous les quatre matins, mais ce naïf a priori s'évapore bien vite devant l'incroyable enquête menée par l'autrice, une enquête qui consiste moins à re-créer la figure du père, et à se faire le témoin de son passé enfoui, qu'à convoquer les leurres et les puissances de l'écriture afin d'explorer l'île, ou plutôt l'archipel, qu'est toute vie vue de l'extérieur.

Très vite, en effet, ce qui aurait pu être un portrait pointilliste – et qui l'est d'une certaine façon, par la méthode, l'approche – se change en une entreprise quasi paléontologique, où à force de sonder des strates, à force de délicates excavations et de patients archivages, Hélène Gaudy parvient avec une précision qui tient du miracle à rendre sensibles et intelligibles les zones d'ombre qui font qu'une vie se définit autant par ce qu'elle montre que par ce qu'elle tait, cache, écarte. Détourer ne suffit pas, il faut aller plus loin, essayer de comprendre ce qui a présidé à ce détourage, comment "l'inconnu qu'on a été" s'est formé, transformé, inventé.

L'originalité de l'approche à laquelle s'est livrée Gaudy, et ce sur plusieurs années, vient de ce qu'elle a associé l'objet de sa recherche – le père – à son enquête, non seulement parce qu'elle a compris qu'un sujet observé modifiait nécessairement l'observation à laquelle on le soumet, mais également parce qu'elle veut, en impliquant le sujet, amener ce dernier à réinvestir les limbes de son passé. Le père a tourné la page, une page, plusieurs pages sur son passé? C'est donc qu'un livre de la vie a été écrit, puis rangé, mais où? sur quelle étagère range-t-on la somme de ce qui nous a constitué? Ce que tente d'approcher, et ce que, à notre grande stupeur et immense émotion, Gaudy parvient à toucher, c'est la matière folle et fuyante d'une vie en mouvement, autant que les échos et reflets que cette vie disperse dans un présent sans cesse caduque. L'approcher, le toucher, mais surtout le nommer: Archipels n'est pas un compte rendu – on n'y solde aucun compte, en vérité – mais une re-création. Une nouvelle géographie. Le père est un radar qui enregistre tout mais, comme tout radar, il échappe nécessairement à notre surveillance. Comment radiographier un radar? 

Si tout, dans une vie, est bien vite éparpillé, disséminé, effacé, caché, oublié, il faut opposer à cet enfouissement majeur la collecte têtue et patiente de témoins – et dans le cas d'Archipels, ces "témoins" sont moins des êtres que des objets, d'étranges reliques hétérodoxes accumulées par le père dans son atelier parisien. Une caverne d'Ali-Baba, un Fort Knox de la mémoire, un extravagant bazar où ce qui est entassé en dit aussi long que l'entassement lui-même, où il est difficile de savoir si tout ce qui a été conservé l'a été pour baliser la mémoire ou faire de cette dernière un empire imprononçable.

Lisant ce livre, suivant à la trace Gaudy faire de ces traces davantage que des vestiges, on se demande ce qu'elle va trouver, comment elle va faire pour s'extraire de ce labyrinthe qu'est l'atelier, si elle ne va pas y être ensevelie, et nous avec, l'obscur agrégat du passé paternel nous empêchant, elle comme nous, d'entrevoir une lueur donnant accès au père-tel-qu'il-fut. Mais c'est un devenir et non un être que traque – non: qu'appelle, convoque – l'autrice, et voilà soudain que le "temps perdu" qu'elle arpente minutieusement s'élargit comme un poumon qui soudain se défroisse, voilà qu'on quitte partiellement l'histoire subatomique pour entrevoir un plus vaste récit: il y a les voyages, et donc les pays, et forcément l'Histoire, la guerre,  la Résistance, l'Algérie, la bombe dans le désert de Reggane, mais aussi d'autres généalogies, le grand-père qu'on devine un père au carré, et les amours, les flirts, la solitude, et surtout les écrits, les écrits du père, mine infinie de ressources à aucun usage connu destinées, poèmes satellites, une boîte de Pandore qu'ouvrir ne suffit pas – mais la mise à jour d'un continent opaque, quand bien même on échoue à en devenir le patient Champollion, n'est pas un échec: il faut aussi exhumer l'ombre, à défaut de la dissiper, si l'on veut distinguer clairement par quelle éclipse secrète on devient ce qu'on est. Comment, de fils, on devient père, et, dans l'ombre, la foule des soi qu'on a été. L'archipel des autres nous.

C'est pour toutes ces raisons qu'Archipels est un livre unique, infiniment précieux, un livre valeureux, au sens fort – qui a de la valeur et fait preuve de bravoure. Comme si, voulant découvrir le père, on se devait de le re-créer, non pas le réinventer, mais permettre à la galaxie de ses instants perdus de faire œuvre, une nouvelle fois. Et non seulement ça, mais demander qui plus est au père de scruter à son tour tout ce qui, dans sa trajectoire, a pu être sauvé. De lui rendre, pour ainsi dire, sa vie, sous la forme éminemment fragile et dangereuse, d'un livre.

