vendredi 22 novembre 2019

Fin de party – le chœur éclaté d'Elisabeth Jacquet

(Bar Italia, de Paul Cadmus)
Avec nous on sera vingt-sept, d'Élisabeth Jacquet, avait été publié en 1996 par les éditions Comp'act, et reparaît aujourd'hui avec un autre texte de l'auteure – Le retour des semelles compensées – aux éditions L'Attente. Ce court "roman" polyphonique, qui met en scène une soirée entre ami.es., n'est pas sans rappeler d'autres tentatives de description festive, où la mise en page s'efforce de spatialiser la simultanéité des gestes et des paroles – je pense en particulier au très beau Selva! de Frédéric Leal, paru en 2002 chez P.O.L et qui racontait jusqu'à l'éclatement une "popote des lieutenants". Mais l'univers décrit par Léal était exclusivement viril et militaire, tandis que celui de Jacquet est mixte et civil, si l'on peut dire. En fait, Avec nous on sera vingt-sept me semble davantage dialoguer avec les œuvres d'Hélène Bessette, de par sa technique à la fois aérée et millimétrée, sa façon faussement désinvolte d'inciser la peau des propos tenus pour mieux exhiber le réseau écorché des pensées, sa grande liberté de scansion, ses échappées belles et cruelles. Bizarrement aussi, mais je me trompe peut-être, le texte de Jacquet me semble un admirable contrepoint, au sens musical, au Choses de Georges Perec, en cela qu'il brosse, de manière certes plus diffractée, voire explosive, le portrait d'un intérieur révélateur d'un mode de vie.

Le texte se scinde en diverses lignes musicales et narratives, il y a des souvenirs, des allusions, des propos intérieurs, des déclarations extérieures, le présent de la soirée, le chassé-croisé des dialogues, les questionnements, la ritournelle des interrogations, le décor domestique qui n'en finit pas de se désagréger, les éclats de voix, les replis du cœur, la danse des corps. Le trivial côtoie l'inquiétude, le factuel la crise. Ce sont les années 90 – 
"Notre vie? De la Récupération. Exemple: Ici c'était un vieux truc pourri nous en avons fait un ravissant appartement. Mais nous c'est pas pareil nous sommes des privilégiés nous en avons conscience."
Ce pourrait être le tableau vivant d'une insouciance en acte, mais ça devient très vite l'orchestration d'une collectivité en dérive. Peu à peu, les aveux se précisent, les rapports entre les participants prennent forme (et se déforment), la masse enjouée file vers son point critique:
"Au début d'habitude: un long murmure feutré, pacifique des esquisses de mouvements, ils remuent à peine, raides encore de leurs contraintes – fais-les boire pour les décontracter – encore engourdis, alourdis par les nécessités, mettent du temps à se délester, connaître la détente des abandons nocturnes, quand ils savent qu'on ne les distingue plus avec netteté, l'essence de leur être répandue dans des contours flous, le principal effacé, gommé, échappant au jugement."
Au fil des pages se dessinent des rapports hommes-femmes, exacerbés par l'injonction à se laisser aller et le ballet des promiscuités. L'humour déployé et la mosaïque scénique masquent un temps le tragique d'un certain désœuvrement de l'être – "Dis-moi dans l'oreille: avec quoi construis-tu ta vie?" – et le lecteur, ballotté d'une individualité à l'autre, apprend peu à peu à identifier les voix et distinguer désirs et frustrations.

Les hommes enrobent leurs fantasmes comme ils peuvent:
"Si on couchait ensemble (maîtrise absolue de son corps-corps) on pourrait aller partout. On découvrirait une vraie respiration. Je connais des endroits où tu te sentirais à l'aise (moi en elle)   on pourrait déconnecter complètement."
Les femmes, elles, saturent sous les pressions qui les mitraillent :
"Suis-je une femme? Subitement mes seins cessèrent de pousser, mes règles disparurent. Longtemps le grand échalas (pour eux) obéissant désormais à leurs critères de beauté (les mêmes! Imbéciles!) je suis l'éternelle grande cruche fêlée. Vieille maintenant vos yeux sur moi m'anéantissent, votre convoitise mon corps se rétracte, se replie, disparaît, mon vœu: ne plus exister dans le désir de personne!"
A la fois magistralement polyphonique et savamment désaccordé, le texte d'Élisabeth Jacquet prend à bras le corps un vertigineux brassage d'affects pour mettre à nu le dépit sous toutes ses formes. Jamais pesant et toujours profond, il opère d'incessants allers-retours entre une intériorité en passe de se fissurer et un extérieur se gaspillant dans la fausse concorde. L'effet est détonant, poignant, et ses implications impeccablement assumées par sa rythmique. Surtout, il montre si besoin était que seul l'éclatement de la forme peut parvenir à dire le drame de la dispersion. 
"Florence
— se fissure ma carapace, sens ma chair bientôt à vif, le petit cœur de la grenouille bat sur la table de dissection mais le prof dit qu'elle ne souffre pas! Comment le sait-il? Comment le sait-il? Quand moi un minuscule interstice et déjà je grelotte ! —"
C'est un livre, au final, sur l'invitation. Quand on invite, que convoque-t-on. De qui et de quoi est-on l'hôte? Ce qui s'invite, bien sûr, ce ne sont pas juste des personnes, mais le vide qui circule entre elles et provoque des heurts, des frictions. Avec nous on sera vingt-sept brasse et froisse sans concession un chœur ivre de ses propres battements, et dénude le convivial jusqu'à l'os.

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Élisabeth Jacquet, Avec nous / Le retour,  L'Attente, 19 €

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