©Louise Bourgeois / My Inner Life |
On lit La renouée des oiseaux, de Paola Pigani où une femme internée essaie de survivre à l'hiver et à l'enfant perdu en plongeant ses mains dans la chair d'un arbre — "Quand mes os craquent / l'arbre pleut sur moi / lave le sang de mes premières lunes / l'oubli / l'enfant" — et on se dit que ces battements, ces raclements, c'est nouveau; on pense à Camille Claudel incarnée par Juliette Binoche; on pense à Pizarnik;
on lit les corps caverneux de Laure Gauthier et voilà qu'à peine poussée la grille de l'asile on s'avance dans Rodez, on entre (peut-être) dans une chapelle où Artaud allait prier sa mère, et c'est une tout autre errance qui commence, un autre dédale, avec d'autres arbres aussi, "Où sont les grandes congères du renouveau? Où le pied / s'enfonce comme l'être / et dégage en chutant / de l'herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d'envie / d'aller", et si on croise Denis Roche ou Jimi Hendrix au détour d'un vers, on sait qu'on est ailleurs, sur un autre territoire, oui, quelque chose change, a changé, la poésie entend et libère d'autres voix, on l'a senti aussi en lisant La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, et on se doute que l'expérience sera là, encore, avec son Livre du large et du long;
on lit Lirisme d'Aurélie Foglia, et c'est toute une bibliothèque qui devient chair, corps, une langue nouvelle ici le dit, légère et profonde, d'une souplesse qu'on n'espérait plus — "un livre / il vaut mieux le savoir / a un pli entre les omoplates qui / l'empêche de s'étendre / à la réalité / l'obligeant à rester en marge " – et voilà un "lirisme" qui donne vraiment à lire le monde dans ses creux et ses bosses – "j'habite ce qui me hante" – et on se dit qu'il était temps d'être ainsi stimulé, emporté;
on lit Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson, et on se retrouve plongé dans une cartographie sensible de la peur, on y suit les tours et détours qui font de toute menace une ombre portée, et si on renoue avec les épreuves-exorcismes de Michaux, on est aussi dans la sillage d'Etel Adnan, ici les "pluies de météores" de Poitrasson sont des échos prolongés aux stances des Saisons d'Adnan – "Additionner méthodiquement les précipités. Précipité après précipité" – et pourtant c'est nouveau, les lignes ont tremblé, la voix a la précision de l'affrontement, désormais les fantômes sont des partenaires, on ne voit pas son propre dos mais on en connaît le danger;
on lit parole, personne, d'Anne Malaprade, et là encore le paysage s'est révolté, les ombres ont rué – "Tous les fantômes sortent de la mort comme je songe ton sort" –, là encore on croise des femmes-louves, on tord les linges de la langue, là encore une autre genèse des femmes voit le jour. Il faudrait – il faudra – revenir sur ces quelques livres dont nous avons plus que jamais besoin.
_______________________
Paola Pigani, La renouée des oiseaux, éd. La Boucherie littéraire (2019)
Laure Gauthier, les corps caverneux, éd. Lanskine (2021)
Aurélie Goflia, Lirisme, éd. José Corti (2022)
Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, éd. du Seuil, coll. Fiction & Cie (sortie le 10/03/23)
Anne Malaprade, parole, personne, éd. Isabelle Sauvage (2018)
Lectures additionnelles:
Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (éd. du Sous-Sol)
Etel Adnan, Le destin va ramener les été sombres, anthologie, éd. du Seuil, Points/poésie
Comme ailleurs, comme en toute chose, il y a beaucoup de maisons dans la demeure de la poésie. Une majorité de celles que tu évoques dans l'article je les fais aussi miennes, d'autres moins, d'aucunes pas du tout. Mais elles ont toutes une chose en commun: elles ont reçu l'imprimatur, elles sont éditées, elles sont de celles qu'on appelle "des livres". J'ai stupidement espéré qu'on pouvait pousser la porte d'autres de ces "maisons" pas encore éditées ou qui ne le seront jamais car loin du fameux "air du temps", qu'on la pousserait sans parti-pris contraire ni bienveillance convenue pour en dire quelques mots (éloge ou démolition en règle, peu importe). Il n'en fut rien, je le regrette, et je ne suis pas le seul...
RépondreSupprimerComme ailleurs, comme partout, il y beaucoup de maisons dans la demeure de la poésie. Je m'abriterais sans réserve dans pas mal de celles évoquées dans ton article, dans d'autres moins, dans certaines pas du tout. Mais elles ont toutes quelques chose en commun: elles ont reçu l'imprimatur, ont été éditées, il s'agit donc des livres. Il y en a pourtant d'autres qui n'en sont pas encore ou ne le seront jamais car échappant au fameux "air du temps", mais qui mériteraient peut-être qu'on s'y penche aussi sans parti-pris défavorable ni bienveillance convenue pour en dire quelques mots (éloge ou démolition en règle, peu importe). Cela se passe fort rarement, j'en ai fait moi-même l'expérience, et je le regrette. Je le regrette, et je ne suis pas le seul...
RépondreSupprimer