vendredi 9 février 2024

Rapatriement, d'Ève Guerra – ou la vie disloquée


J'avais déjà évoqué le travail d'Ève Guerra, l'an dernier, à l'occasion de la parution de son recueil, Corps profonds (Le Réalgar). Rapatriement, son premier roman, qui vient de paraître aux éditions Grasset, aurait pu tout aussi bien s'intituler Dislocation, tant ce qu'il donne à lire, mais surtout à entendre, relève d'une séparation violente, advenue à plusieurs niveaux. Dis-location: deux lieux (France et Congo), deux parents (la mère partie, le père mort), deux vies (l'enfance, l'âge adulte).

Le corps, lui aussi, est comme démembré par les événements – "et mes mains sur les dictionnaires, qui tournent les pages comme le paysage, sortent d'une pièce pour rejoindre l'autre" ; "je dépose mes deux mains sur son bras pour le retenir"; "mon sac à mes pieds, mes pieds sur le trottoir" –, le corps a sa vie propre, la tête pense indépendamment du monde, et tout désormais est en proie à des forces dévastatrices. Le père est mort, mais sans qu'on sache exactement les circonstances de sa mort, et sans qu'on puisse rapatrier son corps: comme si, d'emblée, la séparation vécue par Annabelle, le personnage principal, se répercutait en tous lieux et à tous moments, en toutes instances et jusque dans les pensées et les gestes.

Pour dire la rupture, et la quête impossible de suture, Ève Guerra a conçu une langue précisément disloquée, mais il serait trop facile de voir dans cette adéquation entre style et propos une affaire de mimétisme. Rien de mécanique, en effet, dans la dislocation discrète mais tenace que l'auteure fait subir à ses phrases. En se rompant et s'éparpillant, en se détachant, les morceaux de phrase acquièrent une énergie singulière, le verbe s'abstenant quand l'acte manque, l'ordre syntaxique comme carambolé, afin que le sens devienne plus acéré: "Et la folie de mon père a éclaté / que je connaissais déjà et duré / les six mois de notre disparition à Mounana". C'est un roman, et les rejets ou renvois cherchent moins à faire acte de poésie qu'à éprouver la résistance du récit. La cadence, elle, hoquète quand le souvenir devient trop cuisant:

"maman le cœur petit mais rond, traverse le tissu, heurte les épaules, les jambes écartées parfois quand elle s'assied, laisse tomber sa robe jusqu'aux bras de petits garçons suspendus à sa gorge, maman le soutien-gorge rouge, maman ses dix-neufs ans et déjà si vieille de maquillage, maman le front rebondi."

"Déjà si vieille de maquillage": ce type d'énoncé n'a rien d'une trouvaille, c'est au contraire la fulgurance d'une perception qui trouve là une façon unique de s'exprimer. Et c'est tout le mérite de ce livre plein de colère, de bonds sur le côté, de gestes renversants, de phrases crachées, que de sans cesse brouiller les registres. 

"C'était le dimanche toujours au-dessus des bols, le chocolat chaud, la fumée en spirale que je chasse, comme les boucles de mon visage": le temps ici est indissociable de la matière et de ce qu'elle libère. Il y a dans Rapatriement une violence synesthétique impeccable, qui permet d'appréhender le sentiment de perdition dans toute sa diversité. Mais aussi: une affirmation de soi, fêlures comprises:

"J'avais vingt et un ans et un front sourcilleux, je marchais en avant du monde les bras chargés de rêves. J'avais des idées fixes, et le lendemain j'en changeais ; mon père me suivait, se pressait pour ouvrir les portières de la voiture, et je n'envisageais pas autrement l'existence. // J'étais au seuil de moi-même, du moins je le pensais, la bouche remplie d'espérances et un front d'orgueil. J'avais réussi par je ne sais quel tour de force à soumettre le monde et mon père."

Telle une tragédie grecque, Rapatriement bouscule la langue autant que le lecteur sans jamais égarer; l'effondrement décrit devient au fil des pages le seuil d'une renaissance. La chose est suffisamment rare pour être signalée, et saluée.

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Rapatriement, d'Ève Guerra, Grasset, 19,50€



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