(Victor Hugo, Le pendu) |
On entre dans La peau, l'écorce, le deuxième roman d'Alexandre Civico, en baissant légèrement la tête, comme pour éviter que nous frôlent les pieds des pendus de Villon, à la chair trop nourrie, aux os enfin cendres, et dont le chant berce le lecteur dès l'exergue. Ce faisant on en oublierait presque que ces corps à présent écorchés – écorcés, aimerait-on écrire – tiennent encore, à leur façon, debout. Une corde les relie, sinon au ciel, du moins à l'idée verticale à laquelle se raccroche l'humain.
Le roman de Civico, qui aurait pu s'intituler Rompre, est une très étrange histoire de pendaison – mais qui est pendu, et à quoi, et quelle est la nature de la corde qui nous relie à l'autre, à notre passé, voilà ce que le récit explore en tressant deux récits partageant sans doute la même ADN désemparée.
Il y a l'écorce et il y a la peau. Il y a un soldat en plein désert, dont la mission consiste à "sécuriser un périmètre". Il y a un père, seul avec sa fille, et relié à elle par un cordon ombilical, un tuyau chargé de véhiculer sans doute autre chose que des nutriments et de l'oxygène. Quelque chose de moins tangible relie également les hommes des deux récits, mais il reviendra au lecteur d'en déterminer la nature.
Au début, on est dans le désert. Le soleil est torture, il vous "traque", fait de vous sa "proie". C'est pourquoi "il faut laisser pousser la nuit", ainsi que l'annonce le narrateur. Oui, car la mission de ce régiment décimé et réduit à quatre soldats consiste à reprendre un "puits" au milieu de nulle part. Autour de ce puits, six hommes, "de l'autre côté de la ligne de mire" – c'est le premier cordon, cette ligne de mire, un conduit invisible chargé de transmettre à l'Autre un peu de la mort accumulé en soi. Ici, la guerre se résume à une soustraction autour d'un point d'eau, comme si la soif et la mort étaient liés de toute éternité.
Ailleurs, l'homme au cordon, le père lié à sa fille, découvre la peur de l'attachement. Peut-être parce que le cordon est "neutre", n'appartient à personne, "un corps extérieur". L'incongruité du phénomène dissimule mal la poignante beauté qu'il symbolise, ou plutôt incarne. Car chez Civico, les doutes, les souffrances, les attentes, le poids du passé, la force du renoncement sont, profondément, des sensations corporelles, voire des parties du corps. Même les regards sont des moments de chair. Est-ce à dire que ses protagonistes, châtrés d'on ne sait quelle psychologie, ont renoncé à penser? Disons plutôt qu'ils s'en remettent à la persistance de leur carcasse, comme si, à l'instar des pendus de Villon, ils savaient que les morts sont autant "ballottés" que les vivants. Et, fort de cette persistance, ils tiennent bon.
La peau, l'écorce tient bon, lui aussi, et tient fort; il prend le pari que "rompre" est un geste née de l'attente, pas seulement de la violence. Fable fiévreuse affranchie des morales faciles, le roman de Civico semble épris de perdition, mais qu'on ne se trompe pas: il peaufine en douce une éthique de la décision.
_________________
Alexandre Civico, La peau, l'écorce, éd. Rivages, 16 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire