De toute évidence, la liste des livres qu'on n'a pas lus s'étend à l'infini et prend même ses aises malgré nos efforts, ce qui rend assez ridicule la liste des livres qu'on a lus. Mais, concernant cette deuxième catégorie, celle des livres qu'on a lus, on peut procéder à des sous-catégories intéressantes, qui permettent de mieux cerner notre addiction à la lecture:
1/ les livres qu'on ne se rappelle pas avoir lus (mais qu'on sait qu'on a lus pour de nébuleuses raisons);
2/ les livres qu'on a pas finis (mais sans pouvoir savoir exactement à quel endroit on s'est arrêté);
3/ les livres qu'on croit avoir fini mais en fait non (plus nombreux qu'on ne le croit);
4/ les livres qu'on a pas lus mais qu'on croit avoir lus (ils sont légion);
5/ les livres qu'on a détestés (moins nombreux qu'on ne le pense);
6/ les livres qu'on a lus parce que forcés et contraints et que souvent on n'a pas aimés (ils auront leur glorieuse revanche);
7/ les livres qu'on a lus en se forçant à les aimer parce qu'ils étaient écrits par des proches (ils font partie intégrante de notre dimension compassionnelle et faux-cul);
8/ les livres qu'on a aimés parce que la personne qui vous les conseillait nous était chère (ils ont permis de mettre fin à certaines affections);
9/ les livres qu'on a lus parce qu'il n'y avait rien d'autre à lire sous la main (ils sont souvent esclaves du hasard objectif, heureusement);
10/ les livres qu'on a lus et qui nous ont changé radicalement (nous aimons croire qu'on peut changer);
11/ les livres qu'on a lus à haute voix (trop rares);
12/ les livres qu'on a oubliés dans le train (on se demande longtemps pourquoi):
13/ les livres qu'on a lus sans rien y comprendre (avec fierté et honte à parts égales);
14/ les livres qu'on a lus au vu de tous pour se faire mousser (ça marche rarement);
15/ les livres qu'on a lus quand on avait de la fièvre (ils restent mystérieusement troués et voilés);
16 les livres qu'on a lus à toute vitesse comme si on avait soif (sensation très nette de flou);
Il serait également intéressant de dresser une liste des raisons pour lesquelles on n'a pas encore lu tel ou tel livre: appréhension, procrastination, désintérêt, dégoût, ignorance, naïveté, etc. Par exemple, en fin d'année, alors que j'avais dix mille choses à lire, j'ai préféré emporter le Don Quichotte que je n'avais jamais lu. Là, on tombe dans des catégories fascinantes: celles des livres qu'on a pas "encore" lus, mais qu'on a l'impression de connaître parce qu'on aurait "dû" les lire depuis un bail, et dont on connaît grosso modo les grandes lignes et l'impact. On pénètre l'autre par le bout du familier. On entre en connaissance de cause mais pas d'effet.
Mais ma liste préférée reste celle des livres qui, sortis de nulle part, vous entraînent lentement au fond d'eux-mêmes sans prévenir, à votre insu, presque. Ils résistent autant qu'ils donnent, comportent des zones insondables qui guettent notre maturation improbable. Ils déforment les poches de la mémoire, laissent des angles dans les coussins de notre confort. Leur charge thermique se fait sentir bien après qu'on les a serrés entre nos doigts. Ils sont muets mais riches. Discrets mais doués en extase. Ils sont amphibies, mobiles, gais dans la douleur et tourmentés dans l'aise. Tout sauf immobiles. Ils nous habitent et explosent lentement. Ils n'ont pas de moi, pas d'ego, pas d'ambitions, ils boitent et bégaient, mais leurs ongles poussent bien après la fermeture de la couverture qui les obscurcit. Leur voix est un visage, et leur visage un muscle. Ils sont étrangers à eux-mêmes, sous-tendus par un métissage des formes riche en devenirs. On les lit comme si on se noyait dans une lumière avide. A côté deux, tous les autres livres ressemblent à des bigorneaux pourvus d'un appareil dentaire qu'ils prennent pour une prothèse pénienne.
