Plutôt que d’écrire un roman tout public, le narrateur/auteur du roman Tout public entreprend de raconter le roman tout public qu’il écrit. Tout le monde suit ? Tant mieux, parce que le texte d’Antoine Boute est une ode à tout le monde, une machine textuelle aussi consciencieuse dans son projet que délicieuse dans sa réalisation. Qui ne voudrait d’un Jérôme Bosch peignant, en plus du Jardin des délices, l’œuvre dans sa progression, ses intentions, ses folies tubéreuses ? Boute propose donc au lecteur une visite guidée, en temps réel, de son installation narrative :
Dans ce roman que j’écris en ce momenttout est dans la mesureles scènes bien sentiesle dosage du psychologique.
Bon, la conception du tout public que se fait l’auteur-narrateur est assez particulière, il faut bien le dire, alors disons-le, voilà, c’est fait. Il y a à cela une raison très précise, et on ne peut plus légitime : nous sommes dans le ventre du « pornolettrisme ». Autrement dit dans les méandres d’une glose déterritorialisée et fort pimpante. On suit donc les mésaventures d’un promeneur en forêt qui rencontre une femme paniquée parce que son enfant est coincé dans sa maison. L’enfant, ce doit être le lecteur. Un polichinelle reclus dans un tiroir vaste comme le monde. A partir de là, les rebondissements les plus incongrus se succèdent selon une logique que ne désavouerait pas un Mark Leyner. On pourrait parler d’effet boule de neige, mais il faudrait pour être précis concevoir cette neige sous un angle hallucinogénique. La maison va s’effondrer, trou rongé par un trou, plusieurs groupes y finiront leur fuite, ainsi que des animaux, parce que ça se passe comme ça avec Boute, on passe de l’individuel au collectif, de l’accident au cataclysme, de l’accroc à la déchirure généralisée.
Le narrateur, bien sûr, encouragé par ce premier récit au carré, va nous embarquer dans un autre récit, celui d’un livre racontant un tournage, puis toute une série d’autres expériences pornolettristes que le mot « désopilant » ne suffit pas à qualifier. Tout ça va culminer dans une installation ultime, qui combinera pas mal de monde, beaucoup de sperme, ce qu’il faut de drogue et surtout un amour philosophique du devenir anorganique. Des méduses viendront redonner sens et forme à l’idée de tribu. Ça coûtera cher, certes, dans le roman de Boute on se débrouille, on a des ressources d’écriture, c’est souple, et puis on sait ce qu’on veut.
Sous ses airs faussement foutraques, le texte de Boute est en fait une partie fine de gai savoir, où l’expérimental, à la fois magnifié et moqué, connaît des développements inattendus, où la mécanique du loufoque vient doubler une autre mécanique, qu’on osera qualifier de schizo-analytique. Il y a dans le livre un moment pivot, un décrochement inattendu à la faveur duquel nous est livré un texte écrit soi-disant par Alain, fils d’un collectionneur coincé dans un « motoculteur textuel humain » (« une machine à hypnose, en fait […] une moto dont le guidon est remplacé par un clavier d’ordinateur et les roues par des bombes, bombes alimentées directement par la charge de pornolettrisme, entièrement bio, engrangée par ledit clavier », p.111).
Ce texte, composé dans une police différente, est qualifié de « texte théorico-n’importe quoi […] Lisez-le, ça vous donnera peut-être des idées pour la procession expérimentale ! » Or ce texte est en fait une formidable description physique du processus d’écriture, nourrie d’Artaud, de Guyotat, de Deleuze, qui aurait pu être publiée telle quelle et à part, tant sa force bégayante et son auto-combustion en font une plongée éprouvante dans la farce viandesque du corps écrivant, mais qui, glissée ici comme entre les pages, ne fait que renforcer la pertinence du projet de Boute, tout confit de dérision :
« Cavaler à dos de l’écriture fait se toucher la viande et le mollusque (l’écriture), l’un touche à l’autre, l’un est la dictée de l’autre et vice versa : l’écriture dicte à la viandre son ouverture, et la viande dicte à l’écriture son avancée virgule le tracé de son rythme. »
Tout public témoigne une fois de plus de la folle vivacité d’une certaine littérature belge, ainsi que de la confiance quasi aveugle qu’on peut faire à la collection « Les Grands soirs », que dirige Jérôme Mauche aux éditions du Petit Matin. Explosif.
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