Le mardi 28 décembre à 18 h, à la librairie Les Colonnes, à Tanger:
54 boulevard Pasteur, Tanger.
Tél. 05 39 93 69 55
"Avant toutes choses, avant même d’en venir aux mains avec elles, il nous fallut inventer la bouche, à commencer par le mot « bouche », au centre duquel nous plantâmes un trou sans trop nous soucier de son avenir, lumineux ou obscur, et autour de ce trou, comme d’autres des arbres ou des pierres, nous conçûmes des dents, d’immenses gradins de dents, lesquelles nous amenèrent peu à peu et pour ainsi dire à notre insu à l’idée de mâchoires – déjà la faim se manifestait à nous, sans doute, et avec elle la belle idée de morsure, dont nous ignorions alors qu’elle produirait autant de sons, d’échos, de conventions, aussi. Artisans de la bouche, nous nous efforcions d’oublier les infamies par nous commises dans la Cité du Corps-Sans-Bouche. Oui, nous aurions dû commencer beaucoup plus tôt par la Bouche, par sa béance, le chantier de son cri, les balbutiements de ses arcanes, de ses coulisses.(…)"in " L'invention de la Bouche"
"Notre mission, que nous avons acceptée : désigner, comme chaque année, les meilleurs livres de 2010. Tous genres, tous pays confondus ; primés cet automne ou vierges de toute distinction. Une seule restriction, terrible, mais notre déontologie va loin : éliminer, dans la douleur, les livres écrits par les plumes du "Point". Le résultat : du très varié, mais rien que du très beau."
C'est tout le problème de la déontologie. Sans elle, on rirait sûrement encore un peu plus.
Jean-Clet-Martin: CosmoZ, un titre assez vertigineux qui joue sur des sens différents, l'un cosmologique, l'autre mythologique. On dirait une « chimère » à plusieurs têtes bien plus qu'une métaphore... Comment s'impose un titre de ce genre? Claro: Un titre doit souvent être une proposition du livre, et même s'il peut préexister à l'écriture, il ne peut longtemps rester un simple gri-gri. J'avais pensé appeler ce roman "Livre Vain", mais au final j'ai basculé vers un autre intitulé, dans lequel la volonté de recréer un monde – une partie du monde, sous un angle particulier – se voyait ainsi gauchie, comme si on y avait greffé autre chose, la possibilité de l'autre. D'où ce "oz", syllabe à la fois pleine et vide, chargée de sens et en attente de nuances, qui vient bourgeonner sur le "cosmoz", permettant de déplier un peu le sens, d'instaurer une différence dans la répétition du son, et qui par sa fin majuscule indique déjà qu'il sera question de fin et de commencement. J-CM: Outre le ressort des mots, le tour des formules, on a le sentiment de déborder les mots, de les fendre vers l'image, image en mouvement, en prise sur des dispositifs du cinéma (Oz est image autant que récit). Comment raccordez vous tous ces plans, quel montage? C: L'écriture du livre se joue à plusieurs niveaux, pas seulement au niveau de l'écriture physique, de la bousculade des mots. Penser la structure d'un livre est pour moi une forme d'écriture, ça se passe sur un plan différent, mais c'est déjà une épreuve pratique. (…) La suite ici.
Un vieil homme se meurt. Allongé sur un lit d’hôpital installé au centre de son salon, entouré de sa famille – épouse, sœur, enfants et petits-enfants qui se relaient pour le nourrir, faire sa toilette, lui faire la lecture, changer ses draps –, George Washington Crosby, ancien horloger, sent le temps se rompre, les heures entamer leur compte à rebours final, et le monde peu à peu lui échapper. Tantôt il hallucine, tantôt tout s’obscurcit autour de lui. Et dans le chaos de cette agonie, se précipitent les souvenirs. Notamment de son père, Howard, représentant de commerce dans un coin rural et sauvage de la Nouvelle-Angleterre, vendeur de tout et de rien qui parcourait la lande avec une charrette remplie d’articles divers, clous, savon, tabac, vaisselle, etc. Amoureux de la nature (et lui-même hanté par la figure de son propre père, pasteur calviniste), Howard s’égarait parfois et, oubliant sa tournée, pouvait s’arrêter des heures au bord d’un ruisseau, dans un champ, dans les bois… et s’y dissimuler le temps que cessent les terribles crises d’épilepsie qui le terrassaient régulièrement…
Mais Les Foudroyés, c'est également l'histoire extraordinaire d'un roman publié à très peu d'exemplaires par un petit éditeur, et qui va rencontrer un beau succès grâce à l'enthousiasme et au soutient de quelques libraires américains. En effet, ce premier roman a eu une carrière éditoriale pour le moins singulière aux Etats-Unis – sorti de nulle part, il s’est attiré quantité de louanges, s’est frayé un beau chemin chez les plus littéraires des libraires « indies », et s’est retrouvé un peu partout sur les « top lists »… avant de remporter le prix Pulitzer du roman en 2010. D’abord refusé par de nombreux éditeurs américains, le texte, après avoir reposé trois ans dans un tiroir, est publié en janvier 2009 par la jeune maison d’édition indépendante Bellevue Literary Press (affiliée au NYU Hospital), qui procède à une premier tirage en poche plus que modeste : 500 exemplaires. Très vite, les libraires s’emballent et le roman de Harding est réimprimé en grand format à 5000 exemplaires. Puis les ventes grimpent rapidement à plus de 10 000 exemplaires, et les consécrations ne cessent d’affluer. Le livre est tout d’abord, Finaliste du Prix du Premier roman 2009 du Center for Fiction, puis il est sélectionné dans le Top 10 des meilleurs livres de 2009 de Publishers’ Weekly, ainsi que dans le Top 10 des meilleurs livres de 2009 de Amazon.com et le Top 5 des meilleurs livres de 2009 de la radio publique NPR. S’en suit un accord avec l’éditeur Random House pour deux autres textes à venir en janvier 2010. Enfin, le 12 avril 2010, Les Foudroyés se voit décerner le très prestigieux prix Pulitzer pour la fiction – Harding apprendra la nouvelle en se rendant sur le site web du Prix. C’est le premier roman publié par une petite maison d’édition indépendante à recevoir cette distinction depuis La Conjuration des Imbéciles.
