mardi 19 juin 2007

Enigma


Reçu, par e-mail, un texte américain assez "unusual" - l'auteur joue laz carte mystère (il a eu mes coordonnées par, dit-il, Evan Dara, ce qui est possible, et souhaite, absurdément, une traduction "au fur et à la mesure" de son texte). Je me suis plié un temps à ce funny exercise, mais manque de temps j'ai quelques dizaines de pages de retard. Voilà le peu que j'ai réussi, sûrement pas très bien à faire: si vous avez un avis sur la chose, n'hésitez pas. Je reste perplexe:


Ici, ça commence:



1. Témoignages

[Sonya :] Je n’aime pas les enregistrements. C’est comme si vous découpiez ma voix en petits bouts de voix, des morceaux que personne n’a envie de digérer, même les animaux ne… Il est quelle heure ? J’étais en train… je veux dire… pourquoi est-ce que… ? Vous êtes sûr ? Je sais ce qui se passe là-dedans [elle désigne le magnéto avec le verre de vin qu’elle tient dans sa main droite] c’est sale, il s’y trafique des choses pas… Ça doit durer combien de temps ? J’ai un rendez-vous… Enfin, j’avais… je ne peux pas… [Elle se lève et disparaît pendant dix minutes – j’arrête le iRec au bout de cinq minutes, jette un œil à mes notes. J’ai mal au foie. Je sais pourquoi. Je suis venu à l’heure qu’elle m’avait indiquée sur mon répondeur, mais quand elle a ouvert la porte j’ai compris que ce n’était pas le bon moment, et ça ne serait jamais le bon moment, mais sait-on jamais ? Sonya était… Bref, j’allais perdre ma matinée, et sans doute ma journée. J’envisageais de partir, sans faire de bruit, quand soudain elle revint. Elle s’était changée. Je pourrais dire : méconnaissable. Mais la vérité n’y gagnerait rien. Elle m’avait ouvert en jeans et en tee-shirt UCLA et revenait à présent en peignoir, mais je ne sentis aucune humidité émaner de son corps, aucune odeur de savon – elle voulait juste adapter sa tenue à une vulnérabilité qui la déshabillait de l’intérieur à chaque seconde. Et que j’avais sentie en serrant sa main, une main qui pourtant –] Ne prenez pas de notes, déjà que le magnéto me rend… Merci, je veux bien. [Elle allume la Chesterfield, la regarde, puis la pose dans le cendrier où elle se consumera sans qu’elle cesse de la regarder.] Je ne pensais pas que ça serait publié un jour. Lui-même ne voulait pas. Il était contre. Il n’avait pas pris d’avocat ? [Je fais signe que non, puis, voyant les larmes, ou autre chose, je sors de ma sacoche le papier officiel rédigé par l’éditeur ; elle le parcourt, longtemps, trop longtemps, comme si c’était une convocation au tribunal – et justement, c’est peut-être ça : en tout cas, un appel à témoin.] Ne me posez pas de questions, je sais très bien quoi dire. Très bien. Je l’ai aimé, moi. [Le téléphone sonne, elle décroche sans hésiter, je laisse tourner le iRec, tant pis : – Allô ? Allô ? Oui. Non, je… Bien sûr. Je la connais pas cœur, qu’est-ce que tu crois ? Attends, attends… Ne… C’est pour demain ? Bon. Bien. Elle me jette un regard agacé, semble réfléchir, hésiter. – Tu as de quoi écrire ? Oui, j’attends. Elle se remplit un autre verre de chardonnay, elle ne m’en a pas proposé. – C’est bon. Alors voilà. Raclement de gorge. – C’est comme un heurt indescriptible d’avortements. Oui, c’est tout ! C’est ça. Demain. Elle raccroche.] La question de l’avocat étant réglé, je vais vous demander de me… Pardon, je pensais à autre chose. Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ? Qu’il fait… Je l’ai relu hier et avant-hier, presque d’une traite, enfin j’ai dû m’arrêter pour… vous savez… mais sinon, oui, d’une traite ! Ça faisait dix ans, ça fera dix ans le mois prochain. La première fois, ce n’était pas vraiment une lecture, c’est lui qui lisait. A voix haute. Il marchait sans cesse, ou bien je le suivais, ou j’attendais qu’il revienne et j’avais raté des passages, mais ce n’étais pas comme… comme s’il s’en foutait, plutôt comme s’il avait décidé que certains passages n’avaient… oui, n’avaient pas besoin de moi. Dans ma tête, je m’imaginais les passages