dimanche 10 décembre 2017

Mise en bière et gueule de bois

© James Hopkins
Personnellement, je n’ai rien contre les morts. Ce sont en général des gens très bien, surtout depuis qu’ils sont déclarés officiellement morts, comme si on avait presque attendu qu’ils acceptent de mourir pour annoncer qu’ils étaient indispensables, alors que tout prouve désormais qu’ils sont, précisément, dispensables. La mort des gens est également l’occasion de libérer le démon de l’émotion, qui trouve là matière à festoyer – puisqu’en pleurant des morts c’est sur sa propre mortalité qu’on se lamente, en espérant que notre peine nous sera rétribuée en hommages dignes de ce nom quand notre tour viendra. Bien sûr, il y a la peine sincère, mais celle-ci, parce qu'indicible, ne saurait s’épanouir que dans le silence et l’intime (c’est un autre sujet…).

En revanche, on peut se montrer sceptique, voire critique, devant l’orchestration imposée à ces morts. Cherche-t-on à excéder leurs dépouilles en outrant leurs funérailles ? A profiter du consensus que semble autoriser le deuil, lequel aurait pour vocation d’effacer la disparité des appréciations ? En les donnant en pâture médiatique, que cherche-t-on à faire ? « On » – l’Etat, en l’occurrence, et plus précisément le gouvernement, le président, même, devenu embaumeur – tente de faire passer un engouement collectif, entretenu depuis des années par la publicité, l’industrie du divertissement et les médias mondains, pour une conscience populaire, laquelle est censée redonner vigueur à la figure du peuple, là où on sait il n’y a qu’un effet de population. L’injonction au chagrin fantasmé, tel que l’initient ceux qui par ailleurs refluent les migrants et humilient les démunis, se voudrait cathartique, car dans la vaste communion télégénique, ce qui est visé, c’est la captation d’une potentialité communiante, la transformation d’un culte ou d’une admiration manipulé en signe d’unité nationale.

Le gouvernement « laisse » les gens s’amasser, défiler, partager – en fait, il les "invite" à le faire – et ce afin que tous puissent confirmer qu'il a su « rassembler » autant que le défunt. Ce fantasme du rassemblement est d’autant mieux servi qu’il porte son dévolu sur des figures à la fois abstraites – l’écrivain, le chanteur, chacun étant censé représenter respectivement la langue (littéraire) et la musique (populaire) – et des individualités concrètes – deux personnages médiatiques, ayant joué et assumé leur propre rôle au risque d’une caricature qui finalement s'est révélée profitable à tous les niveaux, en ce qu’elle les rendait plus identifiables.

« L’écrivain préféré des Français », a-t-on pu lire concernant Jean d’Ormesson. « Une part de nous-mêmes », a-t-il été dit au sujet de Johnny Hallyday. L’incorporation du corps glorieux (du corps-people) dans le discours étatico-médiatique relève d’une liturgie qui surprend à peine. Hélas, en poussant la grandiloquence aux extrêmes qu’on a pu voir, en confondant « show » et « hommage » pour mieux tâter de "l'historique", il y a fort à penser qu’un risque a été pris dont on mesure mal les conséquences. Car cette gabegie funéraire va désormais faire jurisprudence. Qui décidera à présent que tel ou tel écrivain, tel ou tel chanteur (ou acteur, réalisateur, cuisinier, sportif, artiste…) aura droit ou non à une grand-messe de cette envergure ? Osera-t-on refuser aux prochains morts « populaires » une béatification aussi spéculaire ? Et si on la leur accorde, ne risque-t-on pas d’user, par la répétition du cérémoniel, la ferveur requise, le recueillement commandité ? Au dixième crayon déposé sur un cercueil, au onzième éloge stéréophonique, comment fera-t-on passer la pilule de la sincérité, de l’émotion ? 


La patrie se veut reconnaissante « aux » grands hommes. Elle aimerait aussi que cette reconnaissance, en établissant leur grandeur, opère comme un miroir et profite de l’aveuglément induit pour parler d’éblouissement. Jamais l’expression « dépouiller les urnes » n’a pris un sens aussi cynique.

15 commentaires:

  1. Merci pour cette grande lucidité, si bien exprimée.

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  2. ce n'est plus ni fleurs, ni couronnes
    mais ni crayon, ni musique

    remarques (qui n'ont rien à voir, ou si peu)

    1- on a eu de la chance, lui aussi, mais chirac a survécu

    2- johnny sera enterré, l'incinérer aurait été source à calembours musicaux douteux

    3- dépouiller les urnes, cela tombe bien un jour d'élections en Corse, ou de plebiscite en france. comme disait l'autre : elections, piège à cons

    heureusement, il nous reste le téléthon, qui perd il est vrai de l'argent
    cela finira par faire pleurer dans les chaumières

    le malheur des uns fait toujours le bonheur des autres

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  3. Très joliment vu ; tournée de Tourtel™® pour la peine !

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  4. Excellent ! Le seul "discours" intelligent lu depuis la mort de ces deux là !

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  5. Merci Claro !
    Je vous renvoie au blog de Frédéric Schiffter et de son texte du jour. Il va dans le même sens que vous...
    Le contre-courant ne magnétise pas les foules, qui marchent à la soumission, mais les individus, qui pensent à l'unisson et de manière isolée.
    Ça fait moins de bruit, ce n'est pas Spectaculaire, mais c'est plus digne...

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  6. Tout à fait exact. Je me posais justement la question : quand ce sera le tour de Gérard Depardieu, lui aussi "monument national", jusqu'où ira-t-on ? Parce qu'il est difficile d'imaginer qu'on puisse, pour ce cas précis, faire dans la sobriété, n'est-ce pas ?

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  7. ah! ce président qui en faisant applaudir Johnny ("Monsieur") se faisait applaudir applaudissant... malin (au sens premier), très malin...
    Je me demandais, en effet, ce qui se passera quand des Delon, Belmondo, Aznavour -qui pouvait l'avoir mauvaise d'entendre qu'après l'idole des jeunes, il n'y plus rien ni personne...

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  8. Lecture conseillée par Eric Chevillard sur L'Autofictif aujourd'hui !

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  9. Pour le chanteur (que l'on a pu apprécier il y a des années), le défilé militaire du 14 juillet a été suivi par le défilé mortuaire du 9 décembre.

    Oui, on se demande ce qui va devoir être "inventé" par les "conseillers" du Prince lors du décès de Jacques Chirac (gardien des "arts premiers" qui devraient être rendus, logiquement - et en même temps - à leurs peuples dépossédés par un colonialisme antédiluvien), de celui de Charles Aznavour ou d'un immense écrivain comme Marc Lévy, ou de celui d'un philosophe "de souche" comme Alain Finkielkraut... le plus tard possible, pour tous, bien entendu !

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  10. L'époque est mûre pour un nouveau "Mayflower". Malheureusement, il manque de nouveaux espaces vierges où atterrir...

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  11. "Dans le silence et l'intime..." Lui aussi aurait peut-être préféré.

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