"So lived Medusa: each morning, before brushing her hair, she took care to feed the one thousand nine hundred and twenty-eight snakes quivering on her head. She called them by name—Thorium, Argon, Rubidium, Strontium, Cadmium, Titanium, Helium…— lavishing them with a few flattering words and then, by feel, sliding a dead fly into each of their mouths. Digestion was immediate. When their bilingual hissing evoked nothing but an innocuous gas leak, she could then attempt to arrange the fauna that was her moptop—as a child, Medusa buried her face in anthills and counted to a hundred, lips shut, eyes closed, and from this monstrous apnea experienced something like pleasure. But most often she was content to coat her hair with a barbiturate-based pomade, waiting twenty minutes or so and then enshrining the greasy bouquet within a woolen cap. Her toilette was long and painful. Nude on the tiled floor of the bathroom, she rubbed newsprint rolled in a ball and moistened with gasoline over her arms, then washed them with soapy water and, when they were dry, polished them with a chamois. The process had to be repeated every day, or else grayish-green stains reappeared which had to be eliminated quite quickly with hot vinegar or with lemon juice infused with coarse salt. Which was inevitably followed by long warbled howls, which awoke the snakes, who flew into a rage; everything had to be done over. Most of the time, she went back to bed and stayed in front of the extinguished TV for hours, without answering the telephone, spying on her ashen reflection in the dead screen. When she was an adolescent, eating was a nightmare, her boar tusks knocked over the carafe, scratched the dishes, got stuck on the bread. She had to pull them out herself and cauterize her gums with hydrochloric acid so they wouldn't grow back. Once upon a time there was a girl called Medusa who each evening, to fall asleep, counted the cadavers of her petrified lovers. These latter, like certain of the living at certain times, preserved in the hollow of their navel a minute quantity of sperm, which formed a plug, the proper return of things. After which, duly turned to stone, they ended up in the garden of her small suburban home, more vertical than ever. Except when fucking, Medusa never removes her sunglasses."
Le cul est le cul est le cul, pénétra-t-il la substance du monde dont rien ne laissait paraître qu’elle fût à ce point divisiée en son milieu afin que toutes sortes d’objets puissent y trouver une place de choix. Comme tout fondement, qu’il soit métaphysique, modestement physique, ou ostensiblement pornographique, la base où asseoir ces nouvelles certitudes reposait pour lors sur la place centrale du vaste canapé de cuir rouge, lequel trônait à la façon d’un missile dans un coin de la salle d’attente. Elle ne va pas tarder à vous recevoir, avait lipstiqué la voix de la standardiste, et vous pourrez alors entrer dans le saint des saints, cette dernière expression délivrée comme s’il s’agissait une formule étrangère, nécessitant un accent différent. Il consulta le cadran galbé de sa montre et vit l’aiguille des minutes se roidir à l’instant de fendre le zéro pourtant introuvable sur n’importe quel cadran horloger. Derrière lui, à son insu, en plein mur, un hublot laissait couler à la verticale de sa paroi extérieure une unique goutte de pluie brûlante qu’il aurait volontiers léché s’il avait su voler, chose inconcevable pour lors.
Dans son cerveau passé en mode veille, diverses tâches en souffrance émettaient une très faible luminosité. Entre un agenda renouvelé automatiquement par la time machine de son ordinateur interne et un book de pics directement téléchargés d’un serveur nippon spécialisé dans la pixellisation des vulves européennes, magnifiquement posé sur la table du souvenir tel un cendrier rond en ivoire dont la légère dépression situé en périphérie semble attendre la belle et bonne et consumable volonté de la cigarette, un cul emblématique dont il avait oublié et le pédigree et l’indice de résistance lui servait de satellite, point trop gibbeux et suffisamment marmoréen pour qu’il puisse, à volonté, ou dans l’inconscience de la détente, y glisser soit un doigt n’ayant servi à rien d’autre qu’à un défilement d’écran tactile, soit un stylet en caoutchouc conçu dans des buts qu’il était inutile de définir avant usage.
Ce cul était pour lui une sorte de disque vierge sur lequel graver, en fonction des désirs itinérants dont il acceptait d’être la provisoire station d’accueil, ce qu’autrefois les hommes appelaient des fantasmes, mais qu’on désignait aujourd’hui par d’autres termes, moins délicats en bouche, mais un tantinet plus précis. Jamais la sexualité n’avait atteint un tel pinacle de technicité, et même une sodomie bâclée n’avait plus rien à voir avec l’antique coordination opercule-boutoir dont s’enorgueuillsaient à torts les techno-bougres du passé.
Il profita donc du bref d’attente qu’on lui imposait pour éjaculer à loisir dans le cul ergonomique qu’il avait pris soin de soumettre à divers filtres, et eus la surprise, à défaut de la joie réelle et cadencée, de découvrir, niché si l’on peut dire au cœur de l’anus virtuel, un élément que sa sagacité analysa presque aussitôt et qu’il décida dans un premier temps de qualifier de promesse.