manquants encore accrochés aux murs des autres pièces, ou tombant par terre. Il a lu sans s’arrêter, ça n’en finissait pas. Ses yeux me manquaient. [Elle extirpe une cigarette de mon paquet, l’allume, croise les jambes en maintenant le tissu éponge sur ses genoux. La douleur au foie est passée. Je me revois ce matin, à cinq heures, en train de regarder la ville par la fenêtre, j’étais étonné par le nombre de phares. Et quand j’ai —] Vous savez, je crois, enfin, j’espère qu’en parler me fera du bien, de toute façon vous n’allez pas utiliser tout ce que je dis, vous allez couper ? Je veux dire, vous allez monter tout ça. On verra quoi ? Défiler des pages de son manuscrit avec une musique en fond. [Son rire va casser, elle se reprend.] J’aime bien votre montre. Vous avez dû la… Non, excusez-moi. Où en étais-je, c’est mon problème, chaque fois que je suis… ah oui, vous avez déjà entendu sa voix alors vous savez vous connaissez le… Quel salaud ! On s’est déjà vus ? Ne dites rien ! Ne dites rien ! Ça ne pourrait que… A l’époque il n’avait pas trouvé de titre, il me disait : La seule chose que je peu te dire, c’est que ça ne s’appellera pas L’histoire de Sonya. Non, ça c’était quand il m’en voulait, pourquoi je ne sais plus les raison étaient… enfin… c’est comme ça… on a dû vous dire que…On n’est restés que trois mois ensemble, bon, on s’était déjà vus, oui, croisés, et après… à part la fois où… hein ? oh, c’est si compliqué et c’est si simple, pourquoi est-ce que je… [Elle se lève et s’approche de moi, je sens son haleine.] Vous voulez quoi ? [J’attends, au cas où.] Vous… voulez… QUOI !? [Elle tremble.] Bien sûr. Bien sûr. Bien sûr. D’accord. OK. Parfait. Je vais jouer le jeu, tant pis pour lui, vous garderez ce que vous voudrez. La première fois qu’il m’a lu son texte, je n’ai rien compris, enfin très peu, j’étais bourrée, et puis il y avait cette histoire de… Mais c’est vrai que le début est… bon, je ne suis pas… enfin si, je peux, quand on me… mais là, franchement, j’étais… bien sûr, la beauté fait peur, hein ? hein ? d’ailleurs je ne l’ai pas lu quand c’est paru, je vivais avec… comment s’appelait-il, vous savez, ce type qui… qui… Shit. [Elle lève la main, la passe dans ses cheveux. Je sais qu’elle n’a que trente-deux ans mais je ne peux m’empêcher d’avoir peur.] Bon, je ne vous aide pas beaucoup. Vous voulez que je vous parle de sa voix ? Je veux dire sa vraie voix, pas celle des… des enregistrements. Quand on était là, devant lui, et qu’il lisait, je peux vous dire qu’on… J’aimais ça. J’aimais vraiment ça. C’était comme s’il me parlait même si ça m’éloignait. Ça m’éloignait, oui, c’était vraiment vraiment vraiment doulou… non, c’était généreux, en fait. Je reviens. Bougez pas. [Elle grimpe l’escalier sans poser la main sur la rampe, mais la main quand même au-dessus de la rampe. Avant de n’être plus visible, elle –] Prenez des notes, je m’en fous. Je dois… [Une heure s’écoule. J’ai arrêté le iRec au bout de dix secondes, j’avais peur qu’on… d’entendre mon souffle. Je regarde autour de moi, c’est la première fois, ça ne sert à rien, il n’y a rien à voir. Je ne vois rien. C’est foutu. Elle ne redescendra pas. Je le sais autant que je l’espère.] Partez ! [Je rassemble mes affaires.] Attendez ! [Elle réapparaît, dans une robe que je crois d’abord noir mais qui, au fur et à mesure qu’elle descend l’escalier, devient grise, puis, bleu foncé, puis –] Ça ne parlait pas de moi, pas une seule seconde, pas le moindre détail, pas une seule émotion pas un seul… rien… il m’avait amputé, c’est comme ça que je vois les choses alors qu’à l’époque sans moi il était comme une… il ne… et rien rien rien rien rien c’est ça qui me rendait folle, mais je vous l’ai dit j’étais bourrée quand il m’a lu la première version, après il a changé des choses, apparemment, mais je n’étais pas… c’est dur de réaliser que… Oh, j’ai compris des choses depuis, des choses qui alors… J’étais vraiment… Vous voulez qu’on recommence ? [Je claque la porte.]


