mercredi 12 décembre 2018

Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou


« Parler » d’un livre : c’est ce que je fais depuis longtemps sur mon blog, et c’est ce que je fais de façon hebdomadaire depuis plus d’un an maintenant pour le Monde des Livres. C’est toujours délicat quand on se retrouve seul face à un livre. Il faut bien reconnaître qu’on s’en est déjà fait une rapide image mentale, née par exemple du quatrième de couverture, ou issue de ce qu’on a déjà lu de l’auteur, ou de ce que l’on sait de lui ; on en a donc retiré, même, confusément une forme d’attente ; on s’aperçoit qu’avant même de commencer sa lecture, on espère – qu’on va l’aimer, qu’on ne va pas l’aimer. Il faut bien sûr lutter contre ces a priori, mais il n’empêche qu’ils préexistent, comme un brouillage. Intervient ensuite, bien sûr, la dimension la plus cruciale : en effet, on ne les lit pas par simple curiosité, mais bien parce qu’on recherche des livres dont on pourra éventuellement « parler ». On va donc lire en déclenchant la zone du cerveau qui a pour mission de transformer des impressions en expressions. Autrement dit : guetter dans ce qu’on lit ce qui permettra d’écrire. Il ne s’agit donc pas simplement d’aimer le livre ; il faut qu’en le lisant on se sente en mesure d’en « parler ». Si j’ai mis jusqu’ici des guillemets au verbe parler, c’est bien sûr parce qu’il s’agit de tout sauf de parler d’un livre. En l’occurrence, je dirais que c’est le livre qui va devoir nous faire parler. Ou bien nous qui allons essayer de le faire parler, mais autrement, à travers le prisme de notre écriture. J’attends donc du livre que je lis qu’il continue d’écrire, même sous la forme décalée d’une ombre portée ; je guette le moment où son écriture, de par son énergie, sa cadence, son intelligence, sa syntaxe, entrera en résonance avec ma réceptivité et trouvera la place d’y essaimer. Il faut qu’il me donne envie de redoubler, par la radioscopie sensitive de son travail, le geste dont il est l’incarnation. C’est de la mécanique, ou plutôt de la chimie, en tout cas c’est de l’ordre de l’échange et de la transformation de forces. Il me donne un peu de son ADN et en retour je teste sa capacité à me contaminer. Je guette ses singularités, qu’elles soient discrètes ou bancales. Je scrute sa partition. J’ausculte son bruit de fond. Contient-il assez d’ombre encore ? N’en dit-il pas trop ? Sait-il où il va ? Feint-il d’être tremblant ? Parfois, il se passe quelque chose. Est-ce à dire que c’est un grand livre ? Je ne sais pas. Mais s’il pose plus de questions qu’il n’offre de réponses, s’il sait chanter autre chose qu’un air dupliqué, alors une brèche apparaît. S’il fait autre chose que dire ce qu’il semble dire. S’il n’a pas effacé tous ses trébuchements. S’il a gardé, du corps, quelques fragiles humeurs. S’il me permet, aussi, même modestement, en introduction, d’esquisser quelques intuitions quant à la fabrique, la bécane, l’orchestration, la corporéité du langage. S’il m’incite, in fine, à transformer mes sensations de lecture en volonté de partage. Parler d’un livre : en faire parler la part muette, celle qui, surgie hors lecteur, attend sans attendre qu’une bouche autre s’essaie à sa survie.

1 commentaire:

  1. C'est vrai. Quand pendant la lecture, la résonance avec ma propre humeur a lieu, elle fait tomber mon armure ; je n’ausculte plus le texte. Parfois, je fais des lapsus de lecteur, par exemple un "bras de mer" devient un "bras de fer". Un mot vient se substituer au mot initial et draine de nouvelles sensations, me tire vers une nouvelle appréhension du texte. Tout d’un coup je me rends compte qu’une vision s’ouvre et m’emmène dans des zones inexplorées. Dans ce cas, j’ai envie d’en parler. Quand c'est le cas, je fais deux lectures. Une pour le « vibrato » sans m’arrêter et une, plus analytique, pour essayer d'en saisir la fabrique.

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