La philosophie à coups d'étrivière : telle est l'entreprise impitoyable, dévastatrice et à compte d'auteur dans laquelle se lance au début du vingtième siècle cet auto-proclamé "descendant des singes pourris" qu'est l'écrivain tchèque Ladislav Klíma. Trouvant le marteau de Nietzsche d'une mollesse charitable, brassant astronomie et métaphysique comme l'avaient fait avant lui un Poe ou un Blanqui, reprochant à Schopenhauer son manque de rien, Klíma reproche à la pensée de n'être bien souvent qu'une logique factice, incapable d'embrasser les contradictions dans leur générosité — la vérité n'est que fiction, et en tant que telle doit se pratiquer et non se conquérir. D'où il en découle selon l'auteur que la sainte conscience s'apparente davantage à une pluie d'"états d'esprit", un magma d'intensités "volitives" qui prouvent que le monde repose sur une "volonté de plaisance". Et Klíma de se forger une langue et une grammaire à la démesure de son propos ; classifications de Linné, théories de Darwin, postulats de la physiognomonie (la bouche de Napoléon bâillant comme le canon de Waterloo !), il mâche tout, lui, "l'ornithorynque paradoxal" qui ne signa ce texte que d'un L. libérateur.
Les concepts, sous sa plume intransigeante, deviennent des rats passionnés, des araignées bouffonnes, tantôt rongeant la planche verbale sur laquelle ils voguent, tantôt tissant des toiles que la moindre bourrasque arrache. Et le lecteur du terrible Klíma, le lecteur fâcheusement contemporain, découvre en lisant ces volées d'aphorismes ("L'amour sexuel réunit trois ingrédients principaux : 1. la vanité, 2. la vanité, 3. la vanité" ou mieux : "Nous prenons notre désir pour un témoignage à l'appui de la vérité de la chose désirée"), ces développements sourds et involutés ("Tout trime et trame, tend et tremble, espère et désespère, se réjouit et se désole pour quelque chose non seulement qui 'est' théoriquement un rien, mais encore, pratiquement parlant, qui se paralyse en néant"), ces axiomes monstrueux ("L'expérience est la consolation et le refuge des imbéciles…"), le lecteur, donc, découvre qu'adhérer à une pensée est un geste absurde, qui ne consacre que son auto-suffisance. Parce que, nous dit Klíma, "chaque pensée humaine est, sinon inspirée, du moins infectée par la sociabilité, […] l'homme est un animal intégralement sociable…, — c'est dire : un animal lâche […] un esprit gauchi, exigu, tordu ; une vie faite rien que de compromission et de craintes et de tremblements ; et de fourberies et de flagorneries et d'infamies ; un état contre-nature de désarroi et de largeur superflue ; le bourrage de crâne, le dressage, la dispersion, le chaos ; et, par conséquent, la mise en sourdine des affects forts et purs, —"
Largeur superflue : ainsi définie et mesurée, la baudruche humaine stigmatisée par Klíma n'a plus le droit de se laisser être.
Si une philosophie ne saurait faire, à un moment ou à un autre de ses affres et gaietés, l'économie de l'extrême virulence, alors Le monde comme conscience et comme rien est peut-être cette machine terriblement célibataire qui, partie en guerre contre l'atrophie intellectuelle, à l'instar de la prose fractale d'un Arno Schmidt ou du phrasé aheurté d'un Artaud, nous désigne le mieux l'Ennemi : le non-désir.Le nihilisme affiché et fragmentaire de Ladislav Klíma a tranché depuis longtemps : "Le meilleur remède contre la peur est le désir de ce qu'on redoute." Dont acte.
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Ladislav Klíma, Le monde comme conscience et comme rien, Editions de La Différence. Traduit du tchèque par Erika Abrams. 216 pages. 138 francs.
Lecture indispensable ! De même que le Grand Roman... merci Claro de nous le rappeler !
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