mardi 18 décembre 2018

Lucy Ellmann et son Moby Dick cosmico-domestique

Lucy Ellmann est née en 1956. Elle est la fille de Richard Ellmann, auteur entre autres d'une monumentale biographie de James Joyce, et de Mary Ellmann, une écrivaine et critique remarquée dès les années 60 pour ses prises de positions féministes. Bien qu'américaine par sa naissance – elle est née à Evanston, dans l'Illinois –, Lucy Ellmann est allée vivre en Angleterre à l'âge de treize ans, de son propre aveu une "adolescente amère et désorientée". Elle déclare avoir toujours voulu revenir vivre aux Etats-Unis, mais, hélas, dit-elle, "ça n'a jamais eu lieu" – elle vit aujourd'hui en Ecosse, où elle affirme préférer désormais "la pluie, le froid, le whiskey, les trains et la gratuité des frais médicaux aux voitures, aux armes, au fanatisme religieux et au soleil". Elle a publié à ce jour six roman.


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(rappel des épisodes précédents)

Sweet Desserts, qui a remporté le Guardian Fiction Prize, parle de deux sœurs (sisters) et non de desserts. Varying Degrees of Hopelessness, qui est son seul roman traduit en français, est paru au Seuil sous le titre Petits désastres de la vie quotidienne, dans une traduction de Claude Demanuelli. Man or Mango? A Lament est un roman qui ne comporte à vrai dire aucune mangue, ou quasi aucune. Dot in the universe, met en scène une femme superficielle qui se réincarne en opossum, et bien plus. Doctors & Nurses traite de la négligence professionnelle chez les médecins sous un angle sadique. Mimi est l'histoire d'un spécialiste de chirurgie esthétique qui fait une mauvaise chute et a une illumination. Considérant les ateliers de "creative fiction" comme "vains et inhumains", Lucy Ellmann anime avec la complicité de son époux, l'écrivain Todd McEwen (auteur du génial La sarabande de Fisher, trad. J.-P. Carasso, Seuil, 1987), un service éditorial proposant des retours et de l'aide personnalisés aux écrivains (cf. fictionatelier.wordpress.com).

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(où on en vient au fait)

Son prochain roman, qui s'intitule Ducks, Newburyport, paraîtra le 4 juillet prochain aux éditions Galley Beggar Press, l'éditeur remarqué d'Une fille est une chose à demi, le roman d'Eimear McBride, publié en 2015 par Buchet-Chastet et traduit par Georgina Tacou.

Ducks, Newburyport – 813 pages… – nous fait entrer directement dans la tête, ou plutôt l'infini des pensées d'une femme au foyer américaine ayant passé la cinquantaine et vivant dans l'Ohio. Tout y passe, depuis l'intimité froissée jusqu'aux considérations écologiques et politiques, le spectre s'étrécissant et s'élargissant à la façon d'un accordéon psychique d'une incroyable fluidité. Les pensées s'enchaînent tandis que la journée se déroule, avec son lot de tâches domestiques, d'inquiétudes, et de tartes à préparer pour divers cafés de la ville. Le trivial côtoie l'angoisse existentielle, la recette de cuisine voisine avec la peur de la mort, la forme a priori décousue du courant de conscience se voyant ici encadrée sous peine d'exploser par la structure des phrases qui toutes débutent par un "the fact that" – le fait que. Comme si la vie n'était que cela, des faits, pensées et souvenirs, inquiétudes et rêves occupant le même espace mental, dégageant la même chaleur émotionnelle, composant une foule d'entités psychiques qui équivaudraient à des "faits" – des faits qui sont comme des décharges électriques contribuant à l'immense centrale surchauffée qu'est l'esprit humain. C'est aussi, bien sûr, un portrait déstabilisé d'une Américaine vivant à l'ère fatale du Crétin suprême – celui que Joyce Carol Oates ne désigne sur Tweeter que par le mot évidé T***p. En outre, ce flux à la fois syncopé, aléatoire et sous-tendu par des associations de mots ou d'idées, est entrecoupé de temps à autre par de courts chapitres dans lesquels évoluent un fauve et ses petits, de fascinantes vignettes animales où il est question de survie et d'indépendance…

