Avec Servir le peuple, l’écrivain chinois Yan Lianke s’attaque, certes,
sur le mode satiriste, voire fabuliste, aux rigidités du régime maoïste. En
décrivant la liaison torride d’une femme de colonel avec un simple soldat, en
montrant combien leurs ébats sont pimentés par des jeux iconoclastes – piétiner
un buste du grand Timonier relance leurs jeux sexuels… –, il donne dans la
farce, poussant la critique à un niveau en apparence mécanique qui fait de son
roman une charge hénaurme. Mais il se
passe pourtant autre chose, car si ses deux protagonistes semblent là pour
ridiculiser l’esprit de propagande et de parti, leur liaison, elle, prend une
tournure brûlante, qui curieusement rappelle les enfermés érotiques du cinéma
japonais. Reclus dans une résidence militaire, ils découvrent, dans le sexe et
ses variations, le paradoxe d’une jouissance portée à son paroxysme :
« Depuis plus d’un mois, ils
étaient les maîtres de leurs instincts mais ils en étaient aussi les esclaves.
Les jeux du sexe étaient presque devenus la substance et le but de leur vie.
Ils avaient fait du sexe une chose à la fois banale et profonde, sans valeur ou
d’une valeur inestimable, glorieuse ou méprisable, mais qu’ils ne pourraient
jamais oublier. »
Cette négation de la valeur
exacerbée nous ramènerait-elle sur les rives de la « dépense » selon
Bataille ? Nos deux amoureux seraient-ils devenus l’objet même de toute
consommation ? Quoi qu’il en soit, il leur faut, comme sous l’effet d’une
nécessité inversée, retourner à un état édénique, redevenir eux-mêmes Adam et
Eve, et ce au cœur même du péché. Ils décident donc de vivre nus une semaine et
de s’adonner aux plaisirs de la chair sans discontinuer ou presque. Mais en
tentant de recréer l’Eden à même la Faute, ils se retrouvent dans une délicate
position, plus divine qu’édénique, comme si de leurs ébats pouvaient naître un
monde, comme s’ils étaient en train de créer un monde orgasmique au-dessus
duquel planait l’esprit non de Dieu (et surtout pas de Mao) mais de leur
finitude:
« Grâce au ciel, ils
pouvaient, pendant sept jours et sept nuits, s’enfermer tout nus, sans mettre
le pied dehors, mangeant quand ils avaient faim, dormant quand ils étaient
fatigués et reprenant leurs ébats dès qu’ils se réveillaient. D’abord, ils
n’avaient pas déçu les espérances du ciel, mais avant que les sept jours et
sept nuits ne fussent écoulés, la fatigue eut raison de leur enthousiasme. »
Il leur faudra recourir à certaines
profanations politiques pour relancer la machine sexuelle… Comme si l’innocence,
même nourrie de foutre, tournait à vide et avait besoin, pour contrebalancer
ses intentions naïvement démiurgiques, d’en passer par la destruction et la
trahison. Cette idée que le sexe, aussi confiné soit-il dans son propre mirage,
a besoin d’affronter, violemment mais gaiement, la raison du politique, est
sans doute la face la plus troublante de cette fable où, littéralement, deux
êtres se désordonnent.
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Yan Lianke, Servir le peuple, traduit du chinois par Claude Payen, Picquier
poche
Yan Lianke, c'est vraiment géant.
RépondreSupprimerEn tout cas dans ce va et viens la photo figurant l’âme féminine du dialogue à huit clos ne semble pas vouloir se défaire de son Obi comme si au lieu de l'érotisme l'élégance ne devait s'absenter, est-ce un de ces détails qui aussi composent l'infime écart entre ce qui se donne à voir et ce qui ne se peut qu'entre deux enfermés?
RépondreSupprimerQuel bizarre effet d'optique! A chaque fois que j'ouvre ce blog pour voir si le proprio est revenu, j'ai l'impression que la petite femme là-haut me regarde sous un angle différent....
RépondreSupprimerBeau ça, "l'idée que le sexe, aussi confiné soit-il dans son propre mirage, a besoin d’affronter, violemment mais gaiement, la raison du politique..."
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