mardi 10 janvier 2023

Gustave Roud, l'indispensable


Avançons cette hypothèse, qui frôle la certitude: le grand événement littéraire de l'an dernier n'est pas l'exhumation des textes disparus de Céline mais bel et bien la parution en quatre volumes de l'œuvre de Gustave Roud aux éditions Zoé, soit ses œuvres poétiques, ses traductions, son Journal (tenu pendant soixante ans…) et ses textes critiques. L'extraordinaire qualité de l'édition et le haut niveau des collaborateurs qui la commentent, auxquels il faut ajouter la présence de documents et photos, vont enfin permettre de prendre l'entière mesure du parcours poétique de Roud. Et en premier lieu nous aider à comprendre comment il a bâti son œuvre, grâce à un travail subtil de navette entre son Journal et ses textes publiés. Chez Roud, en effet, qu'un sentiment infini de solitude étreint, renforcé par l'impossibilité de vivre pleinement son homosexualité, il s'agit d'appréhender le monde proche et ses figures taiseuses, la nature changeante du paysage et ses effets irradiants sur le continent intérieur de celui qui les voit et cherche à les décrire. Embrasser le tout est impossible, quant à le dissocier en ses éléments instables, c'est là une tâche surhumaine, une tâche à laquelle pourtant Roud s'attache, afin que perdure entre lui et le monde une vibration. A défaut de pouvoir posséder le réel, il convient d'en extraire la musique secrète.

Délaissant très tôt le vers pour la prose, non seulement pour s'affranchir de l'héritage Mallarmé mais également pour ancrer dans son destin terrien une écriture qui, après Rimbaud, sait voir l'illumination jusque dans le délitement du réel, Gustave Roud enclenche une machine à deux temps: d'une part le Journal, qu'il tient avec rigueur et splendeur, d'autre part ses textes poétiques, où il incorpore la matière même du Journal. Mais il ne s'agit pas d'un simple copier-coller, bien évidemment. Le Journal ressort du laboratoire, de la tenue du quotidien, se veut le registre de l'immédiat. Ce que Roud y dépose peut ainsi former un précipité, au sens chimique, qui un jour, le temps aidant, pourra, après fermentation, venir enrichir quelque chose de l'ordre de la composition.

Roud a une manière très particulière de bâtir sa phrase, imprégnée dirait-on de structure latine, et très certainement redevable d'une Saison en enfer. Oscillant entre fantasmagorie et tableau, sa phrase cherche, en accumulant les visions et les sensations, à faire de son déroulement une expérience à chaque fois unique:

"Vaincu le frisson d'affronter avec tout le désordre de mes pensées la nuit comme quelque chose de trop strict et de trop pur et les glissantes étoiles! je pose avec peine au chemin de neige et de gravier un pas incertain comme les songes."

La phrase, on le voit, a sa logique propre, liée à la chronologie du ressenti plus qu'à la contrainte syntaxique, et partant semble se donner dans le mouvement immédiat de sa conception, de sa création. Alors même qu'on est dans une tentative de description d'un moment donné, au bord de la narration, Roud n'aime rien tant qu'arracher son texte à sa base racinée, et déchirer l'éventuelle plénitude visée pour qu'explose, comme au ralenti, une éprouvante prière:

"Soleil, soleil, ce n'est plus moi cet homme endormi que tu fomentes, ce corps blême parmi l'étoffe décolorée! Soleil ce chant ivre, jailli de ma profondeur, suspendu musical silence au centre même de mon être, – un seul rai de ta lumière affreuse le transperce comme une flèche la colombe."

"Suspendu musical silence" : l'écriture de Roud ne craint pas d'affronter l'indicible, elle s'y frotte même sans cesse, et jamais il ne se contente de décrire la fuite des nuages ou les stries des branches dans le ciel, à chaque fois ce qui est montré appelle des résonances intérieures, faisant de son être un paratonnerre à la fois humble et glorieux. C'est un travail à rebrousse-mort, une lutte incessante pour rendre le proche visible, et l'Autre possible – "la présence du monde est inéluctable". Parce que se sachant et s'éprouvant "distinct" – séparé: c'est là l'autre nom de Roud… –, l'écrivain suisse fait sempiternelle offrande de sa personne aux choses et aux corps qu'il croise. Un croisement: voilà ce à quoi il aspire, à la fois une façon de voir (des regards se croisent) et de se fondre (du croisement naît autre chose):

"Je suis si divisé que rien n'affecte simultanément tout mon être. Joies, tristesses, passions éclosent çà et là en moi-même. Il y a toujours quelque région que leur illumination laisse obscure."

Chantre et témoin, orphelin et mal-aimé, peintre des ruines agricoles et des muscles endurcis, pictorialiste du sensible, aussi élégiaque de précis, homme blessé mais tenace, Roud reste un incroyable écrivain à découvrir, un continent à part entière, irréductible, magnifique, un écrivain à l'affût de cet "instant suprême […] où l'homme sent crouler sa risible royauté intérieure et tremble et cède aux appels venus d'un ailleurs indubitable."

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Gustave Roud, Œuvres complètes, 4 volumes, éditions Zoé

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