[oui, je sais, j'ai déjà posté ce post, mais le livre est sorti depuis, alors deux précautions valent mieux qu'une…]
On pourrait vous baratiner et vous dire que c'est un roman noir. Mais, depuis Homère et David Peace, vous baratiner n'a jamais vraiment marché. Alors disons que La femme d'un homme qui, de Nick Barlay, qui sort en librairie le 6 octobre aux éditions Quidam, est un roman en deux couleurs, et que ces deux couleurs suffiraient à elles seules à redéfinir l'arc-en-ciel douloureux de l'écriture.
On pourrait vous dire que l'héroïne est une veuve récente, anorexique, barrée, ingérable, indécidable jusqu'au bout des ongles, et que son mari avec lequel elle a tout juste convolée six mois a été retrouvé mort, un quartier d'orange entre les dents, strangulé au cours d'une tentative d'auto-érotisme qui était peut-être moins fun que ça. Mais vous baratiner, faut-il le répéter, n'a jamais marché.
Vous avez refusé de croire que Beckett écrivait des romans d'amour et qu'Arno Schmidt tissait des pastorales. Donc, La femme d'un homme qui n'est pas un roman noir. On aimerait bien, parce que ça permettrait de le lire sans passer son temps à trembler pour la langue qui est en nous comme un poison de plus en plus véloce.
Il était donc une fois, et sans doute plus d'une fois, la femme d'un homme qui. Et dans l'inachèvement de ce titre gît la splendeur d'une écriture qui, loin d'être inachevée, frôle avec l'exhaustivité de la déréliction. Oui, bien sûr, il y a une enquête, une mort suspecte, des indices, un périple, des problèmes. Il y a surtout, en double terrible de la narration, l'impossibilité à décider, trancher, reconnaître. Car Joy, la femme de l'homme qui, est à elle seule la folie de l'énonciation et son ultime leçon : Joy, au nom maudit, réussit l'exploit de nous emmener au bout de la nuit et de nous faire douter du mot "nuit", qui est bien trop doux pour là où elle va.
L'écriture de Nick Barlay est une épreuve. Au sens où: elle initie à elle-même, faisant de nous à la fois un lecteur livre et esclave. Je m'emballe, certes. Mais chez Barlay, le "certes" ne tiendrait pas longtemps, il finirait dans une flaque d'huile avant de devenir l'ombre d'une souffrance, puis le cri d'un oiseau. C'est comme ça. Car Barlay a sa façon bien à lui de dire deux fois ce que les choses sont et ne sont pas, quand celui (ou plutôt: celle) qui les voit meurt à chaque seconde dans le dédoublement de la vision. Dans le pli de l'indésirable compréhension. L'auteur sait décrire, avec une intelligence millimétrée, le spectre des vacillements dès lors que ce dernier se réfugie dans la tentative d'avancer. Chez Barlay, tout est susceptible d'être soupçonnée: la réalité, l'idée qu'on s'en fait, la matière qu'on en tire, la langue qu'elle nous lègue. Le style se feuillette, se casse, se noie plusieurs fois dans la même eau, que tu bois, assoiffé, parce que la femme d'un homme qui. Parce que ne pas finir.
Belmondo, dans un film de Truffaut, disait à peu près ceci : "T'aimer est une joie, c'est une joie et c'est une souffrance". Lire Barlay, c'est ça. Il nous force à aimer la chute, la dérive, la palpation irrépressible de l'ignominie, au nom d'un principe qui est la justesse. La justesse? Oui, car pour savoir décrire l'indécision pathologique de son héroïne, son dégoût de soi et sa peur de la porte à pousser comme si c'était la texture même du doute devenu chair, eh bien, il faut plus qu'un certain talent.
Barlay nous fait le coup du vaudou. Il nous totémise et nous dissèque. Et s'il pouvait nous sauvez, il le ferait. Mais bon, c'est une autre histoire. En disant "tu" quand il parle de Joy, en cassant, brindille de phrase après brindille de phrase, ce qu'il nous donne comme bois à brûler, en reprenant des motifs brûlés qu'on ignorait amadou d'autre chose, il avance, avance dans son récit en nous poussant, nous trébuchant, nous incitant. Il faut dire qu'il a conçu, pour son personnage, une conscience si précise et si intime que nous voilà les otages incandescents de la femme qui.
"Une tache d'aube s'étire au-dessus de la mer. Le premier être humain est déjà sur la plage, un homme, un golfeur qui pratique son swing contre le vent sifflant du large. Dans les haut-parleurs, la cassette siffle tel le vent. Les mots de centaines de contes pour enfants te traversent l'esprit, les réprimandes, les mises en garde quant à l'ouverture de portes ou de boîte. Quoi que tu fasses, n'ouvre pas la boîte. Quoi que tu fasses, ne franchis pas la porte. Quoi que tu fasses, ne le fais pas. [.…] La scène est ainsi prête pour le désastre, la perte catastrophique."
Donc, le 6 octobre, tu vas en librairie, tu prends la femme d'un homme qui est mort par la main, et tu découvres l'écriture de Nick Barlay.
"Tu voudrais poser des questions objectives, permettre aux détails d'apporter un peu de lumière, mais tu en es incapable, quelque chose t'en empêche. Que t'apporteraient les détails objectif? Il te suffit d'imaginer le pire, pour savoir."
Lecteur, imagine le meilleur, et tu ne seras pas déçu. Joy est une souffrance qui se mérite.
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Nick Barlay, La femme d'un homme qui, traduit impeccablement par l'indispensable Françoise Marel, la traductrice (entre autres…) de B.S. Johnson, publié par les éditions Quidam.
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