L’émission d’Augustin Trapenard sur les classiques a été largement commentée. Il faut dire qu’elle prêtait le flanc aux critiques, voire aux quolibets ou à l’indignation. Qu’a-t-on vu et entendu ? Un exercice virulent et bon enfant, consistant à descendre en flèche des livres appartenant au panthéon des lettres, sans trop s’embarrasser de terminologie critique. C’était censé être assez décomplexant : ne pas se laisser intimider par des textes classiques, canonisés. En soi, l’exercice n’est pas inintéressant, de par son irrévérence assumée, sa drôlerie possible. On peut bien sûr trouver chiant
La Métamorphose ou
Le Rouge et le Noir. Naguère, rappelons-le, un président muni d’un bracelet électronique taclait
La princesse de Clèves et des élèves passant le BAC se déchaînaient contre Sylvie Germain sur les réseaux – comique pas garanti du tout. Mais ici, dans cette émission, ceux et celles qui tapaient sur de supposées grandes têtes molles étaient des écrivains, invités dans une "prestigieuse" émission littéraire. Un dîner de têtes, mais façon grande bouffe.
Certes, on n’attend pas d’un écrivain qu’il soit un critique littéraire d’exception, mais il a néanmoins le droit (le devoir ?) de recourir aux quelques outils critiques que lui a fournis, bon an mal an, son activité. On peut être léger et profond ; drôle et pertinent; de mauvaise foi et intéressant. C’est sans doute assez jouissif de décréter que La Métamorphose est l’histoire d’un boulet qui a la flemme d’aller bosser, mais ça le serait surtout si la personne balançant cette saillie était spécialisée dans la stand-up comédie et jouait du second degré. Or là, rien de tel : les digues avaient rompu, tout le monde se lâchait. Et on sentait bien que, derrière la possible sincérité des propos, se déployait non pas seulement un goût-de-la-provo mais un petit plaisir complaisant, du genre : Voyez, je suis écrivain, mais je suis comme vous, alors ne vous laissez pas impressionner par des classiques.
Etrange message : comme si les « classiques » étaient la Loi et que leur tomber dessus vous changeait en iconoclaste salutaire. Comme si le fameux « ressenti » niveau CP suffisait à renvoyer dans l’ombre la complexité littéraire. Un cafard ? Mouais : selon Besson, une métaphore à deux balles d'un type qui nous prend pour des débiles. Etait-ce, outre que pathétique, démagogique dans l’intention ? Du genre : vous allez m’aimer (et aimer mes livres) parce que je ne marche pas sur des œufs, moi, je tords le cou à tous ces connards, pardon, ces canards prétentieux. On ne sait pas trop. Ce déballage de frondes à l’emporte-pièce était essentiellement gênant, dans la mesure où on ne voyait pas trop quel était le message véhiculé, hormis le charme suranné d’un déboutonnage de fin de banquet. Mais ça riait beaucoup, ça gaussait – même si on sentait une petite gêne flotter par moments, comme si certains invités se rendaient compte que quelque chose leur échappait: leur dignité ? leur lucidité ? Sûrement pas leur lectorat, en tout cas. On les sentait vaguement embarrassés (ou bizarrement réjouis) par cette complicité potache dans la raillerie, au cours de laquelle la pensée, cette contrainte, se faisait la malle.
L’ennui, c’est que ce vain déluge de débinages ineptes, loin de briser le plafond de verre qui séparerait le lecteur complexé de l’œuvre hautaine, a tout de suite donné du grain à moudre, et que certains – je pense à un article paru dans Marianne – y ont vu une nouvelle percée de ce qu’ils estiment être LA menace : le wokisme. Preuve en est cette conclusion de l’article consacré par Marianne à l’émission : « Réjouissons-nous : bientôt, on n’aura même plus besoin d’assauts de cancel culture pour faire disparaître le ‘crime de pensée’, des émissions comme celles-ci dissuaderont tout le monde de s’écarter du droit chemin. »
Etrange paradoxe : une parole se présentant comme libre et décomplexée (mais se lâchant dans un bashing goguenard et gratuit) se voit rattachée au « grand danger » de la cancel culture, cet épouvantail agité par toute une frange réactionnaire. Où l’on voit que la bêtise, par un effet magnético-politique assez basique, attire systématiquement la bêtise – parce que, hein, franchement, les anti-woke n’en ont rien à battre de la littérature, soyons sérieux, et jamais le soldat Naulleau ne la sauvera de quoi que ce soit.
D’où vient le problème, alors ? De Besson ou de Kafka ? De Stendhal ou de Faïza Guène ? De la parole à la télévision ou du statut d’écrivain ? De la société du spectacle ? D'une façon d'apostropher les écrivains? Comme si des auteurs respectés (je veux dire : qui se vendent, tous étant déjà primés) s’étaient dit : nous aussi on peut et on aime casser nos jouets. Nous aussi on a le droit de se défouler. Voilà le mot que je cherchais depuis le début : défoulement. Au sens de : « Libération des tensions intérieures, des interdits ; attitude ou comportement libre, sans culpabilité ni retenue. » Une question se pose alors : quelles sont ces tensions intérieures que ces auteurs souhaitaient libérer ? Voulaient-ils paraître drôles, simples, abordables, de crainte qu’on les croie sinistres, complexes, distants ? Pourquoi ont-ils confondu paraître et envoyer paître? Les goûts et les couleurs pour seul étendard critique? Aïe.
Le fait est qu’en eux la mer n’était guère gelée et qu’il n’a pas été nécessaire de brandir la hache de la littérature pour la briser : un seul claquement de doigt cathodique a suffi à les faire clapoter dans le bouillon de la culture médiatique.