mercredi 28 février 2024

Mačko Dràgàn : un cocktail tout sauf mondain


Partons du principe, sans doute biaisé, qu'on sait ce qu'est la littérature. Rajoutons le fait qu'on a une idée assez précise de ce qu'est et de ce que peut faire un cocktail Molotov. Imaginez maintenant qu'il existe une littérature-molotov. Ça demande évidemment quelques éclaircissements, et c'est à quoi s'emploie Mačko Dràgàn dans son pimpant ouvrage Abrégé de littérature-molotov. Armé de ses goûts et dégoûts, las de la fiction française, déçu par Edouard Louis mais encore sous le choc de The Wire, l'auteur débute son essai en tirant à boulets rouges (ou plutôt noirs, car il est punk à chat, dixit lui-même) sur ses contemporains à plume qui ne songent qu'à vendre et sourire à la caméra (pas faux). On a plutôt envie de le suivre dans ce dézingage en règle, surtout quand il écrit: "La littérature peut ne pas être consensuelle, verbeuse et chiante", d'autant plus que ses prédilections nous sont souvent proches. Et qu'il se paie le luxe de revisiter l'histoire littéraire depuis Dada, bien décidé à dénicher l'instant-T où les forces subversives ont lâché l'affaire, remplacées par des avant-gardes selon lui opportunistes qui, en fait, se sont contentées de remplir le cahier des charges bourgeoises.

N'allez pas croire qu'il s'agit d'un brûlot de plus, des vaines cascades d'un agité du bocal. Mačko Dràgàn sait de quoi il parle et comment en parler. Ses pages sur Walter Benjamin font mouche, et sa vision désenchantée des beatniks n'est pas sans pertinence. S'il suit un chemin bien précis, non sans s'accrocher à un darwinisme discutable, son approche de la pop-culture et du post-moderne, largement appuyée sur le travail de Perry Anderson, remporte l'adhésion. Mais on peine parfois à emboîter le pas boiteux de sa réflexion, qui fait se succéder, comme dans un passage de relais, Dada, les surréalistes, les beats, les post-modernes, les punks (dont le cyberpunk serait l'émanation SF – pas si sûr…), puis… bah, quoi? Perec, auquel il consacre des pages magistrales (l'auteur ne doit pas aimer ce terme, mais comme il nous a prévenus que son livre était issu de deux mémoires de master, ma foi…). Vian avec son Automne à Pékin (là encore on se réjouit de voir cet ouvrage décortiqué aussi finement). Et Queneau, qu'il remet à sa place rare, celle d'un discret dynamiteur.

Après, c'est la désillusion. "La contre-révolution littéraire qui mènera à la prise de pouvoir d'une petite bourgeoisie prétentieuse soutenue par un marketing littéraire intensif commence, selon moi, avec des choses écrites que plus personne ne lit et pompeusement nommées le Nouveau Roman." Choses auxquelles succède une autre arnaque, selon Mačko Dràgàn, à savoir l'aventure Tel Quel. Soit. Pourquoi pas. Mais, comme l'auteur sait consacrer des dizaines de pages éclairées et lumineuses à l'œuvre de Bolaño, ou de Rodrigo Fresan, on est forcé de déplorer qu'il ait jeté le bébé du corpus Nouveau Roman avec l'eau du bain du mouvement Nouveau Roman. Pourquoi ne pas avoir consacré des pages précises aux livres de Claude Simon, Butor, Robbe-Grillet. Certes, il les trouve chiantissimes, mais encore? Qu'il y ait eu effort de marketing de la part de l'auteur des Gommes, personne ne songe à le nier. Mais il reste des livres. La Route des Flandres. Mobile. La Jalousie. Et surtout, en dehors ou proche de ces avant-gardes que l'auteur matraque plaisamment, il y a d'autres livres qui, il me semble, auraient mérité sa plume acide ou aimante. Je pense à Pierre Guyotat. A Mathieu Bénézet. Tarkos. Levé. Annie Le Brun. Yves Pagès. Savitzkaya. Demangeot. Anne Malaprade. La liste est longue si l'on cherche d'autres agents dynamiteurs.



C'était peut-être trop demander, et il faut reconnaître que Mačko Dràgàn sait faire amende honorable et déplorer n'avoir parlé que d'auteurs masculins, et de consacrer, dans la foulée de cet aveu un chapitre plus que nécessaire à toute une littérature, celle, drapeau noir oblige, des "pétroleuses". En vrac, mais à propos : Woolf, Nancy Huston, Alejandra Pizarnik, Monique Wittig, Wendy Delorme, Virginie Despentes, etc. Bref, on suit l'auteur comme on peut, on sourit à ses détestations, ses jugements à l'emporte-pièce, ses coups de grisou, ses envolées, ses retombées. On ne boude pas sa provo, la saveur agit-prop qui irrigue ses chapitres. L'ampleur assez vertigineuse de ses références est un atout majeur. La pertinence de ses oukazes séduit. Sa mauvaise foi possède un charmé indubitable. Ses fouilles transversales sont impressionnantes. Ses angles morts révélateurs.

On l'aura compris: cet "abrégé" n'abrège en rien notre vision de la littérature, bien au contraire, il la réveille, la secoue, la relance sur le terrain nouveau d'autres possibles. Ne le contournez pas.

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Mačko Dràgàn, Abrégé de littérature-molotov, éditions Terre de Feu, 17 €

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