Il y aurait aussi les sites ou les blogs qu'on n'a pas lus, qu'on aurait dû lire et puis finalement ça prendrait trop de temps, alors on les laisse de côté, on sait qu'Internet est un puits sans fond...
RépondreSupprimerEt puis il y a aussi les sites ou les blogs qu'on n'a pas lus ou dont on ignore l'existence et ça prendrait trop de temps pour en faire la liste, alors on les laisse de côté car on sait qu'Internet est un puits vertigineux et qu'il faut garder quelques espaces pour vivre en dehors de l'écran...
RépondreSupprimerJe ne sais pas si les balises que vous ajoutez en fin d'article servent à quoi que ce soit.
RépondreSupprimerEst ce un oubli révélateur...je n'ai pas vu "la liste des livres qu'on a aimé" ... juste aimé, comme ça, sans raison extérieur...sans exagérer....sans se faire mousser...cela ne vous ai jamais arrivé??
RépondreSupprimerIl manque la catégorie des livres que je préfère: les livres de chevet, inépuisables, qu'on lit et relit pendant des années, à petites doses - comme les "Essais" de Montaigne, les "Pensées" de Pascal, "El Criticón" de Gracián, "Don Quijote", la "Poesía completa" de Quevedo o de Lope de Vega, "Parerga et Paralipomena" de Schopenhauer, les "Oeuvres complètes" Nietzsche, la "Obra completa" de Borges, les 1450 pages de "Total de Greguerías" de Ramón Gómez de la Serna...
RépondreSupprimer"...j'ai préféré emporter le Don Quichotte que je n'avais jamais lu."
RépondreSupprimerDans quelle traduction?
Claro, vous oubliez une ou deux catégories: les livres qu'on a offerts, les livres qu'on a donnés; oublié un seul livre dans le train corail: le degré zéro de l'écriture (auquel je n'aurai rien compris) - donné un livre à un passant qui nous le demandait lors d'un voyage: Pays de neige de Yasunari Kawabata à moins que ce ne fût Les belles endormies; -plus de souvenir de la liste exacte de ceux qui ont servi pour cadeaux aux parents et amis.
RépondreSupprimerListe des plus intéressantes (borgésienne à bien des égards)...J'ai réfléchi à ce que cela aurait donné si je l'avais établie moi-même et voilà ce que ça a donné:
RépondreSupprimer- les catégories 1), 4), 9), 12), 14) et 15): statistiquement si peu représentées qu'on peut les considérer comme étant inexistantes;
- les catégories 2) et 3): semblables aux tiennes (mais je m'y remets souvent, je ne lâche pas prise);
- la catégorie 5): bien présente et très fournie (mon côté vieux grincheux "élitiste");
- la catégorie 6): oui (mais revanche fort rarement accordée);
- la catégorie 7): inexistante parce que je n'arrive pas à me forcer, même dans ces pénibles et gênantes circonstances;
- la catégorie 8): je la fais, sans vergogne ni remords, fusionner avec la 7);
- la catégorie 10): bien présente, et agissante (bien que je ne pense pas qu'on puisse radicalement changer);
- la catégorie 11): tout comme toi;
- la catégorie 13): pas si vaste que ça, à bien peser les choses (la honte l'emportant - et de beaucoup - sur la fierté);
- la catégorie 16): les livres qui la composent se partagent entre les catégories 1) (quelques-uns, très peu) et 10) (en règle générale).
Quant à ton magnifique paragraphe à propos des livres que tu as aimés tels que tu les décrits, à savoir à la fois en ce qu'ils sont et en tant qu'ils agirent sur toi de la façon que tu évoques, rien à ajouter, sinon ma totale adhésion et la certitude que l'intersection des deux ensembles les concernant, le tien et le mien, serait loin, très loin d'être nulle...
Et puis, il y a la catégorie des livres qu'on aimerait bien lire, mais qui ne sont pas traduits en français et qu'on trouve bien trop ardus en version originale, comme MacIntosh My Darling ou Letters de John Barth, que le taulier a eu l'idée criminelle de nous faire découvrir sans pour autant les mettre à notre portée. Mais bon, le marché de l'édition étant ce qu'il est, on comprend aussi qu'il n'ait pas envie de travailler pour des clopinettes... Y at-il un mécène dans la toile?
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