mardi 6 mai 2025

De la sensibilité en lecture: Laure Murat ou l'art du contrepoint sur le i

 


Dans Qui annule quoi?, Laure Murat s'était déjà penchée sur cette peur bien pratique d'une improbable "cancel culture" qui permet à toute une société réactionnaire de jouer la carte victimaire pour oblitérer ses douteuses idéologies. Avec Toutes les époques sont dégueulasses, qui paraît aujourd'hui aux éditions Verdier, elle tente une nouvelle fois de mettre des points (cardinaux) sur des i (impensés), et s'attaque à l'épineux problème d'une certaine "révision" des textes. Pour cela, elle opère une distinction entre réécriture et récriture.

La première pratique, d'ordre alchimique, vise à une transformation d'un texte, texte qu'on revisite pour ainsi dire de l'intérieur en y appliquant néanmoins des forces issues de l'extérieur – il s'agit donc d'une recréation, ce dont la littérature a toujours été friande, qu'elle s'y livre par déformation, continuation, renversement, etc.

La récriture, en revanche, relève de l'idéologie, ou de la morale, et tient, non plus de l'alchimie, mais de la restauration. Il s'agit d'effacer des éléments jugés offensants, ce qui, à première vue, pourrait sembler vertueux, mais Laure Murat a tôt fait de démasquer derrière cette gomme magique un évident intérêt économique. En ripolinant certains classiques – Roald Dahl, Agatha Christie… – l'édition cherche avant tout à préserver des titres ayant pignon sur librairie, et dont certains éléments – racistes, principalement – pourraient ternir l'aura, et donc limiter la diffusion.

On voit bien, derrière le rideau de la décence, s'agiter le risque de l'oubli. Car à quoi bon faire croire que Dahl ou Christie n'étaient pas antisémites? Cela revient à postuler que les éléments offensants sont uniquement circonscrits dans des termes précis (gros, nez crochu) et qu'une certaine pensée ignoble n'infuse pas de façon plus subtile (?) jusqu'à la syntaxe, les images, le contenu. A cet égard, essayez de récrire Bagatelles pour un massacre de Céline en supprimant les mots "youtre", "youpin" et autres apparentés: le caviardage ne fera pas s'évaporer l'odeur d'esturgeon pourri qui en émane. 

Ne vaudrait-il pas mieux, rappelle Laure Murat, contextualiser ces textes qui posent problème, plutôt que de se livrer à de fastidieuses acrobaties cosmétiques ? Les notes, les préfaces, postfaces et autres appareils critiques sont un moyen autrement plus efficace et plus réflexif de mettre en perspective leurs angles morts (voire mortifères). A condition bien sûr que cet appareillage ne rajoute pas une nouvelle couche en se répandant en approximations et justifications pour faire passer ce qui ne passe pas. La prothèse ne doit pas devenir cataplasme.

Loin de tout systémisme, l'auteure prend la question à bras-le-corps, et une fois de plus, avec clarté, humour et intelligence, permet d'entrevoir des lectures délivrées de tout aveuglement ou parti pris, des lectures qui fonctionnent selon plusieurs régimes et ne cherchent pas à recouvrir les dits et faits des auteur.es. Ne serait-ce pas là une sombre manœuvre woke? se demanderont ceux pour qui déboulonner c'est forcément détruire, ceux qui croient à un vaste complot minoritaire menaçant une branlante hégémonie. Laissons-les lire les textes sans en déplier leurs obscures coulisses, si ça leur fait du bien. Ils ont gagné depuis si longtemps qu'on ne va pas leur faire miroiter une possible défaite de leur myopie protectrice.

Bon, pas sûr, donc, que Pascal Praud invitera Laure Murat dans son pig-show. Mais si vous aimez la nuance pertinente, le calme intellectuel et l'invitation à une pensée autre que binaire, ce livre, en dépit de sa brièveté, mérite toute votre attention. 

___________________

Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Verdier, 7,50€

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire