Il y a quelque chose de proustien dans L'Éducation de Henry Adams. Tout commence en effet par un mouvement oscillatoire entre deux pôles, un Méséglise et un Guermantes américains qui sont, dans la géographie d'Adams, campagne et ville, été et hiver, liberté et loi, Quincy et Boston. L'opposition, on le comprend très vite, se répercute à d'autres degrés, et le jeune Henry se pose alors la question en termes non plus géographiques mais temporels: "Qu'allait-il advenir de cet enfant du XVIIè et du XVIIIè siècle quand il s'aviserait qu'il était mis en demeure de jouer le jeu du XIXè siècle?" Ce passage, Adams ne l'a pas souhaité, mais n'y a pas résisté non plus outre mesure. Et tout au long de ses mémoires, il se pose le problème de l'éducation, de façon systématique, quasi obsessionnelle, non seulement afin de ne pas déroger de son projet d'écriture – dire s'il fut éduqué et comment – mais également pour souligner à quel point toute éducation est une farce. Est-ce parce qu'il est lui-même, de son propre aveu, assez médiocre, et assez honnête pour en convenir?
Adams appartient à une famille illustre, mais il sait déjà qu'aucun Plutarque ne sera plus jamais impressionné par les nouveaux rejetons. Il sait aussi, d'instinct, que la phrase "ce qui avait été continuerait d'être" est en train de perdre son sens. Le sens est perdu, d'emblée. Et Adams n'aura de cesse de prouver que le savoir acquis l'est bien mal, et sans raison, et si peu. Tout se passe alors comme si le jeune Henry pressentait que le dix-neuvième siècle était une machine à brouiller les codes. Le marxisme et le darwinisme, loin de débroussailler les perspectives, rendent encore plus confus le tracé possible auquel était voué un homme supposé honnête. Qui est-il? Le fruit d'un arbre? Mais la famille est selon plus une atmosphère qu'une influence. Et Adams déteste l'école, où il se sait ne pouvoir exceller.
Avec une mauvaise foi assez attachante, il va donc évoluer dans la médiocrité intellectuelle pour n'en déduire qu'un fait: l'époque peine à relancer la donne éducative, elle n'arrive pas à se montrer aussi innovante que la dynamo. Harvard? N'en parlons pas. Il n'y apprendra rien. Faire son droit? Pourquoi pas? Il file à Berlin, où la bière est mauvaise et la choucroute abrutissante. Enseigner l'histoire? Pourquoi pas, mais à condition de mettre en scène l'ignorance. Faut-il épouser la mouvance darwiniste? Sûrement, mais pour la comprendre il faudrait d'abord réussir à pêcher des fossiles, prouver à tous les stades qu'il y a eu évolution, adaptation. Ayant trouvé les églises un peu trop vides, Henry Adams constate que les Expositions universelles sont trop pleines. Le savoir y grouille sans discernement. Et pourtant, il le sent, la dynamo a détrôné la vierge. Mais le grand mystère reste entier: quelles forces président au monde? Comment comprendre le mouvement de l'histoire si l'on bute devant le mode d'emploi d'une simple turbine? Plus personne n'entend rien à l'art des vitraux et fort peu parviennent à démêler le sens de l'électricité. La confusion règne, et voilà qu'en plus surgit la notion d'entropie (merci Gibbs!).