[Sonya :] J’ai ça pour vous. [Une semaine s’était écoulée. J’avais entre-temps relu le brouillon de la lettre qu’il lui avait écrite avant de se suicider, et du coup Sonya n’était plus la même, les dix ans avaient disparu de sa voix et de son corps, la lettre disait, et en très peu de mots, trop peu à mon goût, sûrement trop aux siens si elle l’avait lue, mais elle ne l’avait jamais lue, enfin je ne croyais pas, c’était un brouillon, s’il l’avait recopiée puis envoyée ? Elle disait, cette lettre : « Le simple fait de savoir que tu ne comprendras pas m’aide à aller jusqu’au bord [au bout ?]. N’essaie même pas de comprendre. Ne me lis plus. Découvre l’envers. Et fuis. » J’avais trouvé ça au début un peu mélo, un peu trop lui, puis je m’étais dit que si je devais sauter du onzième étage d’un appartement qui n’était même pas le mien, qu’est-ce que j’écrirais ? Sûrement pas quelque chose d’évident. Sûrement pas quelque chose que les autres puissent comprendre, et encore moins la personne à qui c’était adressé. Juste quelque chose à moi écrit. Mais il est vrai que je –] Vous l’avez peut-être déjà lu, je ne sais pas, je ne sais pas si ça se trouvait dans ses affaires, si depuis on l’a…mais lisez… oui, tout de suite, vous allez comprendre, on va gagner du temps. [J’ai pris le papier, déplié et je suis allé m’asseoir au même endroit, et j’ai lu.]

Les loups m’on dit. Sans façon. Les loups m’ont dit qu’il existait cent façons de mourir. Puis j’ai pris le temps, et leurs crocs ont fondu à peu près comme fond la glace : lentement quand la chaleur le veut, et

Alors ? [Je pensais à ces mots qu’il avait écrits avant de sauter : Découvre l’envers. Les loups restaient muets. J’avais toujours mal au foie. Que lui dire ? Elle était moins belle que la dernière fois. Je m’en voulus de me poser le problème Sonya en terme de beauté. Je n’y étais pas.] Vous saviez pour les loups ? Non ? Alors on va pouvoir… Excusez-moi, je pensais que peut-être vous saviez ? Pour les loups. C’est un peu compliqué, mais… Ecoutez, le plus simple c’est que je vous rappelle vous pouvez garder ce… si, gardez-le, je m’en fiche, je le connais pas cœur… [Le téléphone sonna.] Je dois répondre, c’est sûrement l’autre… Je vous appelle, merci, merci, gardez-le.


