Rédigée entre 1996 et 2014, l'immense biographie consacrée par Reiner Stach à Franz Kafka invite à une expérience hors du commun. Qu'on se représente l'entreprise: trois volumes de près de 800 pages entièrement dévoués à la découverte de l'individu Kafka, nés d'une fréquentation de ses œuvres, de son journal, de ses lettres et de milliers de documents. Le résultat aurait pu être étouffant: il est tout bonnement sidérant. La première surprise qui attend le lecteur n'est pas la moindre: en effet, le premier volume qu'il nous est donné d'embrasser, intitulé Le Temps des décisions, recouvre les années 1910 à 1915. Quid de l'enfance, par laquelle commence d'ordinaire une biographie? Reiner Stauch, conscient de la pauvreté des sources kafkaïennes concernant les années 1883-1910, a préféré attaquer directement la montagne K par sa face la plus documentée et la plus fascinante, autrement dit par la période littérairement la plus féconde – se donnant ainsi le temps d'accéder à de nouvelles archives pour compléter sa fresque. Le fait est que le projet biographique de Stach n'est pas commun:
"Le biographe nourrit un rêve. Une utopie, pourrait-on dire, quoiqu'il s'agisse peut-être simplement d'un vice larvé, d'un appétit. Il veut aller au-delà de ce qui s'est passé. Il veut savoir, non: il veut vivre ce qui s'est passé comment l'ont vécu ceux qui y étaient. Vivre ce que c'était que d'être Franz Kafka."
Et s'il se défend d'y être parvenu, force est de reconnaître que Reiner Stach, riche d'une empathie aussi lucide que méthodique, aussi rigoureuse que respectueuse, nous permet de suivre la vie de l'auteur de La Métamorphose en un pas à pas proprement fascinant. Evitant les élucubrations romanesques comme les analyses convenues, Stach aborde le continent K selon une approche qu'on pourrait qualifier de physique, voire chimique. Il ne met pas à plat la psyché de son sujet mais plutôt s'y fond, en épouse les contours plastiques, ne cherchant jamais à élucider telle ou telle décision à la lumière de ce qu'on sait de ses conséquences, en totale immersion dans le clair-obscur de son sujet, comme aimanté par ses convulsions et ses atermoiements. L'introspection à laquelle il se livre échappe à la pyschologie : Stach n'essaie pas de comprendre Kafka avec les armes extérieures d'un facile behaviorisme, mais s'efforce de restituer l'intériorité de l'écrivain comme si nous étions partie prenante de sa destinée, comme si nous errions nous aussi dans un dédale en perpétuelle reconfiguration. Pendant des centaines de pages, il nous est donné, non pas d'être Kafka, mais de partager la dimension mentale de son vécu, et ce au plus près.
Kafka, en dépit de la solitude dont il se fait à la fois un rempart et une malédiction, n'est jamais seul. Autour de lui, le monde ne cesse de le solliciter: son travail l'accapare, sa famille le juge, ses amis le sollicitent, ses éditeurs le guettent, des femmes l'attendent, des rêves l'ébranlent, la guerre le bouscule – mais l'écrivain, lui, n'en démord pas: tout doit se jouer sur la page qu'il peine à noircir, et chaque seconde dérobée à son labeur est à la fois un pas vers la vie partagée et un pas loin de la vérité de l'écriture. La vie, c'est accepter de composer avec l'autre; le vrai, c'est fixer des vertiges. Kafka ne connaît l'extase qu'au cours de rares nuits d'écriture, selon un rapport quasi électrique: une charge qui culmine, une décharge qu'il faut maîtriser. Tout le reste lui est un pénible fantasme, comme en témoigne l'incessant ballet désir/répulsion qui se joue entre Felice et lui. Il travaille son corps et son esprit comme il travaille son écriture: en vue d'une ascèse qui lui permettrait d'être entièrement sans exister autrement. Et c'est là que Stach est remarquable: sans jamais rien négliger de la moindre oscillation de la psyché kafkaïenne, il opère un miracle biographique des plus rares: nous rendre familière l'étrangeté de vie du docteur K. Sans jamais rien négliger ? Oui, car rien n'échappe à sa vigilance empathique. Et surtout, jamais il ne dissèque : il déplie délicatement l'origami des événements extérieurs et intérieurs. Il n'analyse pas en logicien, mais arpente en compagnon symbiotique.
"Tant que Kafka travaillait, ça travaillait aussi… Le travail et la vie, le bureau et la vie, les organisations et la vie: dans la littérature, tout s'unissait. Ignorait-il vraiment que cette interpénétration, même si elle le tourmentait et parce qu'elle le tourmentait, était le point de fuite secret de son écriture?"
Son rapport au judaïsme et au sionisme, ses liens avec ses parents, ses fréquentations, son implication dans le monde du travail, sa conception de l'hygiène, sa réticence face à la sexualité, son jugement impitoyable quant à ce qu'il écrit, ses moments de grâce, ses angoisses, son ambivalence devant la publication, la tension stratégique de sa correspondance : tout cela ne nous est pas donné en un catalogue fastidieux mais au prix d'une traversée incroyablement souple et juste de chaque instant de la vie de Kafka. Le projet de Stach n'est pas tant: comment devient-on Franz Kafka? mais plutôt: comment fait-on pour le rester? Pour résister aux sollicitations et à la sollicitude d'autrui, pour s'enfermer sans se dessécher, pour transformer la plus haute solitude en l'énergie la plus concentrée. L'enjeu au cœur de la vie de Kafka pourrait peut-être se résumer ainsi: comment observer sans être observé.
La logique du vivant, oui. Mais surtout: la dynamique de l'écrivant. Jamais biographe n'avait hissé à ce point l'empathie à de telles hauteurs, ou plutôt à de telles profondeurs. Avec drôlerie, élégance, prudence, obstination, sans jamais dériver de l'orbite établie, sans peupler les zones d'ombres de vaines supputations, sans manipuler les causes avec les pincettes des conséquences. Sous la plume de Stach, la machine Kafka se change en monde organique. Ce qui n'aurait pu être que le froid calendrier d'une vie devient la prospection névralgique d'un être – et à l'exploit de Stach il faut adjoindre celui de son traducteur Régis Quatresous, non moins écrivain, à maints égards, que le biographe.
C'est peu de dire qu'on attend les prochains tomes (le tome 2, Le temps de la connaissance, paraîtra en novembre 2023 et le tome 3, Les années de jeunesse, en mai 2024, pour le centenaire de la mort de Kafka), de cette biographie exceptionnelle, déjà traduite dans six langues et en cours d'adaptation en série par la télévision allemande.
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Reiner Stach, Kafka, tome 1 – Le temps des décisions, traduit de l'allemand par Régis Quatresous, le cherche midi éditeur
Accessoirement (au travail biographique lui-même, remarquable), Stach nous fait vivre de façon saisissante, dans ce premier tome, le déclenchement de la guerre en août 1914, vu de Prague, Berlin et Vienne. Passionnant.
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