La quatrième de couverture d'Icebergs nous présente le nouveau livre de Tanguy Viel comme une "série de promenades", et bien sûr, on peut avancer que dans ces pages l'auteur va et vient, musarde, se penche et s'éloigne, mais cette image papillonnante ou ambulatoire risquerait d'occulter la dimension tragique de son essai. Car si Icebergs est un ensemble de réflexions – de reflets? – autour de la question d'écrire, s'il aborde diverses questions comme la passion de la citation, le travail du journal intime, la retranscription de la pensée, les idées confuses, le livre-miroir de lui-même; s'il convoque à son chevet une pléthore d'écrivains de haut vol – Goethe, Montaigne, Valéry, Proust, Woolf, etc. –, le livre de Viel est avant tout un exercice de fragilité, où il s'agit d'approcher au plus près un certain abîme.
Un écrivain, nous dit Viel, est quelqu'un qui travaille par défaut. Au-dessus de son ouvrage tangue "la lumière d'un livre possible", lequel produit une "ombre" qui devient pour celui qui écrit une sorte d'abri. Ce n'est pas juste dire qu'on n'écrit jamais vraiment le livre envisagé, celui dont on a l'impression de voir, en pensée, le visage, c'est également confier que le passage à l'acte – l'écriture – opère un déchirement d'avec la pensée. L'écrivain, avant de tracer, songe. Il est habitant d'une pensée, une pensée éprise de formes, de connections, d'impasses, de heurts, et son travail va consister à s'exiler de cet espace abstrait et immaîtrisé pour bâtardiser ses visions dans le concret d'un traçage. Ce n'est pas à proprement parler un renoncement, plutôt une condition. Comme le dit Viel, "le rêve de la pensée pure, chez Valéry, paraît être ce qui aura toujours absenté la possibilité d'un livre" – et il est vrai que cette prodigieuse exception qu'est Valéry dans la sphère de la littérature permet de saisir assez précisément le propos de l'auteur. On pourrait, aussi (et Viel en fait mention), citer Artaud, qui lui aussi, et de façon plus organique encore, tourna autour de ce vertige qu'est l'impossibilité d'épouser le vortex de la pensée:
"Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l'esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée." (Lette à Jacques Rivière du 5 juin 1923)
Viel, quant à lui, parle de "capturer cette sorte de vide", et évoque la fabrique d'un "abri provisoire où consister un instant". Ainsi, l'écriture, en plus d'équivaloir à une stratégie salutaire de renoncement, puisqu'une certaine folie guette celui qui essaie de penser la pensée, serait une façon de "consister", et l'usage intransitif de ce verbe, attesté au XVème siècle, nous renvoie à l'idée de "se maintenir dans un état", même si l'on peut arguer, je crois, que ladite consistance se traduit en fait par une sorte de dissolution – est c'est là encore un autre vertige qui vient remplacer celui né du fricotage avec l'abîme.
On sent bien que Viel considère le livre écrit comme l'écho déformé d'un rêve avorté. Ce rêve, c'est celui d'une écriture qui ne serait que la propre retranscription de son mouvement – un peu comme Valéry rêvait d'une pensée qui ne soit qu'enregistrement de ses impulsions. Il y aurait ainsi un moment presque abstrait où l'écrivain serait au bord de "tenir sous son regard l'énergie nerveuse qui meut l'écriture", et qui ferait qu'on pourrait envisager, de façon quasi fantasmatique, la littérature comme "une histoire déguisée du système nerveux." Il est rare qu'un écrivain parvienne, avec autant de sincérité et de précision, à cerner le point aveugle dont il est question ici, et l'on sent bien que Icebergs est un livre passé à l'épreuve d'une lente maturation, arraché à de noirs recoins. C'est là sa dimension tragique. Il se tient en marge de l'aveu, garde souvenir d'un éventuel naufrage. Car derrière sa grande lucidité et ses humbles convictions, on sent palpiter quelque expérience plus forte que le doute, plus douloureuse que l'hésitation. La partie immergée de l'iceberg, ici, a raclé un fond, et l'on en sent encore les vibrations à la surface de la page.
Au début d'Icebergs, Viel parle des "vrais livres", qui ont "quelque chose de marin". A la fin de son livre, il évoque les "grands blessés" de la littérature, ceux qui se sont brûlés au feu de leur propre aventure plutôt que de naviguer haut et clair. Ce passage de l'eau au feu, de la divagation à la consumation, en dit long, je crois, sur ce qui, chez Viel, a rendu nécessaire et possible son essai.
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Tanguy Viel, Icebergs, Les Editions de Minuit, 13 €
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