vendredi 5 mai 2023

Tout est possible: nous ne sommes pas encore morts — Combine Casas


Combine
, de Benoît Casas, est une formidable boîte à outils, au sens que donnait Deleuze à ces livres qui, machinés, nous machinent, et nous donnent des outils pour fabriquer d’autres machines. Ici, la machine est le mode d’emploi, et le mode d’emploi la machine. De quoi est composé Combine, se demandera-t-on ? De mille poèmes, qui plus est numérotés ? Ou de mille phrases ? De mille pensées ? De mille énoncés? De mille pépites ? Disons que chaque élément est minimal, régi par une économie due à son surgissement. Aussitôt écrit, le voilà lu, un autre lui succède, puis encore un autre, même s’il est bien sûr possible de ne pas suivre l’ordre indiqué par les numéros, même si on peut aller d’un poème à un autre au hasard des pages. Ici, la chronologie de la lecture reste à inventer, n’est pas fixée. Ici, lire c'est inventer un parcours, opérer des collisions, des fusions, faire tinter, se chevaucher, se continuer. 

Bien sûr, on pourrait s’amuser à classer dans diverses catégories ces mille poèmes. Il y aurait les citations non attribuées (même si 50 auteurs sont remerciés en fin de volume), les poèmes sensations, les poèmes réflexions, les poèmes intimistes, les poèmes définitions du poème, les poèmes souvenirs, les poèmes éclats, etc. Mais, outre l’intelligence à l’œuvre dans chaque parcelle de cette mosaïque, ce qui fait leur force, c’est la façon dont, combinées à n’importe quel autre élément, elles produisent une infinité de résonances. Les énoncés les plus abstraits donnent une profondeur aux plus concrets ; les plus sibyllins rendent éloquent les plus ascétiques. Le 685 a sûrement des choses à dire au 216 :
« Les morts / c’est en / silence /qu’on parle/ d’eux » (685) ::: « Une fosse / le ciel / par-dessus / mais nos yeux/ démunis. » (216)
Le livre raconte aussi l’expérience du poème, et celle de la lecture du poème, deux versants d’une même irruption, moteurs jumeaux d’une même adresse – au sens où le poème est une adresse – un lancé. En cela, Combine, parce qu’il vibre de mille tessons, devient le rêve éveillé d'une fresque mouvante (« Je suis / un tesson / c’est-à-dire / une solitude / descriptive. » 218). Comme si chaque poème était le propre locuteur de son énonciation, l’écho de son propre énoncé, et le reflet changeant de tous les autres énoncés présents. On peut le lire rapidement, comme un flip-book inspiré, ou le lire lentement, comme un bréviaire inspirant: dans les deux cas, on est frappé par la justesse de ce qui est écrit. Et s’il y a justesse, c’est parce que « La poésie / s’arroge / le droit / de dire / son faire / en faisant / son dire » (294). Casas pose ses mots en maçon, brique de mot sur brique de mot, et ça tient, ça tient magnifiquement. Le poème, tel une sédimentation de syllabes, forme un bloc, jamais pesant.

Combine n’est jamais théorique, rhétorique, clinique, élégiaque, ou plutôt il est tout cela du fait d'un entrelacement de plans soignés, ayant présidé à son émergence. Pour toutes ces raisons, il est plus proche d’une éphéméride, mais une éphéméride aux dimensions et aux mouvements organiques. Une galaxie d’énoncés permettant au lecteur de rêver sa propre cartographie poétique. Le poème-blitz – dont Roubaud nous avait déjà fourni une stupéfiante démonstration avec Tridents, publié par le même éditeur – a plus d’une vertu. Immédiatement inoculé, il semble avoir disparu dans la mémoire, alors qu’en fait, il commence à peine son voyage intérieur. « Rien / que le mot / blitz / le mettait / dans une / excitation / extraordinaire » (916). Chambre d'échos, aussi, donc, qui exige de nous, et suscite en nous, des qualités miroitantes.

Livre sans début ni fin, ne cessant de pousser par le milieu, Combine, parce qu’inépuisable, possède la discrétion des livres essentiels, des livres qui changent la pensée en tempo.
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 Benoît Casas, Combine, éd. Nous, 20 euros

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