Absolument hypnotique, Ducks, Newburyport, malgré ou plutôt grâce à son procédé  – quasi une contrainte syntaxique – qui l'innerve, entraîne le lecteur dans les arcanes d'une intimité pensée et ressentie, d'une journée particulière à défaut d'être remarquable. Au fil des pages s'échafaude et s'enrichit une vision du monde, mais aussi le portrait d'une femme perdue dans la vie quoique tenant ferme la barre, ballotée entre un mari très occupé, des enfants pas toujours faciles, un passé familial endeuillé et toute une armada d'espérances sur le point de faire naufrage. Le récit, plutôt que d'être structuré en arc, procède par pointillisme, et toute la force du roman consiste à transformer progressivement l'incessant flux des pensées de la narratrice (la récitante muette?) en un acte de confession absolue, où tout est dit du rapport au monde, à l'autre, où un seul point dans l'univers a pour charge d'émettre l'inestimable richesse de son énergie en toutes les parties possibles et imaginables du réel et de l'imaginaire, du souvenir et du fantasme. Un Moby Dick à la fois cosmique et domestique… On ne parlera pas de chef-d'œuvre, ce serait un euphémisme. 


Il n'y donc plus à attendre qu'un éditeur français s'y intéresse… Tic-tac tic-tac tic-tac…



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Extrait (traduction en cours):

Le fait que des ratons laveurs sont en train d’éclater un pot de yaourt vide dans l’allée, le fait que dans le silence du petit matin on dirait des coups de feu, le fait que, même dans le brouillard, avec du verglas sur la route et des congères leur bloquant la vue, les gens déboulent encore à toute vitesse au carrefour, où ont eu lieu des tas d’incidents, le fait qu’un type dans son pickup a dérapé accidentellement jusque dans notre garage, et la prochaine fois ça pourrait bien être dans notre maison, ou d’un enfant, le Premier Dessin du Jour, le désherbant dicamba, les Kleenex, le fait qu’une camionnette a tué Dilly, le fait que ça faisait trois ans qu’elle évitait les voitures avec succès, le fait qu’elle savait très bien ce qu’était une voiture, mais au cours de ces années la circulation a accru, le fait que c’est dingo maintenant, le fait qu’après qu’elle a été écrasée les gosses ont peint un grand panneau avertisseur avec un gros chat noir dessus et l’ont fixé juste à côté de la palissade, mais personne ne le remarque, le fait qu’ils vont tous trop vite pour le voir, Le chat est mort, buvons du thé à l’herbe à chat , le fait que le refus de priorité provoque un accident sur cinq dans l’Ohio, refus de priorité, pas dans mon jardin, le fait que les accidents de la route ont augmenté de 20% depuis 2009, cenellier, pavier, noyer noir, noyer blanc, courge, le fait que Stacy est assez grande pour avoir conscience des dangers mais les autres enfants non, le fait qu’un petit garçon a été tué dans son lit l’autre jour par une voiture qui a dérapé et foncé dans sa maison, le fait qu’il y a deux cardinaux en ce moment même dans les lilas, le fait que 11% des Américains continuent de rouler quand l’aiguille du réservoir est dans le rouge, le fait que je croyais que c’était plutôt 80%, Ronny, aliment pour volaille, le fait qu’il y a des macrophages, et j’ai oublié ce que c’était exactement, le fait que j’ai rêvé que je volais jusqu’en Inde pour avoir une cuiller à café de cannelle, mais quand je rentrais chez moi je m’apercevais que j’avais également besoin d’amandes effilées, la sécurité, le circuit d’attente, le fait que nous devons remplir nos déclaration d’impôts et essayer de nous rappeler les moindres revenus et les moindres dépenses, le fait que ces dernières l’emportaient sur les premiers, la Famille Dollar, l’IGA de Baker, mot de passe, nom d’utilisateur, Votre carte est désormais activée et fonctionne, Prudent, le fait que non seulement nous devons calculer nos revenus et nos dépenses mais nous devons également trouver le moyen de gagner plus d’argent, et continuer de gagner de l’argent jusqu’à ce qu’on soit mort, Medicare, Medicaid, le fait que quand Leo sera assez âgé pour avoir la Sécurité sociale ça ne couvrira sûrement pas le prix d’un sandwich au jambon, encore moins celui d’une bouteille de vin, le fait qu’on se prépare une vieillesse sans vin, oi veh, OJ, le fait que Leo doit se rendre demain à Philadelphie et que seule je ne me débrouille pas trop bien, le fait que Ben dit que les médicaments opèrent à un niveau moléculaire qui peut être évalué en recourant à des logarithmes et des Courbes de Schild, mais moi je les avale et je compte sur la chance, le petit déjeuner, l’alarme du réveil, la lessive, Spinbrush, le fait que nous devons organiser une cocktail-party et je ne sais pas quoi mettre, le fait que le seul côté marrant c’est de faire les tartines, tarpines, oh les mots […]