On vint alors le chercher, et il entra doucement dans la moiteur du bureau ovale par une porte étroite qui chuinta légèrement à son approche. L’entretien fut aisé, soumis à un va et vient de bon aloi, et s’acheva par une sorte de soupir mental, signe d’une satisfaction répartie à proportions égales entre les protagonistes de l’entente.
Ce n’est qu’en rentrant chez lui, dans l’immonde poubelle gluante où s’amoncellaient factures souillées de foutre et traites maculées de vestiges excrémentiels, entre deux hoquet bilieux, alors que les bulldozers s’obstinaient à raser l’arrière du bâtiment où, illégalement, il crevait lentement, le corps recouvert d’un eczéma plus que douteux, qu’il sentit monter en lui la fleur de la promesse entrevue dans le cul mémoriel.
La promesse était si pure, si affranchie du contexte culier, qu’il douta un instant de sa réalité. Mais à mesure que ses synapses saturés de benzodiazépine dépliaient ce curieux origami, il ne pouvait que bééer devant la révélation : sous ses yeux pourtant fermés, une surface laiteuse et tendue ondulait telle une méduse, scindée en son exact mitan par une ligne qu’aucun pointeur à infrarouge n’aurait osé tracer, un orbe accueillant qui présentait même par endroits d’infimes imperfections, dont il lui sembla illusoire mais tentant de vouloir toucher le grain, aussi risqué fût l’éventuel contact, puisque passible d’une peine de travail vertigineuse.
Mais la faiblesse aidant, il laissa repousser au bout de ses avant-bras les deux mains dont la société n’avait que faire, puis la bouche qu’à la jonction de ses joues avait remplacé depuis longtemps une fente perméable aux puces, et, approchant la grille vibratile qui n’avait jamais mérité le nom de visage, il laissa les rares sucs dont la drogue d’Etat gratifiait encore ses muqueuses imbiber la précieuse slot et, doigt après doigt, s’aventura plus avant dans le dernier cercle de cette, oui, perdition.
Quand les applaudissements explosèrent, il sut qu’une fois n’est pas coutume il avait gagné. Seulement, pour la première fois, le gain brûlait comme un feu est un feu est un feu.
(Texte paru dans Inculte, n°19)
Cent seize Chinois et quelques, le premier roman de Thomas Heams-Ogus, commence, littéralement, par une entrée en matière : l’entrée de la matière, même, sous la forme d’une bille conditionnelle, déposée par l’imagination sur le socle d’une montagne située au cœur de l’Italie. La bille est de plomb, elle est noire mais avide de lumière et voici que soudain, sous l’effet d’une violence qui est à la fois un souffle et un déséquilibre, elle quitte son assise pour suivre une pente naturelle, et tel un œil encore clos entraîne notre regard d’homme sourd aux échos de l’histoire sur une déclivité, qui est vitesse et propulsion, mais aussi direction, tracé, périple, jusqu’en en un point on ne peut plus précis de l’histoire et de la géographie, au croisement oublié du 16 mai 1942 et du village d’Isola del San Sasso, dans les Abruzzes, en Italie.
Etrange commencement, en écriture autant qu’en matière, et qui a le double mérite, l’humilité jumelle, de nous prévenir : ici les choses vont se dire, d’elles-mêmes, dans la simplicité du milieu, du centre, nous y sommes déjà, voyez comme le temps du conditionnel est à la fois suave et cruel, roulement et pénétration, alors qu’importe la petite sphère de métal, sinon que son mouvement était une promesse plus qu’une menace.
Le fascisme aime les camps comme la peur les recoins. Et la bureaucratie est le mécanisme insidieusement articulé qui permet la création de ces poches où reléguer tous les indésirables : prisonniers politiques, Juifs, Tsiganes, etc. Quelle main armée d’une plume jugea bon un jour de rassembler la petite centaine de Chinois éparpillée dans la botte mussolinienne ? On ne sait. La même, sans doute, qui se crispe dans l’air ou devient poing quand elle se sent mordue par des fantômes que lui désignent un chef.
Thomas Heams-Ogus recrée l’espace et le temps dans lesquels évoluèrent, pendant quelques années, cent seize Chinois et quelques, parqués dans un sanctuaire entre 1941 et 1944. Que raconter, quand l’histoire écrite a presque tout effacé, quand les témoignages, rares ou épars, ne peuvent plus former trame. Le temps. Ses plis. L’impossible conjuration des heures, des minutes:
« On pourrait entasser ces événements par feuillets et produire un confortable petit carnet rempli d’anecdotes. On pourrait raconter cela jusque dans sa monotonie. Mais une journée de Chinois interné à Isola se dérobait au récit. »
Pour réanimer l’intime étincelle de vies en allées, l’auteur procède donc autrement que par dévidement anecdotique ou prolifération digressive. Usant de l’anaphore comme d’un ressort métronomique venant marquer un tempo plus sourd, plus secret, et du temps de l’imparfait comme d’un eau profonde dans laquelle, parfois, plonger le bâton alors tordu du passé simple, Heams-Ogus met au point non pas une rhétorique, mais une poétique. Quand il imagine la chute d’un Chinois épuisé qu’une Italienne vient secourir, ce n’est pas pour changer cette scène à la fois minérale et brûlante en boîte à soupirs, il ne cherche pas en extraire la vaine essence narrative ou romantique – non, plutôt pour dessiner l’arborescence de toute rencontre, tenter de saisir la stupeur niée qui jaillit du heurt de deux étrangetés. Se passe alors quelque chose d’essentiel, que seule l’écriture parvient à dire, à la lisière du poétique et du philosophique, en marge de toute exploitation romanesque :
« Se fit alors le choc de deux regards. Leurs deux visages furent soudain incroyablement proches. Les yeux de l’homme à terre, erratiques, parcourent la courbure de ses joues, la pulpe de ses lèvres, l’ombre de ses cheveux, ses cernes, ses rides naissantes, les veinules rougies dans ses yeux. Elle en fit autant. Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages, et leur choix de ne pas s’éviter, d’accepter cet instant désarmé. »
« Ils se confièrent la responsabilité de leurs visages » : en huit mots, mille choses sont ainsi dites. Dès lors, l’écriture n’a de cesse de traquer l’échange, entre les êtres, mais aussi entre l’être et son environnement, elle interroge la matière, la poussière, le poids du soleil, l’aiguisé des ombres, le bruissement de l’ennui, l’irruption d’une note. Deux fois isolés, les Chinois d’Isola, reclus dans leur langue impénétrable, cantonnés dans les pierres d’une autre foi, deviennent, non plus ce virus que tente de circonscrire afin de mieux l’éradiquer le fascisme, mais une ligne de fuite par laquelle chacun, de l’Italien des Abruzzes au lecteur d’aujourd’hui, peut rejoindre ce plus petit dénominateur commun de l’humanité qu’est l’idée, fragile mais tenace, de survie.