L'Education de Henry Adams est un livre étonnant, qui commence à la façon d'un récit de Fielding, se voltairise par moments pour finir dans une brume philosophique digne d'un président Schreber. On y voit aussi le jeune Henry, Candide pas si candide, reprocher au monde entier sa propre médiocrité, avant de perdre volontairement son temps en études stériles, comme s'il fallait prouver l'échec de l'éducation par l'absence téléologique des savoirs nouveaux. Alors, sur la fin, Adams se jette corps et âme dans la quête du relatif, ayant fait son deuil de l'absolu. Il interroge le chaos, qu'il passerait à tabac s'il en avait la force. Mais la "réaction de l'esprit envers la masse de la nature ne semblait pas plus grande que celle d'une comète envers le soleil" ! "La pensée elle-même était un tourment; elle souffrait mal et avec douleur et révolte la violence que lui faisait la méthode nouvelle"… Adams pense avoir découvert, enfin, la "formule dynamique de l'histoire". Mais il est trop tard pour que ladite formule lui ouvre les portes de l'opéra magique qu'est le XXè siècle débutant. Adams sent bien qu'il ne verra pas naître de son vivant l'homme nouveau, fils des énergies nouvelles et de leur friction avec les anciens. Mort en 1918, il dut pourtant en avoir un aperçu assez cinglant par les journaux qu'il lisait depuis son lit de souffrance.
Ayant su très tôt qu'il ne serait pas président des Etats-Unis comme deux de ses ancêtres, ne parvenant pas à discerner clairement le progrès dans le magma de l'histoire, désorienté par les contradictions du darwinisme, mal à l'aise face au marxisme naissant, n'ayant rien à prouver sinon l'absence d'excellence, Henry Adams, en orphelin de l'absolu, demeure touchant, par son obstination à vivre dans la pénombre du savoir, les limbes de la connaissance. Imbu de sa banalité, il ne peut s'empêcher de briller par une certaine sagesse et de pétiller par une étrange folie. Mais ce qui ne fait aucun doute, c'est qu'il perçut, avec une acuité incroyable, le rôle qu'allaient jouer, dans toutes les disciplines, la compréhension et la maîtrise de l'énergie physique, la loi de l'accélération, le spectre de l'inertie. Indigné par l'inertie qui présidait à son éducation, il se jeta dans les bras de l'entropie. Mais l'on est passé de l'Un au Multiple sans solution de continuité, constate Adams sur le tard, qui, tel Proust, avait pourtant découvert son "petit pan de mur jaune", d'où le chassa la vie:
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L'Éducation de Henry Adams, présentation et notices de Pierre-Yves Pétillon, traduction de Régis Michaud et Franck L. Schoell, éditions de l'Imprimerie Nationale, 2007
Adams appartient à une famille illustre, mais il sait déjà qu'aucun Plutarque ne sera plus jamais impressionné par les nouveaux rejetons. Il sait aussi, d'instinct, que la phrase "ce qui avait été continuerait d'être" est en train de perdre son sens. Le sens est perdu, d'emblée. Et Adams n'aura de cesse de prouver que le savoir acquis l'est bien mal, et sans raison, et si peu. Tout se passe alors comme si le jeune Henry pressentait que le dix-neuvième siècle était une machine à brouiller les codes. Le marxisme et le darwinisme, loin de débroussailler les perspectives, rendent encore plus confus le tracé possible auquel était voué un homme supposé honnête. Qui est-il? Le fruit d'un arbre? Mais la famille est selon plus une atmosphère qu'une influence. Et Adams déteste l'école, où il se sait ne pouvoir exceller.
Avec une mauvaise foi assez attachante, il va donc évoluer dans la médiocrité intellectuelle pour n'en déduire qu'un fait: l'époque peine à relancer la donne éducative, elle n'arrive pas à se montrer aussi innovante que la dynamo. Harvard? N'en parlons pas. Il n'y apprendra rien. Faire son droit? Pourquoi pas? Il file à Berlin, où la bière est mauvaise et la choucroute abrutissante. Enseigner l'histoire? Pourquoi pas, mais à condition de mettre en scène l'ignorance. Faut-il épouser la mouvance darwiniste? Sûrement, mais pour la comprendre il faudrait d'abord réussir à pêcher des fossiles, prouver à tous les stades qu'il y a eu évolution, adaptation. Ayant trouvé les églises un peu trop vides, Henry Adams constate que les Expositions universelles sont trop pleines. Le savoir y grouille sans discernement. Et pourtant, il le sent, la dynamo a détrôné la vierge. Mais le grand mystère reste entier: quelles forces président au monde? Comment comprendre le mouvement de l'histoire si l'on bute devant le mode d'emploi d'une simple turbine? Plus personne n'entend rien à l'art des vitraux et fort peu parviennent à démêler le sens de l'électricité. La confusion règne, et voilà qu'en plus surgit la notion d'entropie (merci Gibbs!).
