A peine a-t-on fait quelque chemin, ébloui happé étourdi, dans l’œuvre immense de Gustave Roud qu’un mot s’impose avec la puissance d’un paysage : solitude. Comme si, devant un monde en perpétuel état crépusculaire, face à une nature sans cesse réinventée par le manège impitoyable des saisons, celui qui voit et écrit dans un même mouvement épiphanique se voyait et se savait condamné à une singularité qu’on devine et redoute tragique. Mais cette solitude – qui semble à Roud une colonne vertébrale infrangible – ne relève pas uniquement d’une damnation trop humaine, bien qu’elle prenne sa source dans un secret d’amour impartagé ; elle est aussi, par la force du destin et la volonté d’une personnalité poreuse, le ferment qui permet à l’écrivain d’entrer en toutes choses – textures, lumières, formes, résonances – avec une intensité scrupuleuse.
Nous disons: solitude, et aussitôt, en un tableau perpétuellement changeant, nous apercevons une silhouette au bord du chemin, et bien qu’immobile cette silhouette n’est que mouvement : mouvement des yeux devenus capteurs insatiables, subtiles, patients. Roud voit tout, pas seulement le donné, l’offert, mais aussi le caché, l’invisible ; il se meut à l’abord des éléments en scrutateur quasi divin, et pourtant rien en lui de démiurgique, son approche n’a rien d’hugolienne, il ne brasse pas les forces et formes à l’œuvre en titan avide, conscient qu’une mainmise trop âpre dérangerait l’ordre intime des choses.
Chez Roud, rien de rapace : il glane, butine, recueille, il fait son miel du visible aussi bien que de l’invisible, et ce au prix d’une parfois douloureuse fusion avec ce mystère qu’on appelle nature. Mais s’il, obstinément, décrit, c’est moins pour restituer ce qui est vu que pour réagencé ce qui est senti. A ses yeux – qui sont légion – décrire est l’acte le plus désintéressé, le plus exigeant, le plus généreux qui soit.
Allons plus loin : décrire est pour Roud une façon de vivre sa possible disparition dans l’univers immédiat. Un univers qu’il sait infiniment feuilleté, et dont les perspectives, une fois dépliées, se révèlent aussi charnelles que spirituelles, comme si cette terrible dichotomie qui ronge l’être, la nature l’avait résolue depuis la première aube. Nous ne sommes que nuit, et pour y voir clair, ou clair-obscur, il nous faut recréer une lumière autre, ce que Roud s’entête à faire, en artisan du langage. Et si son art peut sembler relever de l’orfèvrerie la plus exigeante, il n’y a dans sa prose nulle préciosité, au sens où, s’il est vrai qu’il cisèle, estampe, grave, poinçonne, découpe à jour, repousse, c’est avec des outils poétiques qu’on dirait arrachés à son corps même. Sa phrase, aussi sophistiquée soit-elle, de par ses nervures, ressauts, trouées, s’est affranchie depuis longtemps de l’austérité mallarméenne qui l’a pourtant aidée à se former. Elle n’est plus qu’intensités, vibrations, tourbillons, dédiée au façonnage infiniment scandé d’un paysage-langage où, miracle discret, passe l’homme.
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Extrait de ma préface à: Gustave Roud, Requiem, éd. Zoé
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