Ce faisant, bien sûr, Hélène Gaudy s'expose, ne serait-ce que dans les anfractuosités de sa quête. A tout moment, elle sait que, de géologue, elle risque de devenir artificière. Que toute matière trop longtemps enfouie peut se révéler explosive, et allez savoir qui sera atteint, irradié. Mais sa prose est une fièvre prudente, qui parvient, sans jamais frôler la formule, à dire très exactement ce qui se joue dès lors qu'on s'introduit dans une mémoire autre. Il fallait pour cela former des miracles, forcer la phrase à survivre à l'enfouissement, et diffuser sereinement au grand jour. Vaincre la vanité de l'aventure généalogique pour explorer et révéler, obstinément et généreusement, l'infinie richesse d'un silence soigneusement orchestré. Retrouver l'aube du crépuscule. Un précédent livre d'Hélène Gaudy, magnifique lui aussi, s'intitulait Une île, une forteresse – un titre qui aurait très bien pu convenir à celui-ci.

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Hélène Gaudy, Archipels, éditions de l'Olivier, 21 €

samedi 5 octobre 2024

La communauté des isolés: Slimane Touhami et les pommes de l'exil


Anthropologue de métier, Slimane Touhami a décidé de se pencher sur le quotidien des ouvriers agricoles marocains venus se casser dents et reins dans le Sud de la France; il les a côtoyés dans les années 80 et suivantes, ces descendants de Chibanis peu gâtés par les Trente Glorieuses. Mais bien que rompu à l'approche sociologique, Touhami, par ailleurs docteur de l'EHESS, ne livre pas une étude austère agrémentée de graphiques et étayée par des statistiques. Il s'aventure davantage du côté du poème en prose, en sa veine baudelairienne, scrutant l'or dans le trivial et taillant des portraits où l'empathie jamais ne s'englue dans la fascination. Une autre façon de dire la peine, l'exil, et la galaxie des attitudes et destins que ces deux mots ne peuvent à eux seuls étreindre.

En une trentaine de "tableaux" (c'est ainsi qu'il dénomme ses chapitres), Touhami sait peindre aussi bien le corps partiellement brisé et l'esprit battant la campagne, la douleur des membres et l'or des rares sourires. Les compagnons de son étude sont pour la plupart des cueilleurs de pommes, gentiment arnaqués par des patrons profitant de leur analphabétisme, égarés dans des vergers sans Hespérides ni espérance – "des pommes gasconnes issus d'un cultivar néo-zélandais qui, demain, feront le plaisir d'une famille allemande en pique-nique au bord d'un lac autrichien". Loin du bled, logés dans des boîtes, ils forment les maillons d'une longue chaîne d'émigrés venus aider la France à se remonter les manches, à défaut de leur tendre la main.

La langue de Touhami, si elle n'oublie pas les outils sociologiques – évoquant "la broyeuse hypermoderne d'une urbanité des marges" –,  s'attache davantage aux callosités des mains, à la texture d'un ciel d'orage, à telle démarche, tel geste. Comme si, pour mieux comprendre ces destins liés à l'exploitation, au racisme et à la déshérence, il importait avant tout de rendre au cadre où ils survivent l'éclat d'un monde dénaturé. L'orage? "Limace titan au pied pourpre, l'orage traîne sa masse vers pour y mourir. […] La menace voilée sur l'horizon, le ciel qui implose, les hommes à la recherche d'un abri, la grêle exécrée."

A la fois profondément ancré dans le réel qu'il décrit et décrypte avec une bienveillance qui ne s'en laisse pas compter, et soucieux de rendre ces tableaux plus vivants que nature, Touhami sait en quelques mots esquisser une silhouette, rendre révélatrice une parole anodine, arracher le singulier d'un sort pour le porter aux nues d'un commun calvaire. Grâce à lui, les ouvriers agricoles deviennent des "princes de Cocagne", mais sans qu'aucune sublimation ne vienne occulter les douleurs de leur destin.

Décidément, après Comment sortir du monde, de Marouane Bakhti (dont on a parlé ici), les Nouvelles éditions du Réveil se révèlent un vivier atypique d'auteurs aussi sensés que sensibles.

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Slimane Touhami, Les Princes de Cocagne, Les Nouvelles éditions du Réveil, 12€

mercredi 2 octobre 2024

Perec, l'ours et la vieille grille


Aujourd'hui paraissent trois nouveaux volumes de la collection Perec 53 lancée par les éditions de L'Oeil ébloui, collection qui comportera 53 textes écrits par 53 écrivain.e.s ou artistes, tous en lien avec l'œuvre de Georges Perec — au programme: un texte d'Anne Savelli intitulé Lier les lieux, élargir l'espace; un autre d'Antonin Crenn intitulé Terminus provisoire, et un troisième de l'auteur de ce blog, Une seule lettre vous manque, texte qui tourne autour de La Disparition et envisage ce roman comme un précis de traduction – et un passeport pour l'au-delà.

