S. : Lors de l’étude des Liaisons Dangereuses en Terminale ma professeure a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’un viol -je me la rappelle dire- “nous sommes bien d’accord qu’il s’agit d’un viol, n’est-ce pas?”; je réalise aujourd’hui que c’était sûrement par peur que certains ne s’en soient pas aperçu, et il y avait d’ailleurs eu une discussion.
P. : La prof de français de la prépa dans laquelle je fais passer des colles leur fait étudier Les Liaisons dangereuses. La semaine dernière, je l’ai trouvée complètement dépitée, choquée et énervée en salle des profs. Elle sortait de cours et venait de passer 2h à essayer de CONVAINCRE ses étudiants de 1ère année, surtout les garçons, que oui, Cécile est bien violée dans cette lettre, et que quoi qu’il se passe après, même si après elle a l’air « d’aimer ça », c’est bien une scène de viol (très brutale, en plus). Eux préféraient parler de « victime consentante » et d’« initiation »…
Ces témoignages sont extraits d'un passionnant article intitulé "Le viol en littérature, perspectives d'enseignement", publié par le site Woman and fiction blog. L'auteure y étudie la difficulté rencontrée dès lors qu'on cherche à sensibiliser les jeunes, dans l'enseignement, aux inégalités hommes/femmes et en particulier et à les faire réagir à la "culture du viol". Les résistances sont nombreuses. Certains craignent que ces "mises en garde" s'accompagnent de réactions de dégoût envers une certaine littérature, comme par exemple Violaine Morin qui écrivait (sérieusement, apparemment) dans Le Monde ceci:
"Signaler tous les contenus violents, racistes, antisémites ou sexistes des programmes de littérature à l’université, ce serait donner aux étudiants la possibilité de refuser de lire, au bas mot: Homère, Ovide, Virgile, Chrétien de Troyes, Rabelais, Corneille, Racine, La Fontaine, Voltaire, Hugo, Claudel, Céline, Genet et même Proust…"
Il est intéressant de noter que, dans cette perspective, c'est l'esprit critique et éthique qui semble menacer la littérature, et non l'inverse. Mais pour l'auteure de l'article intitulé "Le viol en littérature, perspectives d'enseignement", cette crainte repose sur une erreur de jugement. Et de préciser:
"[…] la réduction de cette question à l’outil “trigger warning” présuppose que l’identification d’un contenu problématique va de soi et que la nature du problème posé par ce contenu est toujours la même. Or ce n’est pas le cas: loin d’être un sujet annexe susceptible de nous éloigner des œuvres en introduisant des considérations psychologiques ou politiques, la question de l’enseignement de textes représentant des violences sexuelles implique un véritable travail littéraire, exigeant et inconfortable, au cœur des textes."
Il s'agit donc pour l'enseignant d'aider avant tout l'élève à identifier la violence représentée, à le caractériser, puis à élargir sa réflexion en fonction des modalités de représentation. Un travail de fond, patient, à contre-courant d'une certaine doxa qui voudrait placer les œuvres littéraires en dehors du champ pragmatique. Il ne s'agit pas, bien sûr, de prouver par a + b que Valmont est un violeur ou que Laclos minimise la gravité de son acte, mais de s'assurer que, par exemple, les lecteurs des Liaisons – les jeunes lecteurs, en l'occurrence – comprennent pleinement ce qui leur est donné à lire. Après tout, le lecteur n'a pas vocation d'être, à son tour, une "victime consentante", pour reprendre cette hideuse expression qui semble à elle seule caractériser l'histoire de l'humanité vue et imposée par le sexe masculin.
Oui, nous sommes le 8 mars 2017, et, non, le premier et dernier combat est loin d'être gagné…
Et un livre à venir sur la culture du viol : https://antisexisme.net/2017/03/07/projet-livre/
RépondreSupprimerCoïncidence, mais j'ai travaillé pendant six semaines de janvier à février avec une classe de première sur les Liaisons Dangereuses. J'ai dû moi aussi spécifier et expliciter cette fameuse scène. Cela dit, il n'y a pas eu débat ou quoi que ce soit ; c'était évident pour tous les élèves après que tout le monde a simplement admis que lorsqu'une femme dit non... c'est non!
RépondreSupprimerEn revanche, et c'est peut-être plus grave, je me souviens d'un cours (et même d'une épreuve orale) d'agrégation où les professeurs ne voulaient pas vraiment trancher si Tess d'Urberville avait été ou non victime d'un viol.
Effectivement, l'enjeu n'est pas de lire ou ne pas lire, mais déjà de commencer à comprendre ce que l'on lit. Pas évident pour tout le monde.
Merci !
RépondreSupprimerDepuis des décennies l'air du temps est imprégné de cette mode étrange qui consiste à intervertir les rôles du bourreau et de la victime.
RépondreSupprimerOn a de l'empathie pour le premier et du soupçon pour la seconde.
Quel-le-s qu'ils ou elles soient.
Oui, c'est une scène de viol. Oui, Cécile finit par y prendre plaisir, ce qui est assez gênant pour le lecteur moral et moraliste de Laclos, mais différemment selon l'époque où on le lit, parce que cette idée permet de comprendre l'un de plus profonds tabous liés au viol, la notion de plaisir honteux qui peut s'en dégager, et qui est si inaudible que beaucoup de victimes n'osent pas porter plainte à cause de ça. Et tout l'enjeu du texte réside précisément dans la perversion du libertinage, ce mélange de violence et de plaisir, de honte et de fanfaronnade. Ce qui en revanche me gêne dans votre analyse, c'est l'anachronisme qui pourrait en ressortir: la prudence veut qu'on n'analyse pas les textes à l'aune des jugements de valeur de notre époque quand ils sont écrits deux siècles et demi avant. Un viol reste un viol, soit, ce qui m'intéresse c'est ce qu'il est dans le texte: une violence perverse, qui n'exclut pas le plaisir de la victime.
RépondreSupprimer