Se lancer dans la lecture de La grande conspiration affective, de Romain Noël, c'est s'élancer, tant l'élan qui porte ce livre, son flux à la fois tempétueux et rigoureux, prend le lecteur par les sentiments – oui, car ici l'affect est un moteur, un mobile perpétuel, puisqu'il s'agit de laisser couler nos larmes. Présenté ainsi, on pourrait croire qu'on parle d'un livre lacrymal, alors qu'en réalité, s'il naît bel et bien sur les cendres d'un amour, La grande conspiration affective ressort d'un gai savoir: arracher le pathos à ses congères mentales pour en faire le tremplin d'une pensée sauvage – comme un mix entre le viscéralisme des détectives alla Bolaño et les machines désirantes de Deleuze & Guattari.
L'auteur rêve d'écrire un "livre queer et hérétique" et l'écrit, tel Proust faisant se mordre la queue au Temps, en nous annonçant qu'il va l'écrire. Ici, il est question moins du constat d'un complot (la fameuse "conspiration" du titre) que de l'échafaudage d'une communauté. Réunir – par les rencontres, les œuvres, la parole, les écrits, les rêves, les expériences, etc. – une meute de "divins fripons", transportés (au sens quasi shamanique) par les affects et leurs ritournelles, que par les froids véhicules de la raison. Si nous vivons à l'heure de l'Extinction, alors autant tirer réjouissance et inventivité de notre éventuelle dissolution:
"Les cordes qui relient les créatures entre elles doivent commencer à résonner, ce sont elles qui nous permettent de croire au monde. Croire au monde, fameux motif deleuzien, c'est accepter d'être un•e agent•e de la passion et une•patient•e de l'action; c'est endurer le monde, et persévérer dans cette endurance jusqu'à la jouissance partagée.'" (p. 38)
Pop-hop-philo? Schizo-catalyse queerrassée? Chaosmose enjouée? Le livre de Romain Noël, après avoir exposé son projet avec une fougue théorique assez irrésistible sur une soixantaine de pages, consacre le reste de son ouvrage aux récits des diverses rencontres (au sens large, rhizomique) qui lui ont permis de vivre et déployer pleinement son projet. La multiplicité de ces témoignages actifs, la diversité des réflexions, l'intuition des digressions, lui permettent de faire feu de tout bois, tant son entreprise tient du gai savoir. On peut s'y promener, s'y perdre, sauter des pages comme on saute des obstacles, aller et venir au gré des flux, la pensée toujours en bandoulière et le cœur bien accroché à la rêverie.
Non sans humour, Noël définit à un moment son "thriller théorique" en disant de lui: "le livre dont vous êtes le terreau". Et force est de reconnaître qu'en écrivant ces étranges confessions (imaginez Rousseau rhabillé par Preciado), l'auteur s'est lancé dans une entreprise qui n'eut jamais d'exemple mais, espérons-le, aura des imitateurs.
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Romain Noël, La Grande Conspiration affective, un thriller théorique, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 22€
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