Corps de roi, de Pierre Michon, se veut un travail d'oscillation entre deux corps, la figure et l'incarné, l'un drapé dans une "défroque", l'autre allant "à la charogne": entre l'écrivain tel qu'on finit par le fantasmer et l'écrivain tel qu'il doit bien être quelque part. Aussi le livre de Michon n'est -il pas exercice d'admiration, ni tentative pour détrôner, mais effraction. Il s'agit de profiter de la béance, plus ou moins généreuse, entre le majuscule et le vulnérable, pour pénétrer dans l'entre-corps, pour y prendre ses aises, y tester l'atmosphère, y éprouver d'autres gestes. Dire quelque chose de Beckett, de Flaubert, de Hugo, de Faulkner est bien entendu envisagé, mais pour cela il faut glisser les doigts dans la plaie, et voir si la langue-michon peut y survivre, y produire autre chose qu'un discours. Et force est de reconnaître qu'à chaque fois, Pierre Michon parvient à se glisser presque nonchalamment dans l'interstice de principe, profitant de la fermeture d'un obturateur (Beckett photographié), d'un petit matin de juillet (Flaubert ayant achevé la première partie de Madame Bovary), d'une mort en un lieu incertain (Muhama Ibn Manglî attendant le gerfaut fatal), d'un whiskey à valeur d'éléphant (Faukner en farmer apeuré) ou d'une lecture de Booz qui s'achève… dans la booze.
Que fait alors Michon, une fois dans la place? Certes, il rend hommage aux maîtres des lieux, puisque le voilà tour à tour chez les différents saints de son panthéon littéraire. Mais la déférence n'est pas l'affaire de Michon, il cherche autre chose, des fragments, des bouts d'os, peut-être une pépite. On revient alors au titre du livre: Corps du roi. Non pas "le" corps du roi, ou "les" corps du roi, mais "corps du roi", qu'on dirait d'abord à l'oreille décalqué de l'anglais corduroy, mot qui signifie velours, mais qui très vite se change en quelque chose de plus rêche, de plus sec, qui échappe au sens. Une attaque. Un coup. Un éclat. Et Michon, en archéologue têtu, de trouver au cours de ses fouilles ce bris exogène qu'on n'attendait pas (et qu'il fait mine de découvrir alors qu'il l'a lui même introduit en contrebande, qu'il l'a planté, comme on dit dans les polars).
Pour Beckett, ce sera le "tesson de Job", tesson qui sculpte le visage de l'auteur de Molloy, mais qui très vite (le texte est court) devient un élément de décor, tel un os de seiche dans une vanité anamorphosée. On connaît l'allusion biblique: et Job prit un tesson pour s'en gratter et s'assit sur la cendre. Ici, c'est Michon qui récupère le tesson, et le laisse sur la page. Et bien sûr, soudain, ici, le tesson brille, on ne voit que lui, car Michon l'a longtemps poli de sa caresse.
Pour Flaubert, Michon semble hésiter, les tentations sont nombreuses. Il travaille dans un premier temps l'image du déchaussé, qui lui donne ce beau "frère déchaux", puis il triture un peu le "serrement de cœur", emprunté à Pasolini; il passe ensuite au "masque", auquel il associe chair et carton-pâte, s'aventure brièvement, instinctivement, du côté du Lama qui "se fend les boyaux" (il y a là une faille, il y reviendra), puis on croit qu'il a trouvé, que ce sera ce "g" que Flaubert guettait sur les couvertures des livres car il savait ce "g" être celui de Hugo avant d'être celui qui inaugure son nom. Alors Michon repart de zéro, il refabrique Flaubert en démiurge intrigué, il relance la donne, et trouve, comme par un miracle, la formule. Parlant d'Emma Bovary, qui serait comme un signe immémorial évoquant la peine et la plaie, il écrit: "C'est la fente du ventre compliquée de pleurs". Énoncé inédit, qui se tord tout entier dans la trouvaille de ce "compliqué de", qui dit cette fois-ci le corps de la reine, plutôt que celui du roi.
Michon ne consacre que quatre pages à un gentilhomme de la garde du Sultan, mais il sait qu'il va trouver, là encore, la formule. Et elle survient, sur la fin, après un incroyable tour de passe-passe difficile à expliquer, elle survient, magnifique: "La nuque casse au Caire", on la répète dans sa tête, comme si on mâchait des cailloux, le sens s'exfiltre, ça marche.
Faulkner? Une fois de plus, le prestidigitateur Michon fait apparaître des accessoires qui n'étaient pas là avant son arrivée et qui, bien sûr, ne sont pas de simples accessoires. Il en dissémine quelques-uns, "écrite de chic", "chabraque", "culotte de petite", et finalement, parce qu'il faut bien presser la détente: "Cofield déclenche". Clic-clac.
Le dernier texte, sur la, ou plutôt les lectures de Booz, est à lui seul un tapis d'éclats, d'os jonché. Le père est tué, Hugo enterré, Mitterrand singé, Faulkner imité, le livre peut s'achever dans l'éviction, quand Michon ivre est jeté manu militari hors d'un restau, c'est lui le roi, le roi qu'on avait invité et qu'on balance dehors. Mais le roi, enfin déchu, peut alors, son corps en paix, regarder le ciel, légué par Hugo et d'autres, ce ciel baudelairien qui est "un très grand homme", et sans doute aussi, entre défroque et charogne, roi des corps, assis sur la cendre, à la main un tesson, un tesson qui lui permet, on l'aura compris, d'écrire.