L'Education de Henry Adams est un livre étonnant, qui commence à la façon d'un récit de Fielding, se voltairise par moments pour finir dans une brume philosophique digne d'un président Schreber. On y voit aussi le jeune Henry, Candide pas si candide, reprocher au monde entier sa propre médiocrité, avant de perdre volontairement son temps en études stériles, comme s'il fallait prouver l'échec de l'éducation par l'absence téléologique des savoirs nouveaux. Alors, sur la fin, Adams se jette corps et âme dans la quête du relatif, ayant fait son deuil de l'absolu. Il interroge le chaos, qu'il passerait à tabac s'il en avait la force. Mais la "réaction de l'esprit envers la masse de la nature ne semblait pas plus grande que celle d'une comète envers le soleil" ! "La pensée elle-même était un tourment; elle souffrait mal et avec douleur et révolte la violence que lui faisait la méthode nouvelle"… Adams pense avoir découvert, enfin, la "formule dynamique de l'histoire". Mais il est trop tard pour que ladite formule lui ouvre les portes de l'opéra magique qu'est le XXè siècle débutant. Adams sent bien qu'il ne verra pas naître de son vivant l'homme nouveau, fils des énergies nouvelles et de leur friction avec les anciens. Mort en 1918, il dut pourtant en avoir un aperçu assez cinglant par les journaux qu'il lisait depuis son lit de souffrance.
Ayant su très tôt qu'il ne serait pas président des Etats-Unis comme deux de ses ancêtres, ne parvenant pas à discerner clairement le progrès dans le magma de l'histoire, désorienté par les contradictions du darwinisme, mal à l'aise face au marxisme naissant, n'ayant rien à prouver sinon l'absence d'excellence, Henry Adams, en orphelin de l'absolu, demeure touchant, par son obstination à vivre dans la pénombre du savoir, les limbes de la connaissance. Imbu de sa banalité, il ne peut s'empêcher de briller par une certaine sagesse et de pétiller par une étrange folie. Mais ce qui ne fait aucun doute, c'est qu'il perçut, avec une acuité incroyable, le rôle qu'allaient jouer, dans toutes les disciplines, la compréhension et la maîtrise de l'énergie physique, la loi de l'accélération, le spectre de l'inertie. Indigné par l'inertie qui présidait à son éducation, il se jeta dans les bras de l'entropie. Mais l'on est passé de l'Un au Multiple sans solution de continuité, constate Adams sur le tard, qui, tel Proust, avait pourtant découvert son "petit pan de mur jaune", d'où le chassa la vie:
"Tout ce qui se tramait autour de lui pour compliquer son apprentissage, il l'ignorait, jusqu'à ce que la couleur jaune parvînt à sa connaissance; il se découvrit un beau jour assis sur un plancher de cuisine, sur un plancher jaune inondé de soleil; il avait trois ans lorsqu'il fit cette toute première acquisition, qui était une leçon de couleur."Tous les maux de l'homme, semble-t-il, viennent de ce qu'il doit apprendre, tôt ou tard, à débarrasser le plancher. Et c'est à peu près tout ce que feignit d'avoir compris Henry Adams au terme de quatre-vingt années d'éducation impossible.
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L'Éducation de Henry Adams, présentation et notices de Pierre-Yves Pétillon, traduction de Régis Michaud et Franck L. Schoell, éditions de l'Imprimerie Nationale, 2007
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