C'était hier soir, je venais de promener Onyx (ou de me promener avec elle; et oui, j'avoue, détour par la boulangerie, crumble fruits rouges et religieuse au chocolat…) quand, alors que je m'engageais dans l'allée qui longe le bâtiment où j'habite, un homme âgé en imperméable noir, l'air doux et un peu perdu, me demande de l'aider à se repérer, il cherche le 10, bon, il faut dire que c'est une résidence assez tordue, plusieurs immeubles en quinconce, plusieurs entrées par immeuble, des indications qui embrouillent, bâtiment A, B, C, etc., escalier 5, 7, etc., parfois le bâtiment a un chiffre, l'escalier une lettre, bref, tout semble fait pour décourager le visiteur, aussi j'explique à ce monsieur qui est perdu mais semble tout sauf égaré, sans trop entrer dans des détails qui m'échappent par ailleurs, qu'on est bien au n°10 de la rue qu'il cherche mais qu'il me faudrait d'autres précisions pour trouver l'entrée désirée, et il finit par me donner la précision, bâtiment 2, entrée 14, mais comme je suis moi-même incapable de me repérer dans ma propre résidence, nous commençons à marcher, d'une entrée d'immeuble à l'autre, il me dit alors qu'il se rend à un anniversaire, un anniversaire d'éditeur, ou plutôt d'éditions, les vingt ans d'une maison d'édition, on trouve une entrée qui pourrait être la bonne, mais qui ne l'est pas, on marche encore un peu, je lui demande par curiosité comment s'appelle cette éditeur, on ne sait jamais, oh vous ne devez pas connaître, mais dites quand même, ce sont les éditions NOUS, avec un U, hein, pas NOOS comme l'ancien fournisseur de connexion internet, un vrai voleur, m'explique-t-il, le fournisseur, pas l'éditeur, ça alors, dis-je, les éditions NOUS, mais je connais, j'aime beaucoup ce qu'ils font, il a l'air surpris, mais pas tant que ça, on est arrivés devant la bonne entrée, enfin je crois, on n'a pas encore vérifié sur l'interphone, je lui demande alors s'il est un auteur de cet éditeur, il me dit oui, et vous vous appelez comment, oh mon nom ne vous dira rien, dites quand même, je m'appelle Bernard Collin, tout bas, je le fais répéter, Bernard Collin, comme un sésame, je n'en reviens pas, ce vieux monsieur de 92 ans est Bernard Collin, que je lis régulièrement, dont j'ai acheté il n'y a pas longtemps le livre Copiste, paru chez NOUS en 2017, à la librairie Les Champs magnétique, près de Nation, Bernard Collin qui tous les jours écrit un texte de 22 lignes, où l'intime est brassé avec des choses dites, vues, pensées, où l'impression est diffractée dans l'instant, on se sourit, ça ne l'étonne pas tant que ça que je connaisse son œuvre, à son âge il doit réfugier l'étonnement ailleurs, dans des lieux plus secrets, ses yeux pétillent quand même un peu, il me dit ça tombe bien, je viens ici lire ce soir mon petit texte du jour, tenez, il est là, il sort son portefeuille et en extrait un bout de papier réglé – petits carreaux, bord supérieur dentelé par l'arrachage au bloc, écriture au stylo bleu – qu'il entreprend de me lire et de me commenter, moment magique, surréaliste, d'autres invités à cette soirée arrivent peu après, j'en reconnais un, Vincent Broqua, qui a créé le collectif Double Change avec Olivier Brossard, on s'est déjà croisés, il me sourit, me salue, il doit croire que moi aussi je viens à cet anniversaire, qu'il n'y a pas de hasard, en plus j'ai une boîte de gâteaux à la main, je dois moi aussi me rendre à cette soirée, chez cet éditeur, mais non, je promenais juste Onyx, et j'ai rencontré ce monsieur, je ne savais pas que NOUS se trouvait dans ma résidence, j'aidais juste ce monsieur à se repérer dans les méandres de la résidence où j'habite, je ne savais pas que c'était Bernard Collin, mais maintenant je le sais, encore quelques propos bafouillés, on se dit au revoir, Bernard Collin replie doucement son papier, il me dit vous le lirez un jour, dans un prochain livre, peut-être, ils entrent, la porte se referme, je ne me suis même pas présenté, ou plutôt si, puisque j'ai dit que j'étais un de ses lecteurs, identité de lecteur, point sur une ligne, intersection, lumière, je fais demi-tour et rentre chez moi en me demandant quelles étaient les chances de —
"on lui demande s’il aimait l’auteur que vous savez, et personne ne sait exactement, ou chacun avec son livre, mais nous ne parlons pas du même auteur, aucune importance, rien de grave pour nous séparer, il n’est pas nécessaire de se retrouver sur la même personne, il est important qu’au même endroit nous disions la même chose, les mêmes phrases parlant chacun avec passion de ce qu’il aime, et vous découvrez que chacun a lu dans un livre différent, dans une autre langue, parce que c’est une seule ligne d’écriture, […]"
— Bernard Collin, p. 162 de vingt-deux lignes, cahier 100 (éd. Les Petits Matins)
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