Parfois, se raconter exige de revenir sur les lieux où a poussé, première, la fleur de tout récit, celle de l'enfance. De rentrer chez soi, ou plutôt de faire à nouveau effraction dans l'appartement où l'on a appris à être soi un jour. Grotte aux parois tout sauf mutiques, labyrinthe dont on connaît tous les tours et détours, climat intérieur que ni la poussière ni la négligence ne peuvent tout à fait perturber. Pour le traducteur et écrivain André Markowicz, ce lieu n'est autre qu'un appartement de Saint-Pétersbourg où sa grand-mère a habité une grande partie de sa vie. C'est là que s'est forgée la musique secrète de la langue qui l'habite, le russe. Là sans doute qu'est né ce "bruissement de la langue", cet accent survivant à un réel disparu, comme le sentiment d'un membre fantôme. Y revenir, c'est réinvestir une géographie domestique et mentale, mais surtout sensorielle ; c'est retrouver, sous l'apparente déréliction, la peau douce de la jeunesse. Non pour célébrer l'âme défunte des choses et en tirer un phrasé nostalgique, mais pour, comme chez Proust, inviter le passé à respirer encore dans cet autre lui-même qu'est le texte.
L'appartement, qui sort demain aux éditions Inculte, nous rappelle si besoin est que le grand traducteur qu'est André Markowicz est avant tout un maître des cadences. Son livre – où la psychogéographie révèle, comme une plaque sensible, le biographique – a la particularité d'être écrit en vers, et l'on sait combien Markowicz sait plier le récit au rythme au point de les faire coïncider en un même précipité. Pour traduire le tétramètre ïambique de l'Eugène Onéguine de Pouchkine, Markowicz avait su créer un octosyllabe d'une étonnante plasticité, un véritable feu follet métrique. Ici, dans L'Appartement, c'est au décasyllabe qu'il a confié le soin de chanter "l'odeur du premier monde", un décasyllabe qui ne cesse de déborder comme un ru sans cesse alimenté par une fonte intime, celle des perceptions retrouvées:
"[…] mais est-ce la Russie, est-ce l'enfance / ou bien les deux ne sont pas dissociables, / tout ce qui est de l'ordre de mes sens / s'est figé là comme une fois pour toutes, / ce qui fait que la suite de la vie, / je veux dire la vie en tant que telle, / s'avère, au bout du compte, un accident, / comme une diversion, une long détour, / ou, justement, non, pas si long que ça, / parce que dès que cette enfance arrive, / 'arrive' et pas 'revient', le temps n'est plus, / il n'a plus d'importance, il est passé / et je suis revenu où je dois être / ou plutôt non – je reviens où je suis /". (p. 117)
Cet "appartement" (mot qui résonne bien vite comme "appartenance"), Markowicz ne s'y enferme pas, il y va et vient comme dans un souvenir offrant d'autres perspectives sur la vie, et c'est depuis son seuil menacé qu'il raconte sa préhension des textes à traduire (en complicité avec Françoise Morvan), qu'il s'agisse de Platonov qu'après une première déception il entend alors mieux et plus fort grâce aux corps portés sur scène, ou de L'idiot, dans lequel il entre "non pas comme un déluge / mais phrase à phrase, par petites doses, / au jour le jour, pour garder l'équilibre".
Le lecteur poussera d'autres portes de cet "appartement" – entrera dans d'autres pièces de la vie de Markowicz, dont certaines situées en Bretagne. Quel que soit l'épisode retracé, on est conquis, ou plutôt convié, par ces vers ivres de rebonds, ces vers qui ricochent au plus profond de la mémoire et parviennent à traduire – à déplacer, bousculer, ranimer – les sensations et les visions, l'intellection et la passion. L'appartement, et c'est ce qui explique sa force d'émotion, est une crépitante leçon de souffle.
Et vous, Claro, d'où vous vient cette affinité avec l'anglais ?
RépondreSupprimerBonne question. Ça pourra faire l'occasion d'un prochain post…
SupprimerDes Beatles, comme tout le monde, non?
RépondreSupprimerMais je crois me souvenir qu'il ne sait toujours pas ce que peut bien signifier "Ob-la-di-ob-la-da" (une pub pour les automobiles de l'Est?)
C'est oblatif en tous cas...
SupprimerJ'ai tout compris et j'ai envie d'acheter le livre
RépondreSupprimerFortunat
Ce qui m'étonne ce sont les correspondances entre le lieu où ont poussé les premières racines , ses caractères, son histoire, sa géographie et les paysages intérieurs d'une vie. La relation ne me semble pas seulement d'influence, d'imprégnation mais aussi de connivence, intime parfois. J'ai l'impression de toujours parcourir les visages du quartier de Paris où j'ai grandi et joué.
RépondreSupprimerMardi matin sur la route, entre deux lieux, j'écoutais Les chemins de la philosophie :Espace, mode d'emploi: Les espèces d'espaces de Georges Perec, passionnant. Il est frappant par exemple que Perec ait grandi rue Vilin cette rue qui allait disparaître ce qui n'est pas si fréquent. Enracinement impossible et pourtant c'est à partir de ce lieu devenu nulle part qu'il échafaude sont oeuvre bien pérenne.
Elise
Sublimissimes "Partage 1&2" !... Et quel traducteur de Dostoïevski ! Je cours chez mes libraires préférées ("L'Astragale", Lyon) dès demain pour le commander ! Merci !
RépondreSupprimerJe viens de le terminer dans le train et je l'ai lu à voix haute dans ma tête.
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