Fragments de Lichtenberg: avec ce livre-fougère, Senges se livre à une tentative d'épuisement non d'un lieu donné (l'astre noir lichtenbergien), non de son interprétation (grand roman escamoté dans son unité ou poussières d'énoncés), mais de l'acte même de la lecture conçu comme une écriture à rebours. Partant, il fabrique un objet organique, passible de toutes les monstruosités, gibbosités et métastases galopantes. Œuvre monstrueuse, certes, mais formidablement tenue tel un traité de littératologie: farce à la fois furieuse (un chaos à maîtriser) et systématique, Fragments de Lichtenberg empruntent à l'objet de sa "désétude" un de ses principaux motifs: la structure arborescente, discernable sur la feuille de fougère comme dans le crépitement lézardant de l'éclair – et l'on sait que le "z", avant de proliférer en quinconce, part de la terre, non du ciel. Senges part donc de Lichtenberg, mais non en biographe têtu, plutôt en shaman logique, s'intéressant autant (davantage?) aux marges, échos, contrepoints du phénomène Lichtenberg. Certes, il y a, évidente à chaque page, la soif encyclopédique qui produit ses propres breuvages; la sainte potacherie et l'habile parodie; l'addiction digressive et la tentation taxinomique. Bien sûr, le dispositif mis en œuvre est une folle machine à fabriquer des excroissances narratives, à brasser des hypothèses, à relier des points. Le livre fabrique ses propres métaphores non pour les épuiser mais pour en exalter la folie jubilatoire. Des figures s'enchaînent, des motifs sont déclinés, des variantes se chevauchent sus le prétexte d'une quête à la fois dérisoire et essentielle. Un auteur laisse-t-il un amoncellement ou un tout fracturé? Les aphorismes sont-ils les chaînons manqués d'un vaste maillage? Dressant le portraits d'explorateurs téléologiques tout droit sortis des romans de Jules Vernes ou de Raymond Roussel, Senges cherche moins à stigmatiser l'insensé du décryptage qu'à libérer les forces du fictif. On évitera donc de se laisser aveugler par la structure en apparence infinie du livre, par sa molécularité jubilatoire, pour se concentrer sur l'énoncé sengésien, qui est un art de la ponctuation. C'est comme si Senges ponctuait ses phrases avant de les écrire, intervenant de part et d'autre des parenthèses, s'appuyant sur la virgule et sautant par dessus l'arçon des deux points. La syntaxe est semblable à un dé à 120 faces qui suivrait des dédales au préalable balisées (Senges sait où il va). Elle est ce que l'auteur nomme un "miracle profane", et pour lequel il invente la figure moins badine qu'il n'y paraît de la "biscotte qui ne s'effrite pas". C'est la phrase de Senges qui tient le tout, même si cette phrase ressemble, dans son déploiement, à une patiente et obstinée déflagration. On pense forcément à Pynchon, autre artificier de la grammaire (et à Roussel, on l'a dit lus haut). Mais Fragments de Lichtenberg est également une revisitation des grandes machines littéraires passée – l'œuvre entière de Senges est d'ailleurs placée sous le signe de la "visite", cette forme d'offensive qui n'a rien de touristique, mais tient fondamentalement du viral. Là, encore, tentative d'épuisement, sans jamais le moindre essoufflement. Senges arpente le temps et l'espace littéraire avec des bottes de sept lieues, en marcheur érudit et retors, de la trempe d'un Arno Schmidt. Il ausculte aussi le corps lichtenbergien, fasciné par l'idée de torsion (la torsion de l'idée) lisible dans l'anatomie même de son sujet. Il fait de la bosse à la fois un sac à malices et un ensemble paradoxalement ouvert. Passant cesse du micro au macro, de l'étincelle à l'incendie, maîtrisant magnifiquement l'art du montage et de la disjonction, Senges porte à ébullition la substantificque moelle de la raison fictionnelle avec une endurance qui laisse pantois. A la fois cartographie, orchestre, ragoût (au sens sorrentinesque), bruissement de fables, catalogue déraisonné et épopée impossible, Fragments de Lichtenberg est de ces livres qui vous donnent le sentiment d'écrire en lisant. Senges a écrit là un redoutable Anti-Goethe (comme on disait naguère Anti-Œdipe) fascinant et jubilatoire, inépuisable – depuis Perec, on avait pas vu ça.
En faisant une petite recherche sur ce roman, je tombe sur votre blog et votre critique me donne plus envie encore de découvrir ce livre, et je ne peux plus hésiter, en inconditionnelle de Perec, à la lecture de votre dernière phrase.
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