[Sonya :] Alors ? [ Deux semaines s’étaient écoulées. Je ne voyais toujours pas ce que c’était que cette histoire de loups. De toute façon, avec l’autre, on ne savait jamais où on mettait les pieds ni si quelque chose n’allait pas vous les bouffer tout cru – alors des loups, oui, pourquoi pas ?] Vous voulez qu’on parle des loups ? [Je me suis laissé tomber sur le canapé et j’ai regardé par la fenêtre le soir qui tassait tout. Je n’avais pas le choix. J’ai fait signe que oui, d’accord, va pour les loups. Elle a vidé le sac. Dès les premiers mots, j’ai compris que les loups, bon bref, j’ai compris.] Il avait cinq ans la première fois que c’est arrivé. C’était horrible. Son souvenir était déjà… oui… on peut dire mutilé. Il n’aurait pas utilisé ce mot, il aurait dit quelque chose comme « retardé dans sa dégénérescence » ou « immature d’horreur », vous savez comment il parlait, à croire qu’il avait croqué dans un verre en cristal, et aimait ça, il avait cinq ans, ne l’oubliez pas, son père était mort quelques mois plus tôt et il se trouvait seul chez lui, sa mère avait dû aller… peu importe… je ne sais même pas s’il s’agit d’un seul souvenir ou si c’est… s’il a collés ensemble plusieurs souvenirs, collés des flashes ensemble… on fait tous ça quand c’est trop… bon… Cinq ans ! qu’est-ce que j’ai pleuré… ça l’a énervé et il a fallu que j’attende deux semaines, non, trois, avant qu’il m’en reparle, et quand il m’en a reparlé ce n’était plus du tout le même enfant ni la même… horreur… Il avait dû y réfléchir [Le téléphone sonne. Elle hésite puis décroche : – Mmm. Sa robe est si courte que je vois sa culotte. – Encore ? Je me concentre sur mes notes, mais rien à faire, je me ressers un verre de chardonnay, il tiédit vite, elle a dû mettre le chauffage à fond même si on est en automne, et qu’il fait –Surtout ne viens pas. C’est comme ça. J’en ai marre, je ferais mieux de rentrer chez moi, elle va parler pendant des heures, ou encore s’absenter, et alors je – Je dois te laisser. Si. Oui, non. Je m’en… Elle raccroche, sourit.] Vous saviez qu’il avait un frère ? [Je sais que c’est faux, je ne dis rien. Puis je me demande comment je sais que c’est faux, puis je] C’est une façon de parler. Ce n’était pas un vrai frère au sens… frère du mot. Plutôt un ennemi en fait, mais très proche. Mon lointain, il disait. [J’ai déjà lu le mot dans ses livres – je me souviens d’un passage précis, même : « Mon lointain m’abstient, faute de pire – comme, ô, comme il a raison. Ligne de mire, entre nous. » C’est également le] Mais je préfère ne pas en… vous voulez que je baisse le chauffage ? Et puis zut, autant en venir aux loups, non ? Ouuuuuhhh [Elle imite un loup qui hurle à la lune – pas drôle] Quand il m’a reparlé de ce soir-là, quand il avait cinq ans, j’ai pris soin de ne pas pleurer. J’ai fixé mes chaussures tout le temps, par précaution, du coup je me souviens très bien de mes chaussure, c’était des tennis toutes simples sauf qu’elles étaient d’une couleur sur laquelle on n’arrivait à mettre de nom, comme ça vous auriez dit jaune, mais bon, plus vous les regardiez, et moi je les ai regardées, longtemps, très longtemps, toute la nuit pour être précis, précise, je peux vous dire que jaune, non, ça ne fait pas l’affaire – c’est comme si elles rêvaient d’être autre chose que jaune, et qu’elles essayaient, à chaque seconde, bon, on s’en fout. Je peux vous dire un truc ? Ce matin, je me suis fait jouir avec sa photo. [Elle sort une photo de la poche de son chemisier et me la tends. Je la prends et m’empêche de la respirer.] Je veux dire, je ne me suis pas caressé en regardant sa photo. Je me suis branlé avec sa photo, en me frottant avec. Parce que… [Du coup, je comprends que l’idée absurde qui m’était passée par la tête que rien dans sa syntaxe n’étayait était précisément ce qui s’était passé. L’envie de respirer la photo disparaît instantanément, puis, une fois la réflexion dissipée, revient en force, comme si j’avais soif de quelque chose.] … mais je ne dis pas ça pour vous choquer… vous m’écoutez ? Vous comprendre mieux quand j’aurai dit ce que j’ai à dire sur les loups. Les loups. Putain… Bon, le problème c’est que je ne sais pas exactement ce que vous savez… exactement. S’il vous a raconté pour… quand il avait cinq ans. Le connaissant, il a dû dire qu’il avait dix ans, ou en parler comme s’il s’agissait d’un autre. Peu importe ? C’est à prendre ou à laisser, comme à peu près tout avec lui. Il n’en a jamais voulu à sa mère, qui de toute fa [Le téléphone sonne. Elle décroche sans hésiter. – Bien. D’accord. Ça va de soi. Je… Pourquoi est-ce que… Vous ne… vous n’avez rien qui… Non. Non. Certainement pas. Je le. Je lui. Bien. Dix ans ? Ça m’] Je vais prendre la communication là-haut, ne bougez pas. [Quittez pas. Non, quittez pas. Elle rit. – Et comment ! Elle monte à l’étage après avoir fait une manipulation avec le téléphone et raccroché le combiné. J’en ai marre. Je vais dans la cuisine et j’ouvre les placards. Ils sont vides. Vides. Sur le plan de travail il y a une feuille pliée en quatre. Je la déplie sans réfléchir. Je lis, puis je vais chercher mon carnet et je recopie ce que je viens de lire, ne le comprenant qu’en le recopiant. Une heure plus tard, elle n’est toujours pas redescendue. Je m’en vais.]