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Pierre Michon, Corps du roi, éditions Verdier, 2002, 8 euros (Prix Décembre 2002)
Que fait alors Michon, une fois dans la place? Certes, il rend hommage aux maîtres des lieux, puisque le voilà tour à tour chez les différents saints de son panthéon littéraire. Mais la déférence n'est pas l'affaire de Michon, il cherche autre chose, des fragments, des bouts d'os, peut-être une pépite. On revient alors au titre du livre: Corps du roi. Non pas "le" corps du roi, ou "les" corps du roi, mais "corps du roi", qu'on dirait d'abord à l'oreille décalqué de l'anglais corduroy, mot qui signifie velours, mais qui très vite se change en quelque chose de plus rêche, de plus sec, qui échappe au sens. Une attaque. Un coup. Un éclat. Et Michon, en archéologue têtu, de trouver au cours de ses fouilles ce bris exogène qu'on n'attendait pas (et qu'il fait mine de découvrir alors qu'il l'a lui même introduit en contrebande, qu'il l'a planté, comme on dit dans les polars).
Pour Beckett, ce sera le "tesson de Job", tesson qui sculpte le visage de l'auteur de Molloy, mais qui très vite (le texte est court) devient un élément de décor, tel un os de seiche dans une vanité anamorphosée. On connaît l'allusion biblique: et Job prit un tesson pour s'en gratter et s'assit sur la cendre. Ici, c'est Michon qui récupère le tesson, et le laisse sur la page. Et bien sûr, soudain, ici, le tesson brille, on ne voit que lui, car Michon l'a longtemps poli de sa caresse.
Pour Flaubert, Michon semble hésiter, les tentations sont nombreuses. Il travaille dans un premier temps l'image du déchaussé, qui lui donne ce beau "frère déchaux", puis il triture un peu le "serrement de cœur", emprunté à Pasolini; il passe ensuite au "masque", auquel il associe chair et carton-pâte, s'aventure brièvement, instinctivement, du côté du Lama qui "se fend les boyaux" (il y a là une faille, il y reviendra), puis on croit qu'il a trouvé, que ce sera ce "g" que Flaubert guettait sur les couvertures des livres car il savait ce "g" être celui de Hugo avant d'être celui qui inaugure son nom. Alors Michon repart de zéro, il refabrique Flaubert en démiurge intrigué, il relance la donne, et trouve, comme par un miracle, la formule. Parlant d'Emma Bovary, qui serait comme un signe immémorial évoquant la peine et la plaie, il écrit: "C'est la fente du ventre compliquée de pleurs". Énoncé inédit, qui se tord tout entier dans la trouvaille de ce "compliqué de", qui dit cette fois-ci le corps de la reine, plutôt que celui du roi.
Michon ne consacre que quatre pages à un gentilhomme de la garde du Sultan, mais il sait qu'il va trouver, là encore, la formule. Et elle survient, sur la fin, après un incroyable tour de passe-passe difficile à expliquer, elle survient, magnifique: "La nuque casse au Caire", on la répète dans sa tête, comme si on mâchait des cailloux, le sens s'exfiltre, ça marche.
Faulkner? Une fois de plus, le prestidigitateur Michon fait apparaître des accessoires qui n'étaient pas là avant son arrivée et qui, bien sûr, ne sont pas de simples accessoires. Il en dissémine quelques-uns, "écrite de chic", "chabraque", "culotte de petite", et finalement, parce qu'il faut bien presser la détente: "Cofield déclenche". Clic-clac.
Le dernier texte, sur la, ou plutôt les lectures de Booz, est à lui seul un tapis d'éclats, d'os jonché. Le père est tué, Hugo enterré, Mitterrand singé, Faulkner imité, le livre peut s'achever dans l'éviction, quand Michon ivre est jeté manu militari hors d'un restau, c'est lui le roi, le roi qu'on avait invité et qu'on balance dehors. Mais le roi, enfin déchu, peut alors, son corps en paix, regarder le ciel, légué par Hugo et d'autres, ce ciel baudelairien qui est "un très grand homme", et sans doute aussi, entre défroque et charogne, roi des corps, assis sur la cendre, à la main un tesson, un tesson qui lui permet, on l'aura compris, d'écrire.
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Pierre Michon, Corps du roi, éditions Verdier, 2002, 8 euros (Prix Décembre 2002)
A la lecture de ce cours volume de Michon, j'avais été un peu dérouté par la place laissée à la douleur chrétienne qui imbibe tout ce texte.
RépondreSupprimer"Le corps est un sac de merde, le reste est verbe vivant" par exemple à propos de Beckett. M'avait semblé contestable et assez moyenâgeux. D'autant que chez Beckett, le verbe est soumis au vide et n'est jamais présenté comme sauvegarde.
De même la phrase "Rendre des oracles, en effet, c’est bien la seule chose qui puisse nous faire écrire" (page25) m'avait laissé pantois. Elle revient encore une fois sur le vieux sujet de savoir qui est le meilleur ministre du culte, sur l’art en tant que religion, et la littérature vue comme spécialité des grands prêtres.
C'est peu de choses dans un texte par ailleurs très puissant et très dense. Mais ces deux idées et quelques autres m'avaient dérangé.
A l'inverse, j'avais adoré la citation de Flaubert : "Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la grande cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie. »
Bien à vous et désolé pour ce commentaire très subjectif.