Oubliez Umberto Eco (c’est facile, vous verrez). Essayez autre chose, par exemple Pergiorgio Bellocchio (ça se prononce moins facilement, mais ça vaut le détour). Voilà un auteur qui se fait de son lectorat une idée tendant vers le zéro, ce qui est assez rare : « Je ne me suis jamais senti aussi seul et inutile que lorsque j’ai eu un public potentiel de plusieurs centaines de lecteurs. » Bellechio, qui est né en 1931 et a fondé une revue à la fois politique et culturelle (Quaderni piacentini), fonde un beau jour de 1985 une autre revue, moins localement baptisé, plus sobre, baptisé Diario. Ce sont des articles, des notes, des fragments (je paraphrase ce qui est dit dans la préface signée par le traducteur, Jean-Marc Mandosio), rassemblés ici sous le titre assez impitoyable de
Bellocchio tend l’oreille, ausculte, compare, esquisse des analyses, propose des souvenirs. Il cherche. Cherche la cheville qui permettrait d’articuler ce qu’on est en train d’oublier avec ce qu’on ne comprend pas encore vraiment. Les jeunes, les télé-comiques, Marx, l’autre, le Monopoly… Avec son air d’enfoncer, mais très doucement, des portes qu’on croyait entrouvertes, Bellochio semble endosser l’habit du nostalgique, la pose du râleur, ce qu’il fait, indubitablement, mais son souci ne réside pas uniquement dans l’égratignage du présent, car il se veut avant tout lecteur, lecteur des signes éparpillés en ce nouveau monde, italien ou plus vaste, où il convient, selon, lui, de « limiter le déshonneur », « un objectif qu’il y a vint ans j’aurais trouvé répugnant et absurde » – c’est dire avec quelles pincettes il prend et comprend les années 80 après avoir traversé les années 60, autrement dit cet intervalle temporel qui nous fait passer, par piètres petits paliers, de la bousculade à la panade.
L’érudition est là, prégnante mais discrète. L’ironie avance, pas toujours masquée. Les sujets sont souvent des objets, et Bellocchio rappelle parfois, à nos yeux usés, le Barthes des mythologies pop (comme par exemple quand il s’empare du Monopoly ou de Barbie). Mais rien n’est simple avec Bellocchio, hormis le sel de la désillusion. Il faut donc le lire sans trop remuer sur sa chaise, sans jamais devancer le point de croix de sa pensée, et prendre pleinement le pouls de sa réflexion, qui est dense, complexe, sans jamais le laisser paraître. Une voix s’élabore, qui redonne au mot critique son sens à la fois teigneux et léger.
Le gauchisme à l’italienne n’a pas connu les mêmes avanies que notre parcimonieux maoïsme (ajoutez tous les guillemets de précaution que vous voudrez…). Et l’Histoire, là-bas, n’a pas été ressentie et interprétée avec la même tension, Marx a continué de traverser la rue sans regarder, l’enlèvement a supplanté l’emballement, on sait tout ça, comme on sait quels freins au capitalisme a fait sauter la répression, bien justifiée d’elle-même, et alors que l’actualité nous gave d’infos salaces sur des parties de moins en moins fines de certains nababs, on se dit que Pergiorgio Bellocchio, qui a une dent contre Umberto Eco, n’aime pas ce qui vient sans venir, ce qui pousse sans pousser, on se dit que ce « zéro insatisfait » est un crible dont nous avons, rudement, définitivement, antiromandelarosement, besoin.
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Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits (précédé de Limiter le déshonneur), ed. de l’Encyclopédie des nuisances, 12 €
Merci. Voilà qui m'a donné l'envie de me procurer ce livre et, surtout, de le lire.
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