Ces Chinois, qu’on «[n’]imaginait capables de rien sinon d’attendre », en viennent à réinventer le temps, le mouvement. Une intensité surgit en tout et partout, dans le vert de l’herbe, la toile du vêtement, la chaleur du dos exposé, les coups donnés par le vent, la pulpe des doigts. Par la marche, l’un s’extraie du nombre, redevient, vibre :
« Lui qui n’était jusque-là qu’un parmi, se découvrait ici et maintenant lui, se reléguant, se tenant à distance, sans colère mais sans faiblesse, de cette entité indéfinie qu’étaient les cent seize Chinois et quelques. Il était un, il était l’homme qui marchait sur ce plateau, soleil toujours dans le dos mais qui ne le réchauffait plus, ses sens renaissaient come les phénix des livres, chacun partait dans une direction, se projetait hors de lui pour y revenir, en ayant parlé au plateau, et chargé de lui. »
Ainsi, grâce à une physique des mouvements, et à une chimie des affects, l’auteur rend corps et voix, même au centre du silence, à cette tribu interlope dont personne ne sait que faire, pris entre « l’absurdité de leur assignation » et une « absurdité plus grand encore, celle de leur péril ». Déplaçant les repères du remarquable, Thomas Heames-Ogus, en jouant avec le temps faussement diffus du politique et le temps étrangement concret de l’infra-épique, donne à voir l’émergence d’un geste qu’au final il faut bien qualifier de révolte. Révolte dans la patience, la résistance, puis dans le retour « à l’abrasion du monde ». Se réinventer, enfin, par la fuite.
Histoire floue d’un presque ghetto, cartographie sensible d’exilés d’eux-mêmes, Cent seize Chinois et quelques, en 125 pages et trois actes, affirme discrètement combien la formation d’une poétique peut être l’une des plus justes conditions d’un récit de l’oublié. De ce livre, on pourrait dire ce que l’auteur dit de cette bille inaugurale, dire qu’il vient « effleurer une tentative de monde, et sa furie contenue », et qu’autour de lui « le flou de sa vitesse [laisse] place à un univers de précisions ».
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Thomas Heams-Ogus, Cent seize Chinois et quelques, Editions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 15€
Le train, arrêté, se change en boîte. Encapsulée, la parole bâille, puis bée, puis les mots sortent. D’abord le mouvement, puis l’immobilité. Un incident survient, invisible, qui s’empare de l’extériorité pour paralyser l’intériorité. Bloqué, le corps se livre à la parole. Et voilà le narrateur conçu par Eric Pessan lancé dans un monologue qui se veut, se voudrait dialogue, puisqu’il est adressé à une femme, inconnue mais proche, dans ce train arrêté en rase campagne, rase comme la table où tout peut recommencer, voilà le narrateur sommé par sa fatigue et son isolement, de parler, de décrire cet autre réel que chacun transbahute en ahanant silencieusement. C’est un livre plein de chaos, de cahots, aussi, de tiroirs coincés, dans lesquels roulent, au gré des oscillations du texte, des souvenirs chargés d’images, prêts à fuser. Une douille, tiède, dans la poche ; des centaines de récits, encore brûlants, dans la tête.
Un peu comme le narrateur du Zone de Mathias Enard, le personnage projeté par Pessan est en bout de course, sa vie-trajectoire a atteint certaines limites, et, telle la flèche de Zénon, il nous est donné d’en voir, dans l’instant arrêté que figure le train figé sur ses rails, un segment, un fragment. Dehors, derrière la vitre impénétrable, des « champs gras », une « terre nivelée » ; sous les roues, peut-être, une « dépouille hachée pulvérisée broyée » — incident de personne, selon la SNCF. Donc, parler, non pas raconter d’emblée sa vie, mais tous ce qui s’y est accumulé, sous forme de récits, d’aveux, de témoignages, puisque celui qui parle anime des ateliers d’écriture, scribe endolori, qui ne voit plus dans la nuit que « de petites lucioles ».
L’homme revient de Chypre, et de cette île divisée, balafrée, il rapporte diverses choses, dont une douille qui est comme la concrétisation d’un violent mouvement compressé. Et toutes les histoires qui lui ont été confiées au cours des ans sont, à leur façon, des impacts, dont il sent bien qu’il doit chanter l’antique énergie.
La voix part donc de Chypre, et sa parabole va entraîner le lecteur jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la blessure, la vraie, celle qui ne s’est pas refermée, malgré les innombrables épaisseurs de récits accumulés, toutes ces confessions malhabiles recueillies au cours d’ateliers d’écriture, d’ateliers de rencontres. Mille et une nuits, contées en échange de rien, sans doute, puisque le narrateur n’attend pas grand-chose de la femme qui l’écoute, hormis l’éventuelle chaleur de sa présence provisoire.