1 commentaire:

  1. J’ai lu trois fois ce texte. La première fois, l’impression que des tweets défilent ; la deuxième fois, j’ai vu une continuité et cette élasticité - contraction et détente - dont vous parlez. La troisième fois j’ai pensé que ce flux de conscience est « trop » guidé, dans le sens où l’on ne me donne pas l’opportunité de m’interroger, et donc de m’accaparer une partie du texte ; ne serait-ce qu’une bribe. L’immersion dans ce flux de conscience demande un lâcher-prise qui me rebute, je crois, parce que trop disloqué. Trop éclaté. Pour qu’un texte me plaise, il faut que je puisse avoir une émotion ; alors oui, ici, il y a un sentiment d’anxiété qui naît dès les premières phrases. Mais c’est de l’anxiété, qui se rajoute à de l’anxiété, qui se rajoute à de l’anxiété. Comme dans la vraie vie, finalement, à cet instant précis qui précède le moment où l’on se jette sur la lecture pour y échapper. Si l’on considère que la lecture permet de passer d’un univers disloqué à un univers où l’on a l’impression - l’illusion - de saisir un certain ordre alors ce texte est rebutant (même si ce récit est intéressant du point de vue purement expérimental.)
    Quatrième lecture, pas sûre de pouvoir tenir sur des centaines de pages avec ce rythme. Alors peut-être que les courts chapitres de fauves permettent de canaliser cet éclatement. Je reste mitigée. « Le récit, plutôt que d'être structuré en arc, procède par pointillisme, ». Certes, le courant de pensée transmis au plus près d’un cerveau humain est un récit fidèle finalement à notre façon de penser (dommage que Borges n’ait pas écrit une fiction sur le courant de conscience…), mais pour que cette fiction devienne réalité à mes yeux, il faut que l’auteur s’efface pour que je puisse avoir l’illusion de tenir quelque chose.
    De plus ce texte engendre une somme d’impressions disjointes d’une intensité presque égale. Cela me rappelle trop le caractère disruptif des réseaux sociaux. A-t-on envie de retrouver ce caractère dans la lecture ?
    Enfin pour finir, le fait de scander le récit par « le fait que » réduit la projection que l’on peut faire, et donc inhibe tout implication, tout éclosion de récit de la part du lecteur. Le point focal de mon attention est, à chaque fois que j’essaye de me projeter, renvoyé en arrière… Ou nulle part. Alors peut-être qu’au bout de plusieurs pages, l’écriture finit par dévoiler un motif plus global mais ce n’est pas apparent avec ce court extrait.

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