Emmanuel Tugny, dont on avait lu les précédents textes parus chez LaureLi sans être tout à fait certain d’en suivre les arcanes baroques et la geste fantasque, revient en force avec ce récit qui nous transporte – au sens mystique et historique – à la fin du dix-huitième siècle, et met en scène un La Pérouse échoué dans les îles Salomon, ayant enfin trouvé, non ce que ce bon vieux Louis XVI lui avait demandé, mais autre chose : l’autre chose, qui est la vraie vie, qui est ailleurs, qui est l’éternité retrouvée, et aussi, sans doute, la mer allée avec le soleil. Ces échardes rimbaldiennes ici enfoncées ne le sont pas par hasard, car Tugny écrit entre autres à l’ombre du voyou de Charleville, tout comme sa phrase émarge au Livre des Livres.
La Pérouse est donc là, dans ce septembre 1791 qui est moins une date qu’un repère, sans portée véritable puisqu’ici, dans ces îles où l’habitant vit le mythe de la création comme un rituel quotidien, le temps n’est plus cette flèche lancée vers la cible du progrès, mais un chant, qu’on prend et qui vous prend. Bateau ivre se découvrant gisant ébloui, La Pérouse ballotte entre le désir de disparaître en lui-même et l’espoir de découvrir un autre ailleurs, situé à quelques encablures, et qui ne saurait être, on le sent, que l’ultime demeure, le lieu du dernier repos, autrement dit la renaissance, mais cette fois-ci à l’aune des éléments.
En versets d’une impeccable tension, mûrs d’une parole qui refuse la volte et n’aspire qu’à l’épiphanie, Tugny, pour qui la syntaxe est affaire vitale, affaire d’œil et de souffle, scansion au millimètre, tisse réflexions épurées et narrations diffractées, exigeant du lecteur une reddition totale à ses rythmes, et pour cela réussit ce tour de force de donner à chaque paragraphe la force intacte d’un recommencement, à même l’équilibre du beau et du juste, sans jamais user l’image ni la tailler trop court. Les mots, ici, sont des grains, chacun d’une valeur précise, et on sent dans leurs syllabes le dosage sans faille, à l’once près, d’une parole qui se veut à la fois libre et destinée.
La Pérouse nous est donné dans cette langue éminemment nette, et avec lui ses souvenirs, sa trajectoire accomplie. Auprès de lui, il y a Eeeoys et Loongi, qui sont, pour le navigateur déchu de son devoir de conquête, l’ève et l’adam d’un lendemain en perpétuel devenir. A leur contact, il apprend la sculpture, et par cet art il espère pouvoir un jour rendre à la lumière et aux ombres le visage de celle qui fut sa femme, Eleonore.
Mais il serait présomptueux d’en dire plus sans laisser la parole à Tugny, dont l’écriture sait, même dans la préciosité, ne rien perdre de l’intensité oubliée des hommes :
L’on a d’abord parlé de ce projet pour soi, puis l’idée est venue qu’Eeeoys lui était indispensable, qu’un lien étrange et infrangible s’était instauré entre elle, le geste, les heures d’ouvrage et la matière, dessous, pétrie de soi et d’Eléonore. Qu’il n’était plus d’écart entre l’œil qui cherche Eléonore en soi, le geste qui fend l’essence qui regimbe, la présence insinuée dans l’espace venant à soi comme une éminence et qui, tout à la fois, lui fût consubstantielle, et l’intention qui préside au travail.
Remplacez « Eeeoys » par « écriture », et « Eléonore » par « livre », et vous aurez une petite idée du miracle ici à l’œuvre, à la fois humble, généreux et parfait.
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Emmanuel Tugny, Après la terre (roman – sur les traces de La Pérouse), Ed. LaureLi, 16 €
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