« C’est la nuit de la grande vivisection », est-il écrit à un moment. Et dans ce train paralysé au milieu de nulle part, le scalpel de Pessan semble de plus en plus affûté, comme s’il s’agissait d’extraire, du fin fond des replis d’une plaie secrète, la balle intérieure qu’appelle cette douille léguée par un presque inconnu, quelque part à Chypre, permettant ainsi que se rejoignent, dans l’abstraction d’un trajet nié, tous les récits du monde et la douleur singulière d’un homme.
Cette faculté à écouter les autres, le narrateur va en traquer la noire origine, afin que le faisceau des récits brassés puisse enfin passer par le chas meurtri de cette origine, quand celui qui écoute s’est senti à la fois otage de la parole et légataire d’une souffrance.
Le train ? S’il redémarre ? L’incident ? S’il est clos ? La personne ? La personne impliquée dans l’incident? Mais quel lecteur peut s’estimer indemne après une lecture ?
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Eric Pessan, Incident de Personne, Albin Michel, 15 €
[Le texte que vous venez de lire est exclusivement constitué de citations de presse et d'extraits du livre de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire]
…Bienvenue dans la réalité…
Paru en 2006 et traduit récemment par Denis Amutio pour les éditions de l’Arbre Vengeur – un éditeur dont on peut, comme Les Allusifs, Quidam et quelques autres, tout déguster à l’aveuglette sans risque de déception –, Microbes, recueil de nouvelle de l’argentin basé à Paris Diego Vecchio, offre un de ces rares exemples d’ensemble de parties obsédées par un même tout. Ici, en l’occurrence, le motif moteur n’est autre que la pathologie, que Vecchio traite avec une ingéniosité qui semble convoquer à la fois Borgès et Villiers de l’Isle-Adam, Chesterton et Horacio Quiroga.
Blason de maux interlopes, Microbes procède selon des logiques aussi farfelues qu’inéluctables, nous décrivant d’obscurs martyrs et de facétieuses monomanies, s’attachant à des destins de freaks luttant contre un ennemi intérieur qui fait à la fois leur singularité et leur malheur. Ici, l’art de la nouvelle est portée à un degré de formication [sic] extrême, comme si la santé était le fameux membre fantôme dont le patient éprouve le vague remuement, au-delà de la sphère tyrannique de son affliction. Ici, tous les Diafoirus du monde sont impuissants à comprendre et soigner les bizarreries de la nature, dont le but secret semble être la componction ou la folie. Evitant comme la peste les pirouettes finales ou les dénouements attendus, Vecchio, en patient jardinier des supplices, explore la perversité tantôt tragique tantôt facétieuse de dérèglements dotés d’un puissant potentiel narratif, alternant les scènes de grâce poétique et celles d’absurde hilarant.
Placé sous l’égide de Picabia, Microbes propose une plongée inédite dans les arcanes du corps souffrant, accompagné de possibles remèdes, évidemment farfelues. Ici, une écrivaine prévient divers maladies par des contes prenant pour thème la maladie en question (mais commet l’erreur de ne pas écrire de contes sur la tuberculose, avec les conséquences qu’on devine…). Là, un romancier à succès voit le tabac devenir le fléau de sa gloire, tant ses lecteurs, alertés des méfaits tabagiques par l’opinion, ont le sentiment de « [barboter] dans un bourbier de goudron ». Ailleurs, une jeune femme maigrit jusqu’à l’évanescence, malgré un certain fortune cookie aux vertus nutritives. On trouve également deux sœurs siamoises que le régime stalinien n’apprécie guère et dont l’une enfantera d’une fillette à la croissance inversée ; un auteur de whodonut dont le coma frustre considérablement le lectorat ; un Néo-Zélandais qui pleure des fourmis ; une Hongroise persuadée d’avoir éventé un complot floral, etc.
La plupart de ces nouvelles, par un effet de lorgnette inversée digne de Roussel, prennent plaisir à dépeindre des destins plus ou moins voués à l’écriture, comme si, ironie aidant, tout destin lettré se doublait d’une pathologie proportionnée. On ne serait pas surpris d’apprendre que l’auteur est atteint de talentite aiguë.
[ AVIS À LA POPULATION : Jeudi 16 septembre à 19h30, David Peace, l’auteur de Tokyo ville occupée, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias, Rivages/Thriller, sera à la librairie Atout-Livre (203 avenue Daumesnil, 75012) pour une rencontre publique]
C’est un livre incantatoire, un chemin de croix où l’ombre tombe, douze fois, où tremblent des bougies, douze bougies, comme autant de voix suffoquées, pour dire l’hécatombe, pas seulement celle du 26 janvier 1948, quand dix employés de banque périrent à Tokyo après avoir ingurgité du cyanure, mais celle d’une ville occupée, occupée à panser d’impensables plaies, au lendemain d’une nuit de feu. C’est l’histoire d’une Histoire oubliée, niée, hideuse et fuyante, racontée par douze spectres en quête d’un jour moins sale, c’est une enquête d’hiver, des cris dans la neige – l’envers d’une reddition.
Avec Tokyo ville occupée, David Peace, grand lecteur d’Ellroy (mais aussi de T.S. Eliot et de sa Terre vaine), nous offre, après son « quatuor rouge », un roman halluciné, un polar crépusculaire comme on en lit rarement, qui accomplit le triple exploit de mener de front une enquête policière inquiétante, de pratiquer une autopsie d’un des moments les plus noirs de l’Histoire japonaise et d’élaborer une construction élégiaque à la fois polyphonique et hypnotique, hantée par des échos de Rashomon.
