Eric Chevillard a dû être Darwin dans un avenir assez lointain, pour s'inquiéter ainsi du sort peu enviable de l'immanquable chaînon. Déjà, dans Sans l'orang-outan, il tentait d'imaginer un monde d'où ce noble primate aurait disparu, nous laissant face à une vacance, un long dérèglement des rouages privés de grain. Le voilà qui maintenant remonte les manches de l'hypothèse encore un peu plus haut et s'interroge, par le truchement d'un obscur mais têtu chercheur, Albert Moindre, sur l'absence plus que probable d'une éminence humain dont nous ignorions encore tout, et qui porte le nom somme tout obscur de Dino Egger. Passons sur le fait qu'anagrammatiquement ce dernier puisse s'apparenter à un ogre digne. Chevillard place la contrainte ailleurs. Et oblige la langue à supputer au-delà du raisonnable. Si Dino Egger avait existé, le monde ne serait pas celui que nous connaissons. Encore faut-il accomplir, en marge de l'histoire, le redoutable travail du négatif.
Roman du "si", Dino Egger est aussi une formidable machine à résister au romanesque, à s'en moquer. Que faire en effet d'un personnage qui n'a même pas eu l'heur d'accéder à un semblant de réalité, dont aucun géniteur n'a voulu, qu'aucune éducation n'a formé, qu'aucun ouvrage n'a consacré? Il faut donc faire chauffer les turbines de l'improbable, non pour qu'elles accouchent d'un marmouset vivable, d'un enfant perdu promis à d'évidentes épopées, mais pour les contraindre à broyer du vide comme d'autres du noir. Sans l'ami Dino, pas de récit, donc, partant, pas de livre – et pourtant, sous la plume de l'énergumène Moindre, l'inexisté pullule, adoptant tous les masques, exécutant toutes les grimaces. Le récit, lui, comme souvent chez Chevillard, se tord les mains, passablement moqué. Enfin presque. Car, de la page 65 à la page 87, il se passe quelque chose d'étrange. Un document est cité, le journal d'un inconnu dont Moindre suppose qu'il pourrait être l'évanescent Egger. C'est une narration des plus étranges, qui met en scène un narrateur porteur (et meneur) d'un projet encore plus énigmatique, auquel participent un certain nombre d'affidés. Qui sont-ils? Que font-ils? Qu'ourdent-ils? Ah ça, quand Chevillard touche au récit, ce n'est pas pour balzacifier. Des détails nous sont donnés, mais l'on serait bien en peine d'en défaire l'emballage ni d'en deviner le contenu en les secouant.
Cette réticence face au narratif, ici exhibée, mise en scène, sournoisement modulée, ne fait pourtant jamais de Chevillard un conteur nu ou un artisan aux mains rêches. Et c'est là sans doute ce qui fait et son mystère et sa grâce. Car, plus rimbaldien que Chevillard, on ne trouvera pas. Chez lui, le moindre doute se change en illumination, la moindre certitude est un harpon, nous sommes menés par un petit poucet rêveur qui aime à robinsonner – et ce qui de loin semble rictus se révèle souvent poignance (et si "poignance" n'existe pas, considérons le vide laissé par son absence). Certes, le parapluie ne se gêne pas pour titiller la machine à coudre, mais au prix d'une rigueur farfelue qui est la signature des inconscients retors. Ses phrases, articulées comme des lance-pierres, nous font parfois nous demander si, de caillou, nous ne serions pas devenu, sans nous en rendre compte, écureuil. Chtonk!
Où est le sujet? Où est l'objet? Relatant sans jamais fléchir les noces de la main et du gant, honorant la mémoire de la gifle aussi bien que celle de la doublure, Eric Chevillard s'aventure à chaque fois plus loin dans ce cercle dont le centre est nulle part et la circonférence partout, moins pour fabriquer une civière susceptible d'aider le vain à voyager encore quelques lieues, que pour nous coller le nez contre la vitre du lire. Re-chtonk, donc.
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Eric Chevillard, Dino Egger, éditions de Minuit, 14 €
Roman du "si", Dino Egger est aussi une formidable machine à résister au romanesque, à s'en moquer. Que faire en effet d'un personnage qui n'a même pas eu l'heur d'accéder à un semblant de réalité, dont aucun géniteur n'a voulu, qu'aucune éducation n'a formé, qu'aucun ouvrage n'a consacré? Il faut donc faire chauffer les turbines de l'improbable, non pour qu'elles accouchent d'un marmouset vivable, d'un enfant perdu promis à d'évidentes épopées, mais pour les contraindre à broyer du vide comme d'autres du noir. Sans l'ami Dino, pas de récit, donc, partant, pas de livre – et pourtant, sous la plume de l'énergumène Moindre, l'inexisté pullule, adoptant tous les masques, exécutant toutes les grimaces. Le récit, lui, comme souvent chez Chevillard, se tord les mains, passablement moqué. Enfin presque. Car, de la page 65 à la page 87, il se passe quelque chose d'étrange. Un document est cité, le journal d'un inconnu dont Moindre suppose qu'il pourrait être l'évanescent Egger. C'est une narration des plus étranges, qui met en scène un narrateur porteur (et meneur) d'un projet encore plus énigmatique, auquel participent un certain nombre d'affidés. Qui sont-ils? Que font-ils? Qu'ourdent-ils? Ah ça, quand Chevillard touche au récit, ce n'est pas pour balzacifier. Des détails nous sont donnés, mais l'on serait bien en peine d'en défaire l'emballage ni d'en deviner le contenu en les secouant.
Cette réticence face au narratif, ici exhibée, mise en scène, sournoisement modulée, ne fait pourtant jamais de Chevillard un conteur nu ou un artisan aux mains rêches. Et c'est là sans doute ce qui fait et son mystère et sa grâce. Car, plus rimbaldien que Chevillard, on ne trouvera pas. Chez lui, le moindre doute se change en illumination, la moindre certitude est un harpon, nous sommes menés par un petit poucet rêveur qui aime à robinsonner – et ce qui de loin semble rictus se révèle souvent poignance (et si "poignance" n'existe pas, considérons le vide laissé par son absence). Certes, le parapluie ne se gêne pas pour titiller la machine à coudre, mais au prix d'une rigueur farfelue qui est la signature des inconscients retors. Ses phrases, articulées comme des lance-pierres, nous font parfois nous demander si, de caillou, nous ne serions pas devenu, sans nous en rendre compte, écureuil. Chtonk!
Où est le sujet? Où est l'objet? Relatant sans jamais fléchir les noces de la main et du gant, honorant la mémoire de la gifle aussi bien que celle de la doublure, Eric Chevillard s'aventure à chaque fois plus loin dans ce cercle dont le centre est nulle part et la circonférence partout, moins pour fabriquer une civière susceptible d'aider le vain à voyager encore quelques lieues, que pour nous coller le nez contre la vitre du lire. Re-chtonk, donc.
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Eric Chevillard, Dino Egger, éditions de Minuit, 14 €
bonjour, merci de m'avoir fait découvrir cet auteur. Passez voir mon blog à l'occasion. Merci.
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