« Parler » d’un livre : c’est ce que je fais
depuis longtemps sur mon blog, et c’est ce que je fais de façon hebdomadaire
depuis plus d’un an maintenant pour le Monde
des Livres. C’est toujours délicat quand on se retrouve seul face à un
livre. Il faut bien reconnaître qu’on s’en est déjà fait une rapide image
mentale, née par exemple du quatrième de couverture, ou issue de ce qu’on a
déjà lu de l’auteur, ou de ce que l’on sait de lui ; on en a donc retiré,
même, confusément une forme d’attente ; on s’aperçoit qu’avant même de
commencer sa lecture, on espère – qu’on va l’aimer, qu’on ne va pas l’aimer. Il
faut bien sûr lutter contre ces a priori, mais il n’empêche qu’ils préexistent,
comme un brouillage. Intervient ensuite, bien sûr, la dimension la plus cruciale :
en effet, on ne les lit pas par simple curiosité, mais bien parce qu’on recherche
des livres dont on pourra éventuellement « parler ». On va donc lire
en déclenchant la zone du cerveau qui a pour mission de transformer des impressions
en expressions. Autrement dit : guetter dans ce qu’on lit ce qui permettra
d’écrire. Il ne s’agit donc pas simplement d’aimer le livre ; il faut qu’en
le lisant on se sente en mesure d’en « parler ». Si j’ai mis jusqu’ici
des guillemets au verbe parler, c’est bien sûr parce qu’il s’agit de tout sauf
de parler d’un livre. En l’occurrence, je dirais que c’est le livre qui va
devoir nous faire parler. Ou bien nous qui allons essayer de le faire parler,
mais autrement, à travers le prisme de notre écriture. J’attends donc du livre
que je lis qu’il continue d’écrire, même sous la forme décalée d’une ombre
portée ; je guette le moment où son écriture, de par son énergie, sa
cadence, son intelligence, sa syntaxe, entrera en résonance avec ma réceptivité
et trouvera la place d’y essaimer. Il faut qu’il me donne envie de redoubler,
par la radioscopie sensitive de son travail, le geste dont il est l’incarnation.
C’est de la mécanique, ou plutôt de la chimie, en tout cas c’est de l’ordre de
l’échange et de la transformation de forces. Il me donne un peu de son ADN et
en retour je teste sa capacité à me contaminer. Je guette ses singularités, qu’elles
soient discrètes ou bancales. Je scrute sa partition. J’ausculte son bruit de
fond. Contient-il assez d’ombre encore ? N’en dit-il pas trop ?
Sait-il où il va ? Feint-il d’être tremblant ? Parfois, il se passe
quelque chose. Est-ce à dire que c’est un grand livre ? Je ne sais pas.
Mais s’il pose plus de questions qu’il n’offre de réponses, s’il sait chanter
autre chose qu’un air dupliqué, alors une brèche apparaît. S’il fait autre
chose que dire ce qu’il semble dire. S’il n’a pas effacé tous ses
trébuchements. S’il a gardé, du corps, quelques fragiles humeurs. S’il me
permet, aussi, même modestement, en introduction, d’esquisser quelques intuitions
quant à la fabrique, la bécane, l’orchestration, la corporéité du langage. S’il
m’incite, in fine, à transformer mes sensations de lecture en volonté de
partage. Parler d’un livre : en faire parler la part muette, celle qui, surgie
hors lecteur, attend sans attendre qu’une bouche autre s’essaie à sa survie.
C'est vrai. Quand pendant la lecture, la résonance avec ma propre humeur a lieu, elle fait tomber mon armure ; je n’ausculte plus le texte. Parfois, je fais des lapsus de lecteur, par exemple un "bras de mer" devient un "bras de fer". Un mot vient se substituer au mot initial et draine de nouvelles sensations, me tire vers une nouvelle appréhension du texte. Tout d’un coup je me rends compte qu’une vision s’ouvre et m’emmène dans des zones inexplorées. Dans ce cas, j’ai envie d’en parler. Quand c'est le cas, je fais deux lectures. Une pour le « vibrato » sans m’arrêter et une, plus analytique, pour essayer d'en saisir la fabrique.
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