Un écrivain court dans la nuit et trouve refuge sous la Porte noire… Ainsi débute Tokyo ville occupée, par une fuite éperdue, un moment d’intense désorientation. L’écrivain porte les membres épars non pas d’Osiris mais d’une histoire encore plus mutilée, et c’est dans ce lieu étrange qu’il va pouvoir relire les événements occultés du 26 janvier à la lueur de douze bougies, douze témoignages, douze voix que l’irrésolution de l’enquête a emprisonnées à jamais dans des limbes qui semblent le nom maudit de Tokyo.
Chacun va parler, se livrer à une troublante mélopée, pour raconter ce fameux 26 janvier, quand un employé des services sanitaires, sous prétexte d’une alerte à la dysenterie dans le quartier, fit avaler aux membres du personnel d’une banque une antidote qui se révéla en fait du cyanure. Simple crime machiavélique en vue de rafler quelques milliers de yen ? David Peace, par le truchement de ces douze voix qui sont comme les douze glas d’un jugement, déchire la trame du thriller pour révéler, au moyen d’une poétique incantatoire, le pan infâme d’une guerre secrète : la guerre bactériologique.
Si l’on dispose de pas mal d’informations sur les expériences conduites par les médecins nazis, en revanche, on connaît moins celles menées par l’énigmatique unité 731. C’est aux Russes qu’il revient d’avoir appréhender plusieurs savants japonais travaillant pour cette unité dirigée par le sinistre général Ishii. Ce sont eux qui informèrent l’état-major américain que ladite unité avait procédé à un nombre impressionnant d’expériences biologiques sur des sujets humains (parmi lesquels des prisonniers de guerre, russes, chinois, coréens, mandchous… et peut-être même américains). En septembre 45, la base secrète de Camp Detrick, USA (où en cheville avec la CIA l’armée mettait au point des techniques de contre-espionnage à teneur scientifique) envoya au Japon un certain Murray Sanders pour enquêter, mais ce dernier se fit passablement mener en bateau par un médecin du nom de Ryoichi Naito. Sanders piétina pendant neuf semaines, contracta la tuberculose et rentra au pays où il lutta contre la maladie pendant deux ans. Les Américains envoyèrent alors le colonel Arvo Thompson, lequel découvrit que contrairement aux rumeurs le général Shiro Ishii n’était pas mort mais vivait tranquillement dans le luxe de son domaine familial. Ishii, interrogé, nia fermement avoir pratiqué des expériences bactériologiques sur des sujets humains. En 1951, il semblerait que Thompson se soit fait sauter la cervelle dans un hôtel de Tokyo… Au final, Ishii se vit accorder l’immunité par ses ravisseurs américains ( !) – et le monde n’apprit les horreurs perpétrées par l’unité 731 que par la suite : on estime à 3000 le nombre de ses victimes (voire le double), des victimes désignées sous le nom de « singes ».
Cette histoire sans nom, Peace la réécrit sans trop la déformer, en faisant de Murray Sander et Arvo Thompson un seul homme, le lieutenant colonel Murray Thompson, une des douze voix du roman. Ce qui l’autorise à réfuter la thèse de la culpabilité de ce peinte, Hirasawa, qui fut inculpé en 50 et mourut en prison en… 1987. Car la technique utilisée par l’assassin de la banque impériale, liée à la fausse alerte de dysenterie, renvoie directement aux méthodes auxquelles recouraient les médecins de l’unité 731. Le dossier n’est donc pas clos, pas plus que les plaies ne sont refermées. Car en dépliant la carte de ce fait faussement divers, David Peace nous plonge dans les limbes d’un Tokyo vaincu, et chacune des voix qu’il convoque – invoque – dit, à sa façon, la détresse du pays vaincu, de la ville anéantie, des destins brisés. Difficile de rendre l’incroyable chœur orchestré par Peace à chaque chapitre autrement qu’en citant un long passage :
"Tap-tap, toc-toc, bang-bang : 'Qui est là ?'
Au tribunal, sur le banc des accusés, je suis un criminel. Un criminel de guerre. Je me réveille. Je me lève et je m’élève. Etape par étape. Mais je ne pleure pas. Je ne présente pas d’excuses. Je ne parle pas. Pour Dai Nippon, pour l’Empereur —
Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !
Pour vous, pour moi —
Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !
Au printemps, en été, en automne, en hiver, le matin, l’après-midi, le soir, et la nuit – quel que soit le moment – Dans la poussière, dans la boue, dans le désert, dans la jungle, dans les champs, dans la forêt, dans la montagne, dans les vallées, dans les rivières, dans les cours d’eau, dans les fermes, dans les villages, dans les faubourgs, dans les villes, dans les rues, dans les boutiques, dans les usines, dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les immeubles des administrations et dans les gares – quel que soit le lieu – qu’ils soient soldats, civils, hommes, femmes, enfants ou bébés, je les épouvante tous et on me fuit et on m’accuse —
Et il se peut qu’on me pende, il se peut qu’on m’emprisonne, il se peut qu’on me pardonne, ou il se peut qu’on me libère, car dans leurs tribunaux on ne trouve pas la justice, on ne trouve pas la vérité, on y trouve le châtiment, on y trouve la vengeance —
Car la Machine de Guerre poursuit sa route, elle ne s’arrête jamais, ne se repose jamais, ne dort jamais, elle avance encore et toujours, toujours elle se dresse, toujours elle se repaît, toujours elle dévore. Encore et toujours, la Machine de Guerre avance, écrasant les vainqueurs et les vaincus, elle avance, écrasant la justice et l’injustice, elle avance, et d’une main innocente à des mains coupables, à jamais coupables, l’argent passe, l’argent circule, l’argent se multiplie —
Leçon n°2 : les chiens se dévorent entre eux. »
Dans la ville occupée par la prose de David Peace, les voix échappent au carnage, les témoins communient, et l’Histoire, à genoux, regarde s’écouler le peu de sens qu’il lui reste.
