jeudi 22 mars 2018

Tu ne bougeras pas

(Jean Seignemartin - Scène orientale, Odalisque, 1875)
Avec La femme à modeler, court récit d'une quarantaine de pages paru en 2012, Émilie de Turckheim se concentre sur un plaisir immobile, celui éprouvé à poser. Retranscrire son expérience de modèle était risqué: "poser", comme elle le rappelle d'emblée, est ici intransitif, difficile donc de dire ce qui passe, et selon quelles modalités.

C'est un dispositif qui le plus souvent a été décrit du côté du peintre, de l'homme plus précisément, par exemple chez Balzac, Musset, Gautier. Pourtant, c'est le corps féminin qui est, le plus souvent là aussi, convoqué, et ce dans un rôle si particulier qu'il convient d'en délimiter le plus précisément possible l'exposition. Donner à voir mais dans le contrôle de l'abandon. Un acte qui aurait pourtant à voir avec l'amour?
"J'ai vingt ans. J'ai déjà fait l'amour mais pas cet amour sans geste et gracieux. Un amour en pleine immobilité sexuelle."
La première fois où l'on pose: moment initiatique. Décrire l'arrivée, la gêne, l'ignorance, les termes de la tractation ("l'instant où le peintre tend les billets crus"), l'indication de la pose ("les angles de mon corps passé à la moissonneuse de la géométrie")… D'un côté les pinceaux qu'on prépare, de l'autres les habits qui tombent. Rituel. Conditions d'appropriation. C'est, pour l'auteur, l'occasion inédite d'un apprentissage, entre émoi et humour, déprise de soi et réinvention du sexe.
"Il faudra beaucoup de peintes pour […] que je laisse mon corps tranquille, insouciant et vautré, endormi brutalement, riant bouche déboitée, lové dans l'air rouge de l'atelier, érotique dans son battement, sa fatigue et sa parfaite imperfection."
Devenue un temps "idéale gargouille", la femme modelée laisse vaguer ses pensées, voyage dans les plis de ses craintes, s'amuse à fantasmer le réel réduit à un affrontement. Le regard du peintre, ou plus tard celui des étudiants, est foule, il cadre et recadre, déforme, dénature, réinvente:
"Trente cœurs me voient. Je suis irréconciliable."


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Émilie de Turckheim, La femme à modeler, Naïve, 2012

Note:
Du même auteur,
paru récemment aux éditions Héloïse d'Ormesson:
L'enlèvement des Sabines
(cf. ma critique dans Le Monde des Livres du 1/03/2018)

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