mardi 7 février 2017

Le magicien glose: Bennett en son miroir

© Florence Henri
Imaginez un livre qui n'ait d'autre sujet que lui-même. J'ai essayé d'en écrire un obéissant à cette contrainte, et c'était aussi vertigineux qu'alambiqué, aussi ai-je vite arrêté… Le fait est qu'il y a quelque chose d'autophagique dans l'entreprise, presque d'inquiétant, et sans doute fallait-il un poète comme Guy Bennett pour relever le défi et s'en acquitter de façon à la fois subtile et attrayante, sans tomber dans la peinture de vanité.

Vous pouvez donc lire Ce livre de Guy Bennett sans crainte de vous abîmer dans un tord-méninge tirebouchonné: l'exercice auto-réflexif auquel s'est adonné l'auteur de Poèmes évidents (dont j'ai causé ici) est un petit miracle de clarté et d'intelligence. Non seulement Bennet dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, mais en plus il nous rend complice de son gai savoir-faire.

Oui, Bennett décrit le livre qu'il a écrit (= est en train d'écrire) mais sans cesser de s'interroger sur sa démarche, la commentant, l'analysant. Le diable est dans les détails? Non: le diable est le détail. Mais la glose bennettienne est tout sauf un enfer: c'est un parcours, une maïeutique. Du point de croix. Et surtout, l'auteur pose la question du sens dans le cadre poétique: 
"Autrement dit,
en ce qui concerne
ce livre,
les aspects ou éléments
dépourvus
de contenu sémantique
peuvent avoir,
et je crois ont,
un sens en eux-mêmes
indépendamment
de ce que disent les mots"
Rien d'oiseux bien entendu dans ce déploiement de plis et cette mise en reflets de miroirs linguistiques. Bennet prend soin de pointer au lecteur le paradoxe dynamique dont se nourrit son livre: Si ce dernier semble faire de lui-même sa propre glose, et donc ressembler à un ensemble clos, la chose doit être nuancée, puisque Bennett, tout au cours du livre, ne cesse faire référence à d'autres œuvres (Perec, Mallarmé, Sarraute, etc.) qui, elles aussi, ont tâté de l'autoréflexivité (id est: se sont penchées sur leur propre matière et/ou fonctionnement). Quelle expérience, in fine, pour le lecteur? Bennett avance l'hypothèse suivante:
"Cela mène le lecteur au cœur même de l'œuvre, le seul lieu à partir duquel tracer un chemin possible vers son sens."
En effet, pour l'auteur, il revient au lecteur de "former un territoire sémantique", d'établir "une carte des sens". Mais cette cartographie ne saurait exister que si le lecteur se familiarise avec la forme. Bennett cite à ce propos Chklovski, qui aurait dit :
"la perception de la répétition,
c'est la perception de la forme"
On pourrait dire, de même, que la perception de la forme active le travail de différenciation. Ainsi, par un tour de force tout sauf gratuit, Bennett parvient à faire de la virtuosité de son entreprise non un éloge asphyxiant de la forme-pour-la-forme mais une tentative de non-épuisement de la fonction créatrice. Parler de la structure revient alors à faire parler la structure. En superposant la simultanéité de l'écriture à la réflexivité de la pensée, il crée un objet poreux, ouvert, dont le sujet, bien qu'enclos, ne cesse de chanter sa future dispersion. Un poème.

Il est vivement conseillé à toute personne (désireuse de se "lancer dans l'écriture") de lire le livre de Bennett: elle aura ainsi un aperçu plus clair (et plus exigeant) du vertige nécessaire qui l'attend au tournant.

_______________________
Guy Bennett, Ce livre, traduit de l'américain par Frédéric Forte et l'auteur, éditions de l'Attente, 11€



2 commentaires:

  1. Dans une librairie,faut-il ranger "ce livre" en Roman ou en Critique littéraire ?

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  2. Je ne vois pas où est la poésie dans la phrase:

    "Autrement dit, en ce qui concerne ce livre, les aspects ou éléments dépourvus de contenu sémantique peuvent avoir, et je crois ont, un sens en eux-mêmes indépendamment de ce que disent les mots".

    Il ne suffit pas de couper une phrase en morceaux et la "verticaliser" pour en faire un poème.

    L'autre jour j'ai trouvé aux Puces de Montreuil pour 1 euro le livre d'Anise Koltz "Somnambule du jour (anthologie)" (Poésie Gallimard, 2015). Je la connaissais de nom, mais ne savais pas qu'elle est (elle vit encore, elle a 88 ans) une grande poète:


    OUVERTE

    Je traverse les mots
    en marchant sans boussole
    ma poésie est ouverte
    comme une plaine

    Je ne rencontre personne
    si ce n’est moi
    qui passe
    sans me regarder.


    LE CORBILLARD

    Mes souliers
    sont troués

    Mes béquilles
    souillées de boue

    Je regarde passer le corbillard
    qui emporte
    tout ce que je n’ai pas vécu.


    LA VIE

    Le temps répète ses jours
    comme l’homme répète ses questions

    Rien ne change –
    la vie nous renvoie
    au crime initial

    Chacun de nous
    a déjà sa place en enfer.


    LE VENT

    Le vent
    rôde parmi les arbres

    Il déplace le temps
    en sifflant.

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