On ne remerciera jamais assez les éditions Attila de nous faire (re-)découvrir l’œuvre immense – en pages comme en subtilité – de l’espagnol Ramon Sender. Mais est-il encore espagnol celui qui, se définissant comme profondément aragonais, devient vagabond madrilène, soldat en poste au Maroc, anarchiste et veuf, puis propagandiste aux Etats-Unis et directeur de revue à Paris, enfin écrivain retiré à Orsay, avant de s’installer au Mexique qu’il quittera finalement pour enseigner à Los Angeles et San Diego ? Oui, sûrement, mais habitant d’une Espagne défigurée puis pénitente, souillée par le franquisme et la délation, dont l’âme torturée trouvera asile dans sa très importante production, entre reportages et récits. Requiem pour un paysan espagnol, longtemps son œuvre la plus connue en France, et aujourd’hui rééditée dans la subtile traduction de Jean-Paul Cortada (qui date de 1976), est un récit tout entier livré à un mouvement de balancier, entre l’attente où se consume le curé Mosen Millan à l’heure de célébrer une messe particulière et ses souvenirs de la vie de Paco du Moulin, jeune paysan assassiné par les franquistes, et à qui est dédiée cette messe. Le curé, qui a porté Paco sur les fonts baptismaux, l’a eu comme enfant de chœur et a célébré son mariage est aussi le même homme qui l’a livré, dans l’espoir d’épargner sa vie, aux fascistes venus remettre de l’ordre dans le village. S’agit-il d’expier, ou simplement de se souvenir ? A quel degré bout la délation quand le feu n’épargne personne ? Peut-on s’avancer parmi les hommes sans prendre parti, une main tendue vers le forcené plutôt que levée vers l’hydre fasciste ?
La complexité des sentiments, et des sensations qu’elles déforment ; l’épanchement du trouble intérieur dans les détails de la vie commune ; la danse fragile des dialogues ; le sel des souvenirs auquel fait défaut la chair du présent — Ramon Sender sait doser tout cela avec une parcimonie, une patience et un art de la nuance absolus. Il prend son temps et, ce faisant, nous le restitue dans toute sa fracture, son improbable résurgence. Jamais il ne dénonce, lui qui fait de la délation le moteur complexe des âmes prises en étau. Qui était Paco ? comment est-il devenu ce qu’il fut à l’heure de prendre le maquis ? Comment l’idée des armes s’est-elle insinué en lui, d’abord sous son aube puis entre ses mains, avant la balle fatale qui l’étendit ? Le curé Mosen Millan, qui se sait coupable aux yeux des hommes autant qu’au regard de Dieu, mais qui ne veut pas faire de cette culpabilité le ressort de l’oubli ou de l’apitoiement sur soi, ce curé se sent devenir de plus en plus homme et de moins en moins curé, et c’est dans la pesée prudente de son être peccable qu’il cherche à atteindre la juste réminiscence du défunt.
Diffusant les points de vue au gré des personnages qui font tourner l’immobile manège du village, Ramon Sender condense une vie en une semaine sainte, et un sacrement en une expiation. Le judas est légion, semble répéter les cloches de l’église, et tandis que la Jerronima égrène ses sorts en affable sorcière, que les pauvres peuvent rêver autre chose qu’un destin humide dans les grottes de la région, de jeunes fils de notables n’hésitent pas à rappeler que les terres appartiennent à ceux qui les contemplent de haut.
Requiem en sourdine mais hagiographie d’un martyr, à la fois confession pénitente et œuvre de mémoire, le récit de Sender sait doser les distances avec la minutie d’un chimiste des affects, sans jamais égayer l’attention ni la focaliser sur un point trop sensible. L’expiation, soit – mais pas à n’importe quel prix, et le curé refusera jusqu’au bout l’obole de ceux qui conspirèrent à éliminer Paco, et avec lui l’espoir de la république espagnole.
Les éditions Attila font suivre ce court roman d’un texte inédit, intitulé Le Gué, non moins poignant. Narrant l’histoire de deux sœurs, dont l’une porte un pesant secret qui l’attire et le retient au centre d’un gué où elles vont battre le linge, Le Gué pourrait donner lieu à une analyse deleuzo-guattarienne tant il implique un devenir-animal, une ligne de fuite, un devenir animal, une ritournelle, etc. Le thème de la délation y est repris, mais cette fois-ci le motif de l’aveu, transformé en pur message que la nature brouille à l’envi, l’emporte, et le final offre une des visions de danse macabre les moins macabres qui soient, aux lignes pures, quasi hypnotiques. Une magnifique leçon de géométrie sensible par un écrivain dont on a hâte de lire les autres livres aux éditions Attila, qui nous annoncent déjà un titre, L’Empire d’un homme, œuvre d’exil postérieure à 1940.
