jeudi 18 juillet 2013

Ashbery: Dans l'œuvre, le Vermont


Ecrivains en bord de mer (2)
 
Le carnet du Vermont (1975) occupe une place à part dans l’œuvre du poète américain John Ashbery. Ce dernier avait publié trois ans plus tôt le très remarqué Trois Poèmes et allait, juste après, Le Carnet, faire paraître un livre qui lui vaudrait les plus prestigieux prix littéraires américains – rien moins que le National Book Award, le National Book Critics Cicrcle Award et le prix Pulitzer. Comme le rappelle Olivier Brossard, dans sa passionnante postface, Le Carnet du Vermont passa presque inaperçu entre ces deux soleils. Il faut dire que ledit Carnet se démarque prodigieusement : non seulement c’est un livre « illustré » – puisque l’accompagnent des dessins de Joe Brainard – mais également un livre fracturé, diffracté, discontinu au possible.
La question se pose alors – et les critiques d’Ashbery ainsi qu’Olivier Brossard se la posent – de savoir s’il faut y voir une « erreur de parcours » ou plutôt un « chant du déchet ». Question pertinente puisqu’elle nous oblige à nous demander si l’œuvre, dans son déroulement et sa totalité toujours interrompue, autorise une lecture « presciente ». L’œuvre lue dans le a progression fantasmée, comme la page peut se lire dans l’imperceptible de sa mutation ? Ce qu’on rechercherait alors, ce serait moins les preuves d’une cohérence – l’auteur a droit de s’écarter – que les jalons d’une expérience. Ainsi, un livre par trop atypique dans un parcours poétique pourrait-il être compris jusque dans son errement, voire son échec.
Mais c’est sans doute présumer d’une excessive conscience de l’écrivain qui, même s’il cherche clandestinement à faire œuvre, ressent peut-être, parfois, une excitante réticence à se plier à ce concept, quasi tyrannique, d’œuvre. Réticence compréhensible : l’œuvre doit se faire d’elle-même, en puisant les matériaux de sa relance dans l’instinct de sa vaine survie. Elle n’a de raisonné que son insistance à revenir sur elle-même pour mieux se trahir et perdurer. Ses échecs lui importent plus, dans le présent de la création, qu’on ne sait quelles vaines victoires. Elle appelle le trébuchement au seuil même de l’élan.
Vient toujours (?) un temps, dans la fabrique de l’œuvre, où l’auteur éprouve la tentation – la nécessité ? – d’un sabordage, voire d’un sabotage, en tout cas d’une fuite, d’une sécession visant à devenir autre. Au diktat de l’œuvre en cours, il chercherait alors une esquive, une riposte. Démentir sa voix. Effacer ses traces. Brouiller non seulement les pistes, mais les regards portés sur ces pistes. Bref, se défausser, comme on dit aux cartes. Faire quelque chose de terrible. Moins l’attrait d’une marge que l’appétit d’un non-lieu. Se réfugier dans l’irrepéré. S’enfoncer, sans crier gare, dans le Vermont, hors géographie.
Ne serait-ce pas ce que nous dit Ashbery quand il écrit :
« Des choses, ciel de cuivre, arbres noirs. Certains gracieux, d’autres indifférents. La question est : des pierres qui s’accumulent sous la surface gonflent puis explosent à la lumière du soleil. Phénomène patient – enfin, pas vraiment. »

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