A l'occasion de cette triple parution, une rencontre aura lieu jeudi 10 octobre avec les auteur.e.s et l'éditeur. Toutes les infos sont données en dessous de la phrase que vous êtes en train de lire et qui doit s'interrompre afin que vous puissiez lire les infos données juste après sa fin nécessaire mais pas forcément obligatoire puisqu'on pourrait continuer et parler avec ardeur de l'entrepris folle de l'éditeur Thierry Bodin-Hullin, tout comme on aimerait vous reparler du magnifique Musée Marilyn de Savelli ou du passionnant L'épaisseur du trait de Crenn, le premier publié par mes soins aux éditions Inculte, et le second par Publie-net (et chroniqué à l'époque dans Le Monde des Livres par votre serviteur, comme quoi tout est dans tout et le reste dans Télémaque, comme disait mon professeur d'histoire de khâgne), mais l'important est que vous ayez toutes les infos pour vous rendre à cette rencontre, donc il est temps de mettre un point à cette phrase, ou du moins un tirer, ce qui est une façon de finir sans vraiment finir —



vendredi 13 septembre 2024

À la croisée des ondes claires : Viel et Barthes


C'est la rentrée littéraire. Raison de plus pour vous parler de Vivarium, de Tanguy Viel, paru en mars dernier, livre libre et subtilement bipolaire, qui laisse osciller la pensée entre les chemins de l'écriture et les couleurs de la ville, entre une réflexion sur la fabrique de la phrase et l'esprit en proie aux éléments (mer, pluie, rayon de soleil). D'une intelligence éprise de fragilité, la pensée de Viel se livre à des pas chassés avec la forme: l'heure n'est plus au récit, mais au récitatif, et l'auteur forge des images d'une magie impeccable, comme ce passage où le temps ployé se voit offrir une architecture:

"[…] on ne saurait non plus penser les jours sans leur voisinage immédiat, comme autant de voussoirs dont la courbure forme l'arc semainier sous lequel se tenir." (p.15)

Mais ce qui, d'emblée, a retenu mon attention en lisant ce livre, c'est sa parenté avec certains propos de Roland Barthes, tels qu'énoncés dans La préparation du roman, son dernier grand "livre". Une parenté, qu'on devine d'abord, en filigrane, en croisant les mots suivants: "qui ferait se tuiler sans cesse les ondes", "ce fondu des choses", "le respect du tremblé", "le grain des jours", "son étrange matité" – une façon sensible, quasi chimique, d'approcher le réel. Cette parenté, je l'entends également entre  ce que Viel écrit au début de Vivarium, juste après avoir cité T. S. Eliot, lequel parle "du milieu de la vie" comme point de bascule pour un écrivain:

"Voici donc qu'avec les années une forme plus pacifiée d'écriture se fait jour: effet de coups de boutoir donnés trente ans durant, ou bien destin biologique, l'urgence à narrer, parce que satisfaite en partie, tombe ou mollit. […] Je doute que ce soit sans heurts ni retours".

Certes, le mouvement envisagé par Barthes est inverse, puisqu'il songe à se lancer dans le fleuve du roman, mais l'idée d'un basculement "nel mezzo del cammin", était déjà la point d'entrée (et sans doute d'orgue) de La préparation du roman, ce cours magistralement orchestré où Barthes, après avoir justement cité l'incipit de Dante, offre la réflexion suivante:

" […] un moment vient où ce qu'on a fait, ce qu'on a écrit (les travaux et les pratiques passées) apparaît comme un matériau répété, c'est-à-dire comme un matériau ou une activité voué à la répétition et à la lassitude de la répétition."

Et plus loin, ceci:

"Changer, donner un contenu à la 'secousse' du milieu de la vie […]."

Si pour Barthes, la tentation est venue de bifurquer et d'aborder une forme autre que celle du réflexif, en partie suite à un deuil, pour Viel, il s'agit d'éprouver une écriture autre, qu'il qualifie dans un premier temps d'horizontale. Est-ce à dire une écriture assagie, en phase avec les travaux et les jours, confié à un déroulé soi-disant quiet? Vivarium témoigne pourtant non d'un aplanissement du dire, mais bien au contraire d'une autre façon de traiter la trame complexe du réel, une autre façon d'en rapporter et le mystère et la violence, qui n'est pas, dans son extrême liberté avec les formes, sans rappeler la prose d'un Gustave Roud. (Barthes et Roud sont par ailleurs cités dans le livre de Viel.)

Autant dire qu'on sera de plus en plus à l'affût de tout ce qu'écrira Viel maintenant qu'est franchi ce gué tout sauf rassurant.

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Tanguy Viel, Vivarium, Les éditions de Minuit, 18 €

Roland Barthes, La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Editions du Seuil / Points Essais, 14,50€