[Sonya :] Quand je me suis aperçu que vous étiez parti, c’était quand ? l’an dernier ? Eh bien j’ai eu envie de coucher avec vous. [Je m’en vais.]

[Sonya :] Vous êtes revenu. Je savais que vous reviendriez. Et il y a à cela une raison bien précise. Vous avez fini par voir les loups, vous aussi. [C’était vrai. Elle avait raison, pour une fois. Plus d’un an s’était écoulé depuis le jour où j’avais décidé de ne plus l’interviewer, sans compter la fois, très brève, où elle m’avait fait des avances, enfin, pas des avances, elle m’avait juste dit qu’elle me trouvait séduisant, un truc comme ça, elle voulait qu’on baise, ce genre, peu importe. Entre-temps, j’avais fait, disons, un certain chemin.] Venez. Allez, venez. On va aller dans son bureau. Ça nous fera du bien à tous les deux. Ça remettra les pendules à l’heure. Ding-dong.


[P. :] Je n’ai rien à dire. Partez. C’est elle qui vous a… ? Sonya est une explosion. Vous voulez voir mes cicatrices ? [J’étais persuadé qu’après l’impasse avec Sonya, P. m’ouvrirait des portes. En fait, j’en doutais fort. Je le voulais, c’est tout. Je voulais passer dans d’autres pièces, par d’autres pièces. Et qu’il] Ça enregistre ce truc ? C’est une antiquité, dites donc ? C’est quoi l’autonomie ? Trois heures ? Quatre ? Cinq ! Oui, bon… Même les… Il m’en avait offert un, tout noir, j’ai jamais compris comment ça… Je l’ai vendu. Ou donné. Je ne sais plus. Je peux vous poser une question ? C’est un peu… mais bon. Bon. On a dû déjà vous… eh puis merde. Vos yeux, il leur est arrivé quoi exactement ? [J’ai pourtant gardé mes lunettes mais on a dû lui dire. Quelqu’un. Sonya ?] Vous avez raison, ça ne me regarde pas. Pardon. Je ne… [Il rit bêtement.] Tous ceux qui vous diront que j’ai couché avec Sonya et que c’est pour ça que… C’est n’importe quoi. La dernière personne avec qui j’ai couché, c’est ma… Six ans que… Ça ne me manque pas. Vous baisez souvent, vous ? Oh et puis je m’en fiche. Je suis… Je ne me sens pas bien, vous voulez bien revenir plus tard ? Appelez avant, hein ? Je. Il. Dès fois j’ai l’imp— Vous me… Non. Rien. Laissez-moi maintenant.

