mardi 30 juin 2020

Du déboulonnage en général (et des généraux)

Pourquoi toute cette levée de boucliers devant d’éventuels déboulonnages ou badigeonnages de statues ? Bon, je pense que tout le monde serait d’accord pour ne pas laisser en place une statue de Hitler devant le Crillon s’il y en avait une (autant se débarrasser direct du point Godwin…) Et personne n'a trouvé scandaleux de mettre à bas les statues de Staline. En revanche, telle autre statue d’un type ayant sûrement accompli quelque chose de chouette ou d'important mais ayant par ailleurs proféré de belles horreurs ou de tristes conneries semble mériter de trôner au vu et au su de tous et toutes. La raison : il est dans le camp des gentils (l'Histoire a tranché…), et on ne va pas le descendre de son podium de pierre sous prétexte qu’il a dit une connerie ou même fait une connerie (mais comme dire c'est faire…).

Bref, on entrevoit le fond du problème : ce n’est pas la décision de statufier tel ou tel grand homme (ou telle ou telle grande femme, mais là c'est plus rare, bizarre…), non, le problème, c’est de statufier. Autrement dit d’honorer de façon durable (ou d’une façon qui imite le durable) qui que ce soit, étant admis que qui que ce soit n’est jamais pur à cent pour cent. D’où le paradoxe que rencontrent nos sociétés, qui adorent honorer, et ce pour la bonne raison que l’honneur a l’avantage de « grandir » la personne honorée et de nier ses côtés puants.

Que voit-on? Eh bien, dès qu’on touche à un « honoré », les belles âmes poussent des hauts cris, non parce qu’elles ignorent que ledit honoré était pas tout blanc (encore que…), mais parce qu’on touche à la notion d’honneur, et qu’elles tiennent à cette notion par dessus tout, car elle vaut blanchiment. Mais en fait, ce qui se passe, c'est qu'au bout d’un moment, la statue ne célèbre plus la mémoire d’un grand homme, mais l'amnistie d'éventuelles fautes par le déni. La statue est rarement ambiguë. On aurait du mal à imaginer une statue de Céline tenant dans une main une plume et dans l’autre une caricature de juif (re-bonjour Godwin). De même, une statue honnête de Chirac devrait le montrer se boucher le nez devant un petit Arabe dont il caresserait bien sûr la tête. Compliqué. Les partisans du déboulonnage, bizarrement, sont considérés comme des effaceurs de mémoire, alors que ce sont les pro-statues qui, si l'on y réfléchit bien, font acte d’amnésie (volontaire ou pas).

N’est-il pas temps de se demander si la statuaire ne serait pas, comme les pyramides, non seulement un art du passé, mais une stratégie visant à nous faire croire qu’il y a des hommes cent pour cent honorables ? Evidemment, si on déboulonne les statues, si on change les noms de rues, on enclenche probablement un processus traumatique. Bien sûr, in fine, tout ça est sûrement à rattacher au fameux débat : faut-il distinguer l’homme de l’œuvre. Débat qui renvoie la notion d’honneur à ce qu’elle est, à savoir ni plus ni moins un coup de force. Je célèbre donc j’absous…

7 commentaires:

  1. L'ironie, c'est que la statue non seulement amnistie mais elle aplanit aussi.

    Une statue d'Einstein ou de Joyce ne permet pas de comprendre la théorie de la relativité générale ou Finnegans Wake... et encore moins de se rendre compte à quel point ces deux exemples furent d'incroyables accomplissements intellectuels.

    Mais une statue permet de faire "comme si"... comme si, parce qu'on leur érige une statue, on mesurait vraiment la portée de leurs accomplissements et donc qu'on était d'une certaine façon à la hauteur de leur héritage. Pour rester dans le point Godwin, les statues, c'est la grandeur à la portée des caniches, en somme.

    Je crois que c'est finalement ce qui fait le plus peur à ceux qui défendent les statues : lorsqu'on les aura toutes déboulonnées, lorsqu'on ne pourra plus s'approprier les accomplissements du passé, ne restera alors que le peu... que le très peu que nous avons nous-même accompli.

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  2. Comme on voit beaucoup de processions devant les statues ces temps-ci, il faut se résoudre à penser qu'elles n'existent que pour être déboulonnées.
    Partant, je propose qu'on n'érige plus désormais que des statues aux personnages symbolisants nos comportements limites, déviant voire carrément atroces, mais bon « c'est l'époque ». Comme autant de rappels de ce qu'il faut éradiquer en attendant qu'un jour on puisse les faire tomber lors d'une fête cathartique.
    Des noms de personnes à statufier subito ?

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  3. "N’est-il pas temps de se demander si la statuaire ne serait pas, comme les pyramides, non seulement un art du passé, mais une stratégie visant à nous faire croire qu’il y a des hommes cent pour cent honorables ?" demandez-vous.

    Oui, il est à espérer que la statuaire sur le mode honorabilis soit, comme les pyramides, un art du passé. Oui, cette approche de la statuaire occulte bien des dimensions de la personne ainsi louée, mais bien moins, en toute logique, que l'absence d'icelle qui les efface toutes. Pour autant, cela ne justifie en rien qu'on les déboulonne, les mette au rebut. Depuis le temps qu'elles sont là, pour la plupart, l'honorabilité qui leur est attachée n'est connu que de quelques historiens, curieux ou militants. Pour la plupart d'entre nous, c'est probablement une toute autre honorabilité qui a pris la place avec les années, celle du patrimoine. On les apprécie non pas, pour ce qu'elles ont signifiées historiquement, mais pour ce qu'elles représentent en tant que traces du passé. Et c'est bien assez pour les y laisser.

    Nous ne sommes pas dans une période de libération ou de révolution éradiquant les symboles du passé encore tout frais pour apaiser nos blessures, contrairement à ce que d'aucuns prétendent pour justifier de tels actes. Nous avons la possibilité d'appréhender notre passé commun, bien souvent fort discutable, de façon bien plus apaisée et moins radicale. Ne laissons pas les sensibilités blessées, toujours plus nombreuses et variées, seules juges de ce qui peut être présenté au public, dans la rue, un musée, une salle d'exposition, sur une plateforme de streaming, dans une cinémathèque ou une bibliothèque. Collectivement, nous n'aurons rien à y gagner. Pour regarder en face notre passé, et en tirer les leçons attendues ou espérées, il faut encore qu'il soit visible de tous.

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  4. Moi, je suis pour une statue pour Pynchon ou plutôt pour l'oeuvre évidemment. Le reste vous pouvez déboulonner. Je viens de relire Mason & Dixon deux fois de suite. Je crois que je vais recommencer une troisième fois. Remarquez, même pas besoin de statue pour ce roman, c'est déjà un monument.
    Fabuleux, merci pour votre traduction.

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    1. on aime Pynchon, on aime Bessette, on aime Beckett, on aime Collobert, on aime Volmann - en l'admirable traduction du gars Claro, encore, on aime Demangeot et ses éditions Fissile, on aime Courtoux, on aime Quintane, ainsi que le Manneken-Piss sinon merdre...

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  5. Merci pour cette belle mise au clair, mise en (dés)ordre des statues. Difficile d'imaginer quelque chose de plus contraire à l'écriture de l'histoire que les statues (quel que soit l'adjectif qui qualifie cette histoire) – ce qui confirme votre soupçon.

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  6. Merci pour cette belle mise au clair : mise en (dés)ordre des bronzeux à cheval, des fers à lisser le passé, des plâtres d'importance. Effectivement, suivant votre soupçon, on a du mal à imaginer quelque chose de plus contraire à l'écriture de l'histoire qu'une statue.

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