jeudi 16 juin 2011

Chevillard (ou: du bon usage du clifoire)


Attention, Chevillard attaque. On l’avait quitté il y a peu avec son roman paru chez Minuit, on supposait que, telle l’ombre d’Alice, il avait chu langue la première dans son terrier magique pour quelque temps, et voilà qu’il récidive, avec un texte-cartouchière doté de trente projectiles, où bien souvent la fumeuse virgule a cédé la place au ricochet de la rime interne. On y retrouve ce goût inquiétant pour un bestiaire impossible à caresser dans le sens du poil, ce « je » qui est davantage une menace qu’un sujet d’énonciation, cet esprit d’escalier qu’il fait bon dégringoler.
Règlement de contes, fable fourvoyée, Iguanes et moines prouve au fil futé de sa diction-jubilation que l’écriture-chevillard n’a rien à envier au débit mitraillette d’un rappeur ni à l’interprétation psychotropique des comptines. On peut lire ces textes comme des impros arrachées à un piano préparé et bariolé, on peut aussi les lire et les hoqueter comme des moments-glottes, où l’enjeu – c’est assez clair – est de tordre le cou à la poêsiheu.
Chevillard a toujours écrit à même la table d’écriture. Ses mots aiment à se pincer pour se rappeler qu’ils sont des mots, avant de désigner, d’une syllabe fourchue, les choses qu’elles hésitent à nous refourguer. Ici, il dit, très précisément, ce processus qui fait du langage une partie fine où le lecteur, pour peu qu’il soit consentant, a tout à gagner et rien à perdre, hormis l’illusion du moi et la lubie narrative.
Tel Raminagrobis, Chevillard tend à son lecteur des pattes aux griffes gourmandes mais équitables. Ses iguanes sont des moines, certes, ses moines des iguanes, aussi, mais l’équation s’arrête là, puisque déséquilibre il y a eu, il y a, il y aura : c’est le principe-chevillard :: l’hypothèse réjouissante de l’impensé expliqué par l’absence. C’est, donc, forcément, tordant, et aussi, ne l’oublions pas, incandescent.
Que l’auteur et les éditions Fata Morgana me pardonnent cette longue citation, et me fassent procès s’ils jugent que j’outrepasse la licence citatoire, mais moi aussi, à l’instar de Chevillard, je veux donner au lecteur une chance de ne pas s’en sortir (et, lecteur, lis ceci à voix haute, en tapant rythmiquement sur ton dos de tortue avec ton clifoire) :

C’est parti allez je me lance dans la poésie à quarante-cinq ans il est temps grands dieux et s’il était trop tard au piano je ne donnerai jamais rien de bon trop vieux garçon pour soudain prendre l’habitude de faire deux choses à la fois main droite main gauche et parfois même les pieds en font une troisième mais me lancer en poésie faut voir je dois pouvoir encore rassembler mes restes risquer ce geste obsolète tête en avant et laissant sous moi le sol rassurant jeter mon être par cette fenêtre sentir le ciel à tout vent qui se dérobe et toucher le fond de l’espace voir ce qui se passe et comment et s’il ne s’agit encore que de choir oui je dois pouvoir risquer mon corps sur cette balançoire (j’ai ce souci dans l’effort d’être assis) j’y suis allez me lance me balance et d’emblée j’y suis en free-lance en frisbee dans la poésie à croire que j’étais fait pour ça qui me demandais à quoi lancé sans appui sans façons dans la poésie bon j’y suis j’y reste modeste affaire on ne fait que commencer […]

J’arrête là, comme on soulève un peu sèchement le diamant du sillon, mais bon, vous savez où trouver la suite, ça s’appelle une librairie, le seul endroit sur terre où trouver le mode d’emploi du clifoire  – ça commence à vous intriguer cette histoire de clifoire, hein, tant mieux, Iguanes et moines en sait un rayon sur le clifoire, et le titille à merveille.
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Eric Chevillard, Iguanes et moines, éd. Fata Morgana (avec des dessins de Philippe Favier)

PS: La nouvelle édition de Bouvard et Pécuchet dans la collection Littérature Française Garnier Flammarion comprend une interview d'Éric Chevillard
PPS: On trouvera également dans le numéro 767 de la revue Critique (avril 2011) un entretien mené par Blanche Cerquiglini

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