[Sonya :] Désolée pour la dernière fois. J’ai retrouvé la clef. On peut y aller. C’est un peu en désordre, j’y suis allé hier mais je n’ai rien voulu toucher. Toutes ces pages, ça me…

[Moi :] « Hier, je suis entré pour la première fois dans la pièce où il a écrit ses dernières pages. Sonya avait retrouvé la clé. Elle portait sa minijupe habituelle, celle qu’on voit sur les photos, quand elle pose avec lui comme si elle était conne et lui trop loin. Alors que… bon. La table était recouverte d’une fine couche de poussière. Il y avait dessus trois verres, tous différents, au fond croûté, et des stylos qui se touchaient comme des tiges de mikado. L’ordinateur était éteint, bien sûr, et fermé. Un Mac. Elle avait dû passer la manche dessus parce qu’il n’y avait presque pas de poussière dessus, juste des flocons gris aux angles. Aucune trace du cordon. Pas de clé USB. Très vite elle m’a laissé, soi-disant pour… je ne sais plus trop. J’y suis resté près de trois heures, à prendre les feuilles une à une et à les lire. C’était difficile. Tout était tellement raturé. Et puis cette manie de ne jamais paginer… » J’ai replié le papier et l’ai laissé sur le comptoir, j’ai relu ce que j’avais écrit sur mon calepin : « Hier je suis entré pour la etc. » J’ai refermé les portes des placards et je suis retourné dans le salon. J’ai attendu dix minutes et je suis parti.


[P. :] Ce n’est pas lui qui a écrit ça. C’est elle. Je reconnais son écriture. Je veux dire, je vois bien que c’est la vôtre, mais à la façon dont vous l’avez recopié je sais que… C’est comme les descriptions de descriptions, vous pigez ? Vous connaissez ce texte sur New York qui parle en fait de Boston ? Bien sûr. Voilà. C’est exactement ça. Comme le coup des loups. Tout pareil. Mon conseil : évitez-la. Elle mord. Pire qu’un loup. Vous voulez voir mes cicatrices.

[Moi :] Il était clair qu’il n’avait jamais écrit dans cette pièce. Le désordre qui régnait était dû sûrement à autre chose. Et puis, pas une seule page, rien. Des piles de livres, les siens, des exemplaires récupérés chez l’éditeur. Quelques lettres, même pas décachetées. Sur le mur à droite de la fenêtre, encadrée, une photo de lui avec cet actrice. On ne voyait qu’elle. Comme si elle était Marilyn et lui l’ombre du frère de DiMaggio. Je ne suis resté que cinq minutes, avec Sonya dans mon dos. Son odeur. Pas question de.

[Sonya :] C’est bizarre d’avoir enregistré… ça, non ? J’ai fait beaucoup de bruit ? D’habitude je ne crie pas. Le côté animal de la chose me… Je ne sais pas. Mais c’est vos yeux, ça m’a… Oui, ça m’a excité ! [Elle alluma une cigarette qu’elle me tendit immédiatement.] Tu fais quoi ce soir ?

[P. :] Pour les loups, ne la croyez pas.


2. Mise au point

A l’origine de ce projet, il y a la publication posthume du roman encore plus posthume de cet écrivain anthume qu’est JBH. Nombreux furent ceux qui lurent, à l’époque de sa parution, le premier recueil de H., Maximum Identity. Le New York Times Review of Books, via la plume mordante et souvent tétanisante de S. Birk, déclara qu’il s’agissait « du livre le plus prometteur qu’un dissident de l’avant-garde ait jamais livré au lectorat américain – bien que l’ouvrage en soi relève purement et simplement de l’anarchie chaotique d’un esprit enclin aux variations les plus décadentes » – et la Guilde du Livre nationale le qualifia, non sans aménité, de « roman pour déçu du roman », quel que soit le sens qu’on veuille bien attribuer à ce jugement.
A l’époque, je sortais d’une trop longue histoire d’inceste : mon père. J’avais dix-neuf ans et je sortais avec la fille d’un magnat de

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