Ramon Sender, Requiem pour un paysan espagnol, suivi de Le Gué, traduits respectivement par Jean-Paul Cortada et Jean-Pierre Ressot, accompagné d’illustration d’Anne Careil, éditions Attila, 15 euros
Il serait plaisant d’envisager Ecrivains comme une hagiographie de figures plus ou moins angéliques, tantôt majeures tantôt mineures, censées illustrer sur le mode plutarquien ceux et celles qui, dans la mouvance du post-exotisme, surent opposer les lettres au néant. Mais ce n’est point l’exemplarité qui est ici visé – plutôt la singularité. Si la mémoire est péril, et le temps carnage, alors Volodine sait, dans l’effacement de sa voix et l’humour de sa présence spectrale, donner chair et dimension aux forces têtues de la trace. En sept chapitres qui sont tout sauf des tableaux, il réinvente, au filtre de l’histoire et de la souffrance, sept entreprises de résistance qui forment les sept flancs d’un anti-Parnasse. Sept frictions indépendantes, avec la mort pour ultime grattoir.
On peut d’emblée distinguer un désir de distinction, un affranchissement d’avec la figure un peu veule du scribe telle que nous la connaissons. L’écrivain post-exotique a tôt lâché la plume pour la grenade, se méfiant des « flatteries », des « petites tapes sur l’épaule », des friandises et [des] babioles que les puissants distribuent à leurs serviteurs », « énumérant les morts et les mortes et refusant de les trahir ». Mais parler pour les morts ne signifie pas substituer sa voix aux cris des défunts, non, chez Volodine, le sens du calvaire ne s’accompagne pas d’une usurpation de combat, il devient moteur, dynamique d’une fusion condition d’une forme active de transmigration. Celui qui parle, parle au-delà de la damnation, il ne déblatère pas au nom des vaincus, mais prolonge leur défaite dans un chant-témoin.
Comment écrit-on ? Quelle pulsion nous pousse à ne pas taire tout ce qui semble inexprimé ? Quel crédit accorde-t-on à sa propre volonté de dire ? L’écrivain tel que l’énonce Volodine est une solitude qui n’a même plus le luxe du romantisme ni la foi de l’inspiré. Il écrit contre le vent et contre la marée, mais avec leur entêtement. Qu’il s’agisse de Mathias Olbane purgeant vingt-six ans d’emprisonnement pour mitraillage intempestif ou de Linda Woo, incarcérée rêvant de steppes et distillant ses leçons de révolte ; ou encore de cet homme interrogé et torturé par deux insanes qui conquiert sa liberté dans le souvenir du premier cahier étrenné ; que l’on suive le destin contrarié de Bogdan Tarassiev et son obsession pour les personnages marqués d’un W quasi écarlates ou qu’on s’attarde sur l’agonie différée de Maria Trois-Cent-Treize, venue affronter avec sa seule nudité un tribunal difforme ; qu’un certain Nikita Kouriline soit contraint de défragmenter l’heure de sa naissance ou que l’auteur de "Rendez-vous chez les Boyols" se lancent dans de fort peu orthodoxes remerciements – on retrouve la même énergie brisée, le même inconfort revendiqué, ce travail d’échos, tout en écorchures et insistances, et ce souci de ne jamais laisser le désir d’œuvre l’emporter sur les coups à porter et rendre.
Les écrivains dépeints ici par Volodine n’ont connu que l’échec, ni renommée louable ni vaste diffusion, peu de lecteurs et quantité de plaies, ils se sont accrochés à leurs projets comme des doigts aux détentes d’armes à jamais enrayées, pour ne pas céder, pour mieux rester debout malgré l’exterminante stupidité du monde.
Dans « Comancer », le protagoniste troque la chaise où deux fous le torturent pour celle, plus lointaine dans le temps, où, écolier instable, il découvrait, en rimbaldien sourd, la magique étude du malheur que nul n’élude, et le feu de la réminiscence l’aide à crépiter quelque temps encore dans l’insoutenable présent de la Question, il lutte contre le réseau fragile de ces « fils de la Vierge » dont la beauté et le mystère le détournaient de sa vocation d’écriture, il revit dans sa mémoire ce travail d’abstraction au monde (mais pour le monde) qu’inventait alors « la tiédeur du crayon gras, noir, sur lequel il crispait les doigts, et la sensation de fierté et d’inéluctabilité qui lui incendiait l’arrière des globes oculaires, comme si sous son crâne gisaient des braises ».
Il faudrait parler, aussi, de l’humour de Volodine, de son sourire de chat cheshirien niché ici et là, de sa façon de changer les affects en farces et les crédos en ritournelles. Dans la nouvelle intitulée « Remerciements », un écrivain salue ainsi Liena Babenko :
« Linea Babenko a gardienné mes affaires de toilette et mon carnet d’adresses pendant mon expédition dans la zone interdite de Tchernobyl. Après une douche réparatrice prise chez Liena Babenko, j’ai retrouvé avec plaisir mon après-rasage, ainsi que des draps propres entre lesquels elle s’est aussitôt glissée, avec un grand à-propos et sans me reprocher aucunement ma radioactivité. »
Comme souvent chez Volodine, le personnage est en porte-à-faux avec les conditions même de son existence, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, en passant par ses luttes, sévices et idéaux. Rien ne peut jamais concorder, hormis l’étincelle de rébellion. Ainsi, dans « Demain aura été un beau dimanche », Nikita Kouriline a droit au récit sans cesse répété de sa naissance par sa grand-mère : une naissance sanglante, au cours de laquelle meurt sa mère, tandis que sonnent de trop nombreux glas. Et Nikita de tenter de percer à jour le mystère de ces cloches, qui dans la Russie de 1938 ne devraient pas sonner, anti-religion oblige. Que dissimule ce tintamarre dominical ? Etait-ce vraiment un dimanche ? Nikita enquête, puis découvre la vérité. Et tout l’art de Volodine semble se concentrer alors dans l’ambivalence de l’expression : « un autre son de cloche ».
Ce qu’il fait, livre après livre : un autre sens de la littérature. Un avant-glas, peut-être.
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Antoine Volodine, Ecrivains, coll. Fiction & Cie, éd. du Seuil